Alain Deneault, Libération, 21 mars 2020
Exploitée, dynamitée, polluée, la planète a besoin de marquer une pause. Le virus Covid-19 met fin au rythme dément des politiques de croissance et de compétitivité internationale.
N’y a-t-il pas quelque chose de discordant à voir subitement l’Etat social se redonner de la contenance pour promouvoir un effort de santé publique, et ce, quel que soit le coût pour la grande industrie et la haute finance ? N’a-t-on pas vu ce même Etat social pendant des décennies abdiquer son rôle de gardien du bien commun et se montrer complice des pires pratiques d’exploitation des grandes entreprises et puissances de l’argent ? Il s’est engouffré dans l’économie du pétrole en finançant sans ménagement l’étalement urbain, l’aménagement d’un territoire soumis au transport automobile ainsi que l’agrandissement répété d’aéroports, au profit de sociétés pétrolières qu’il subventionnait par-dessus le marché. Il a négligé des phénomènes alarmants pour la santé publique tels que la pollution atmosphérique et la malbouffe, et a fait peu de cas de la détresse au travail dans un ordre où la compétition et les méthodes agressives de gestion accablent psychologiquement les travailleurs. L’obsession de la croissance l’amenait à reléguer à un plan secondaire tout ce qui ne relevait pas des intérêts actionnariaux.
Il fallait un choc planétaire pour forcer l’État à se rappeler soudainement ses prérogatives, et à suspendre l’impératif de croissance du capital. Celui-ci a pris la forme d’un virus qui ne connaît ni les classes sociales, ni les frontières, ni les ethnies, et qui frappe suffisamment vite et fort pour saisir les imaginaires. Il se pose comme la réponse de l’économie de la nature à un ordre anthropocène s’étant étendu à l’échelle du monde, reliant en mille points toutes les régions habitées et cherchant à disposer du vivant et des ensembles territoriaux sur un mode violent.
Covid-19, l’élément déclencheur
Nul doute que nous assistons à un phénomène épidémiologique qui a donné lieu, dans les réactions des dirigeants politiques, de leurs fonctionnaires spécialisés en la matière ainsi que de la communauté scientifique, à une prétention à la raison.
Nul doute non plus qu’on ne saurait réduire ce que l’on observe à de strictes questions de salubrité publique. Le virus Covid-19 est aussi un élément déclencheur permettant à des dispositions longtemps enfouies de se déployer au grand jour.
Sur un plan symbolique, l’émergence de ces molécules néfastes déclenche ouvertement une manifestation d’angoisse et une prise de conscience à grande échelle d’un ordre idéologique, productiviste, capitaliste, qui ne peut plus durer. Il ne s’agit plus d’attendre le jour d’un effondrement du système à la manière de l’apocalypse, mais de comprendre dans quel processus d’érosion exponentiel on se trouve hic et nunc. L’heure est venue. Cessons de considérer le ciel comme une poubelle, le vivant comme du bétail, le sol comme une simple mise de fonds de la nature, les eaux de pêche comme un réservoir à poissons et les forêts comme un entrepôt de bois. Nous savons que les crues atteignent des seuils critiques, que les grands mammifères tout comme des insectes déterminants tels que les abeilles disparaissent massivement, que l’air devient en certains endroits irrespirable, et l’eau toxique. Notre époque n’échappera pas aux conséquences d’une hybris ; à basculer dans la démesure, on aboutira bien nécessairement à une fin tragique. L’épisode viral auquel nous sommes confrontés n’est qu’un avant-goût de la grande déroute vers laquelle l’Occident capitaliste pousse l’humanité ainsi que bien des espèces.
Le branle-bas de combat autour de ce virus nous rappelle aussi que le capitalisme mondialisé repose sur bien peu de certitudes, qu’il bénéficie à des géants aux pieds d’argile. Un rien fait enrayer la machine, et l’interconnexion mondialisée qui permet à une oligarchie actionnariale d’engranger sans effort d’opulents profits année après année rend vulnérables toutes les populations du monde. Et les conséquences sont d’autant plus dramatiques que la classe dominante occidentale a complètement démantelé son dispositif industriel pour le redéployer en Orient où une main-d’œuvre bon marché lui permet d’opérer comme au XIXe siècle, tout en réduisant l’Etat au seul rôle d’huissier censé légitimer les acquisitions d’entreprises et officialiser les opérations marchandes.
Une halte salvatrice
Malgré les arriérés de salaires que provoque la crise actuelle, le manque à gagner pour les petits artisans et les moyennes entreprises, les corrections à la baisse des rentrées fiscales prévues par les Etats, il ressort de tout cela, enfin, une halte salvatrice. Creusée, dynamitée, retournée, détournée, exploitée, intoxiquée, polluée, la planète a besoin de marquer une pause. Gaïa, face au capital, vit son moment #MeToo. C’est au rythme dément des politiques de croissance et de compétitivité internationale qu’on met fin ces jours-ci. Haro sur toutes ces années passées à vendre des choses dont personne n’a besoin, en saccageant tout, en se privant collectivement de ce qui nous est pourtant le plus cher : du temps de qualité avec les siens, et du temps pour se consacrer à des activités sensées !
La perspective de rupture du modèle qui est le nôtre peut être envisagée comme une chance. Dans la frugalité, la retenue et l’humilité, à partir de conceptions d’entraide qui devront barrer le chemin à la tentation du fascisme et de la guerre civile, l’humanité pourra envisager le siècle comme l’occasion de mettre fin au capitalisme industriel, extractiviste et marchand qui la menace dans sa forme mondialisée, et envisager des modes d’organisation à des échelles régionales.
L’historien du temps long, Fernand Braudel, a suivi le mouvement démographique en accordéon de l’Europe, du Moyen-Age à la modernité, en particulier le cycle des épidémies, en lien avec les famines. Il l’intéressait de constater que l’être humain s’est érigé en maître parmi les mammifères, en en domestiquant plusieurs, et en refoulant les autres quand il ne les éradiquait pas, mais n’a pas su régir entièrement ces espèces infimes qui peuvent s’infiltrer en lui et le perturber gravement. C’est cette perspective à long terme que suscite la propagation d’un virus, telle que nous y assistons maintenant : la mémoire collective se rappelle alors les souffrances atroces de la grippe espagnole, de la peste, de la lèpre, de la malaria… et elle se projette dans un avenir qui ne garantit aucune certitude. C’est pourtant en situant la conscience à cette échelle qu’on parviendra à envisager cet avenir comme une chance, dans la mesure où l’anticipation dont il peut faire l’objet recoupe également la possibilité d’une économie adaptée, de l’élaboration de pratiques conséquentes, de modalités d’organisation indiquées et de savoir-faire restitués.
Lucidité et gaieté sont nos dispositions psychiques maîtresses pour l’avenir. L’une sans l’autre est mortifère. La lucidité craintive quant à un monde qui s’achève ne peut aboutir qu’à l’angoisse et à la panique. La gaieté sans la lucidité ne peut qu’être l’occasion de dénis stupides nous faisant perdre collectivement le peu de temps qu’il nous reste. Aborder à la manière d’une chance historique les bouleversements profonds que nous traversons représente la meilleure façon d’en faire quelque chose de grand plutôt que de simplement subir les événements.
Alain Deneault est l’auteur de l’Economie de la nature, Lux Editeur (octobre 2019). Il est professeur de philosophie à l’Université de Moncton.