Marie-Ève Godin, correspondante en stage
Les Forces armées soudanaises (FAS) ont repris en mars le contrôle de la capitale du pays, Khartoum, qui était aux mains de la milice des Forces de support rapide (FSR) depuis le début de la guerre en 2023. Il s’agit d’un moment décisif du conflit qui arrive à la suite d’une série de gains clés récents des FAS, mais la sécurité de la population soudanaise sur le terrain reste en péril.
Selon Awad Ibrahim, professeur titulaire à la faculté d’éducation et vice-recteur en matière d’équité, de diversité et d’inclusion à l’Université d’Ottawa, « ce qui se passe dans les médias et [la réalité] sur le terrain sont deux choses complètement différentes » au Soudan.
Notamment, les Forces armées soudanaises bénéficient d’une légitimation plus grande que les Forces de support rapide étant donné leur rôle d’armée nationale, leur place dans les médias et l’appui de pays tels que la Turquie, l’Iran, la Russie et l’Ukraine. Awad Ibrahim considère cependant qu’une victoire des FAS, dirigés par le général Abdel Fattah al-Burhan, n’assurerait pas pour autant la sécurité et la défense des intérêts du peuple soudanais.

Les FSR sont néanmoins responsables d’attaques sur la population plus violentes et plus fréquentes que leurs adversaires. En janvier 2025, les États-Unis ont d’ailleurs déclaré que les FSR avaient commis un génocide au Soudan pendant le conflit, plus particulièrement dans la région du Darfour. En mars le Soudan a intenté devant la Cour internationale de justice une requête accusant les Émirats arabes unis d’avoir facilité le génocide contre le peuple Masalit en offrant aux FSR du financement, des armes et leurs propres agents.
Cependant, les FAS et les FSR sont tous deux accusés d’avoir commis des attaques ciblant des groupes minoritaires.
La violence ethnique, mode opératoire des FSR depuis les premiers jours
Au début de cette guerre, des mois d’avril à novembre 2023, des attaques répétées ciblant le peuple Masalit, largement situé dans l’état du Darfour de l’Ouest, ont fait des milliers de victimes et ont forcé des centaines de milliers à fuir la région. Le chef des FSR, connu sous le nom de Hemetti, et son frère, Abdel Raheem Hamdan Dagalo, sont accusés d’avoir orchestré la décimation de villages en majorité masalit. Dans la ville de Al-Genaïna seulement, 10 à 15 milliers de personnes avaient été tués par les FSR à la fin de 2024.
Dans l’état du Darfour du Nord, toujours à l’ouest du pays, les FSR détiennent le contrôle de la majorité du territoire depuis novembre 2023. De nombreuses attaques commises par ce groupe et des milices arabes associées ciblent délibérément des groupes africains minoritaires depuis, notamment les peuples Fur et Zaghawa.

En janvier, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) a lancé l’alerte par rapport à l’augmentation des violences ciblées envers certains groupes ethniques minoritaires au Soudan. Cette fois-ci, ce sont les FAS qui auraient commis des actes de violence à caractère ethnique. Dans l’état d’Al Jazira, des attaques visées contre les Kanabis, un groupe marginalisé, ont fait au moins 21 victimes cette année. Dans des vidéos témoignant de l’attaque, les victimes sont sujettes à des insultes déshumanisantes et les exactions sommaires sont qualifiées de « nettoyage », alors que des hommes vêtus d’uniformes des FAS sont présents.
Des actes faisant écho au passé
Pour Awad Ibrahim, le génocide actuel au Soudan suggère que les leçons du passé n’ont pas été apprises. « On est en train de répéter pas seulement la même chose, mais [aussi] de la même façon ».
Au début des années 2000, les autorités soudanaises se sont alliées aux Janjawids, des milices arabes, en réponse au soulèvement de groupes rebelles de la région du Darfour qui dénonçaient la marginalisation économique de la région par la capitale. Le gouvernement soudanais et les Janjawids ont lancé des attaques sanglantes ciblées envers les peuples Fur, Zaghawa et Masalit dont étaient issus les groupes dissidents. Le viol a également couramment servi d’arme de guerre contre les femmes et les filles du Darfour lors du génocide. Pendant la période de 2003 à 2005, plus de 200 000 civiles ont été tué.es et deux millions ont été.es déplacé.es de force.
Les actes de violence à caractère ethnique au Darfour commis lors du conflit actuel rappellent à la fois ce génocide peu lointain, mais aussi les racines politiques des chefs des FSR et des FAS. Tous deux ont eu leur part à jouer dans les violences précédentes aux Darfour. Lors du conflit de 2003 à 2005, Hemetti est devenu un des dirigeants des milices janjawid, alors que Al-Burhan était un colonel responsable des renseignements militaires et de la planification des attaques en concert avec les Janjawids.
Quelles solutions pour la population soudanaise ?
La reprise de Khartoum par les FAS, qui aurait pu annoncer un certain répit pour les Soudanais.es, est pourtant teintée par ses actions récentes dans la même région.
« On s’attendait à ce que les choses s’améliorent si l’armée pousse les FSR, mais malheureusement on a vu des incidents où elle a montré que les gens continuent à souffrir », soutient Awad Ibrahim. Depuis la reprise du nord de Khartoum en janvier, qui précède la prise officielle du palais présidentiel, près d’une vingtaine de civil.es ont été la cible d’exactions sommaires perpétrées par des militaires associés aux FAS.
Pour Awad Ibrahim, c’est la preuve qu’au Soudan, « Ce qu’on appelle “l’armée”, ce n’est pas vraiment ce qu’on pense [être] l’armée ».
« Malheureusement, ils sont tellement infiltrés par les Frères musulmans et les extrémistes, qu’on peut [les désigner comme] “armée”, mais seulement entre guillemets », ajoute-t-il. Les Frères musulmans, une organisation islamiste transnationale, possède une présence et une influence de longue date au pays. Ces accusations d’infiltration du groupe au sein des FAS inquiètent, puisqu’un gouvernement islamiste pourrait exacerber la persécution subie par les groupes religieux minoritaires.
Le professeur titulaire considère que les Forces armées soudanaises doivent d’abord changer de chef, car avec la poursuite des pratiques du général Abdel Fattah al-Burhan, « l’armée risque de répéter [les actes du passé], de continuer la guerre et même de diviser le pays ».
« Il faut absolument garder l’espoir, mais l’espoir réaliste », soutient Awad Ibrahim. Pour ce dernier, cet espoir réaliste signifie notamment d’abord de retracer les fondements de la guerre pour comprendre comment les événements des deux dernières années ont pu se produire afin d’éviter qu’ils surviennent à nouveau. Il s’agirait également ensuite de mener une analyse qui permettra d’arriver à un consensus de l’identité soudanaise qui conserve la diversité culturelle, linguistique et religieuse du pays.
Une résistance en attente
La résistance soudanaise a par le passé su montrer sa résilience et sa capacité de bousculer les forces au pouvoir, mais la précarité de la situation actuelle entrave les rassemblements collectifs. En effet, en 2018 et 2019, les soulèvements populaires avaient grandement contribué à mettre un terme au règne d’Omar el-Bechir, qui était à la tête du pays depuis 30 ans. Cependant, en 2019, les FAS et les FSR, qui formaient alors une coalition gouvernementale militaire de transition, ont tué plus de 120 militant.es qui appelaient à la formation d’un gouvernement civil.
Après le coup d’État de 2021, grâce auquel al-Burhan a obtenu le pouvoir de force et s’est défait de toute forme de gouvernement civil, des centaines de milliers de manifestant.es sont descendus dans les rues. Encore une fois, la répression de l’armée face à ces manifestations fut violente. Si les soulèvements populaires se sont poursuivis en 2022, le déplacement de la population, la violence et la famine qu’a amenés la guerre civile découragent aujourd’hui la révolte.
« Dès qu’il y a une forme de paix, il y a pas mal de gens qui sont prêts à entrer tout de suite, [peut-être] pas en confrontation avec l’armée, mais à commencer à reconstruire le pays », affirme Awad Ibrahim. « Il y a une continuation quand même de cette rébellion de 2018-2019, qui a été amenée par les jeunes. On a encore des jeunes, je le vois et je le sais », précise-t-il néanmoins.