Gestion des déchets : entre civisme et responsabilité collective

Upop : réflexion pour une pédagogie décoloniale

Un homme ramassant des déchets sauvages sur la décharge industrielle d'Agbara (Nigeria)
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Maria Kiteme, correspondante en stage

« Dans tous les pays occidentaux ou africains, les êtres humains n’ont pas trouvé le chemin de la poubelle » Blandine Tchamou

Dans une série de quatre rencontres d’Upop Montréal, la post-doctorante Blandine Tchamou met en lumière les enjeux d’une didactique essentielle : comprendre comment et pourquoi certaines populations acquièrent, ou non, les compétences nécessaires à une gestion adéquate des déchets. Dans sa perspective, elle encourage une éducation citoyenne en rassemblant divers membres de la société civile : enseignant.es, syndicats, élèves, groupes militants et comités de quartier – réunis pour parler d’un même sujet : la gestion de déchets.

Rencontre d’Upop à Montréal avec Blandine Tchamou, mars 2025. Crédit photo : Gaspard Martinez

La gestion des déchets : une question socialement vive

Pour la militante, la gestion des déchets est une question socialement vive. Cette problématique se définit comme un sujet de débat dont les réponses varient selon les contextes culturels, géographiques ou politiques . Le but n’est pas d’imposer une solution unique, mais de reconnaître la diversité des personnes concernées dans une prise en compte collective, à partir de situations observées. Une partie centrale de sa démarche s’attarde sur le rapport que les individus développent face aux déchets : leur perception, leurs pratiques, et les logiques sociales qui les sous-tendent.

Or, rares sont les spécialistes qui se penchent réellement sur une analyse des comportements sociaux liés à la gestion des déchets. La demande sociale pour ce type de recherche est quasi inexistante, rajoute Blandine. On part très souvent du principe que ces savoirs (trier, jeter, nettoyer) s’apprennent naturellement à la maison ou dans d’autres lieux de socialisation ordinaires (la maternelle, l’université, lieux de loisirs,etc.). C’est face à ce manque que Blandine a choisi de s’engager. Par ses recherches, elle devient une pionnière dans l’analyse socio-pédagogique de la gestion des déchets.

À travers ce travail, elle nous invite à nous interroger sur les mécanismes qui façonnent nos imaginaires individuels et collectifs autour de la production, de l’abandon, et de la collecte des déchets. En revenant à la mémoire du passé vécu, elle cherche à faire émerger des récits alternatifs, porteurs de sens et d’émancipation.

Appel à l’action collective pour sortir de la colonialité

Cependant, ce travail doit être mené sous une lentille de décolonialité. En effet, la colonialité ne se limite pas aux seuls rapports de domination politique ou économique hérités du colonialisme : elle s’articule autour de quatre axes fondamentaux : la colonialité du pouvoir, du savoir, de l’être et du genre. Blandine s’inspire des travaux du sociologue vénézuélien Edgardo Lander pour approfondir la critique de la colonialité du savoir. Celle-ci est défini comme un dispositif du pouvoir épistémique par lequel l’eurocentrisme érige la rationalité techno-scientifique occidentale en seule forme légitime de production et de validation des connaissances.

La décolonialité vise à désarticuler cette colonialité globale, notamment en interrogeant les mécanismes qui façonnent les imaginaires sociaux et collectifs. Dans le cas de la gestion des déchets, cette démarche passe par l’éducation, envisagée comme un vecteur de conscientisation, mais aussi comme un levier d’actions directes et indirectes. Ce mouvement intègre, sans juxtaposer, quatre dimensions : le quotidien, l’idéal, le virtuel, le global – afin de repenser en profondeur notre rapport au monde et aux pratiques qui le structurent.

L’ère de l’abandon

La question des déchets peut être abordée sous plusieurs angles : les actions , la production, la collecte, le transport et le traitement des déchets. Pourtant, Blandine choisit de recentrer l’attention sur le moment-clé de la production : qu’est-ce qui transforme un objet en déchet ? Qui le produit, et pourquoi ?

Dans cette perspective, elle fait appelle à une réflexion collective impliquant toutes les personnes concernées à l’échelle locale, régionale ou globale. De la création à la collecte du déchet, les individus cherchent à se détacher du cycle. Toutefois, la gestion des déchets est un commun non démocratisé, où toutes les populations participent à la production de ces déchets. Pourtant, les décisions qui encadrent ceux-ci ne sont pas prises de manière collective, transparente ou inclusive. Aujourd’hui, ce sont des instances éloignées des populations qui prennent des décisions en matière de gestion des résidus, ce qui peut rendre cette gouvernance inadaptée aux divers contextes sociaux.

Dans nos sociétés d’aujourd’hui, la technologie, l’hygiénisation et l’organisation urbaine contribuent à l’invisibilisation des déchets, les éloignant de notre quotidien.

Les rues sont uniformisées, les poubelles dissimulées et les espaces publics nettoyés à intervalles réguliers.

Ce processus tend à déresponsabiliser les individus, en laissant croire que la gestion des déchets relève exclusivement d’autrui. Cette dissociation progressive du citoyen face à sa propre production de déchets constitue ce que Blandine nomme «l’ère de l’abandon».

Elle souligne qu’avant qu’un objet ne soit qualifié de déchet, il faut qu’une activité puisse contribuer à sa disqualification progressive, jusqu’à lui conférer un statut ordinaire marqué par des formes d’abandon souhaitées. Dès lors, cet abandon n’est jamais neutre : il découle d’un processus social dans lequel un objet est désigné comme inutile et  indésirable. Blandine sera porté à s’interroger cette logique de détachement désormais institutionnalisée et normalisée par les sociétés.

Le jetable comme mode de vie : le «gap»

Dans une époque où chaque objet, produit ou matériau semble conçu pour être jeté, Blandine met en lumière la qualification du «gap», cet écart entre la production, l’utilisation et la désignation d’un objet en tant que déchet. Dans une société de consommation alimentée par le capitalisme, cet écart se réduit de plus en plus, limitant les possibilités de réutilisation ou de réparation. Pourtant, on ne peut échapper au fait que ce système privilégie la jetabilité rapide des objets, allant à l’encontre de tout principe de durabilité.

Au cœur de cette réflexion, l’éducation joue un rôle clé, engageant une mobilisation citoyenne écoresponsable. Nous portons tous une responsabilité collective à reconnaître notre rôle au sein de ce phénomène, afin de soutenir toutes solutions alternatives. C’est là que réside l’esprit décolonial : ne pas simplement remplacer un système, mais réimaginer de nouvelles façons de faire, repenser l’existence de ce qui semble inutile.

L’idée fondamentale est que ce qui est jeté par terre ne résout en rien le problème. Blandine met l’emphase sur le fait qu’il s’agit de mener les gens à ne plus jeter, à considérer l’impact de leurs actions et à prendre en compte le paysage dans une démarche de non-littering, pour mieux comprendre la gestion des déchets.


Blandine Tchamou @ crédit photo Università di Corsica Pasquale Paoli

Née au Cameroun, Blandine dit avoir connu les déchets à 11 ans.  C’est à ce moment qu’elle prend conscience de leurs impacts sur une ville et ses populations. En déployant sa théorie du standpoint, elle démontre sa volonté à remettre l’éducation au centre de cette gestion des déchets provenant de son propre vécu.

Du Nigeria à la Corse, en passant par le Canada, la panéliste dit avoir mené une véritable quête ethnographique, en partageant ses connaissances tout en sensibilisant les populations aux enjeux environnementaux. Pourtant, même avec des projets éducatifs d’assainissement en Afrique pour améliorer durablement les conditions de vie des communautés, ses résultats furent décevants. Les déchets continuaient d’être brûlés au Nigéria et au Cameroun, tant en milieu urbain que rural.

C’est après son retour aux études en France qu’elle publie sa thèse en 2022 La ville éducatrice à l’épreuve de l’écocivisme. La gestion des déchets comme repère d’indice. De l’activisme à la recherche académique, elle met son savoir en action sur le terrain.


 

 

La sessions Décoloniser la gestion des déchets : ancrage historique et enjeux d’une didactique a eu lieu au Café les Oubliettes du 25 février au 18 mars 2025.

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