Par Philippe Alcoy, Révolution permanente, publié le 21 mai 2020
Fin avril, les salariés étrangers de la société de ramassage d’ordures Ramco, au Liban, ont entamé un bras de fer contre leur direction. Ils réclament le payement de leurs salaires en dollars américains, comme stipulé dans leur contrat, et non en livre libanaise totalement dévaluée. Ils se battent également contre les mauvais traitements qu’ils subissent au quotidien de la part de l’entreprise du fait de leur statut de travailleurs étrangers soumis au système « kafala ».
Ramco, qui a décroché un contrat de cinq ans pour prendre en charge le ramassage d’ordures à Beyrouth, emploie autour de 400 salariés, dont 250 bangladeshis, le reste étant composé de travailleurs indiens, syriens et libanais. Selon l’entreprise, leur salaire tourne autour des 400 dollars par mois. Cependant, le Liban traverse une crise économique profonde et sa monnaie a été fortement dévaluée. Dans ce cadre, Ramco a commencé à payer ses salariés en monnaie locale et non en dollars américains. Cela a déclenché le mécontentement notamment des travailleurs migrants qui ont besoin d’être payés en dollars pour pouvoir envoyer l’aide financière à leurs familles dans leurs pays.
L’entreprise dit payer l’équivalent des salaires en livre libanaise. Mais les travailleurs dénoncent le fait que leurs salaires en livres correspondent à un taux de change sous-évalué : 1 515 livres pour 1 dollar, alors que le taux sur le marché est de 4 200 livres pour 1 dollar.
C’est ainsi que les salariés étrangers de Ramco, principalement les bangladeshi et les indiens, sont entrés en grève pour exiger leurs salaires. Ils dénoncent également la décision de l’entreprise de ne leur payer qu’une partie du salaire, suite aux mesures de confinement prises par le gouvernement libanais. Ainsi, au lieu d’être payés 26 jours par mois, ils ne reçoivent que l’équivalent de 13 jours. Ils exigent donc l’entièreté de leurs salaires pendant la période de confinement.
Une autre raison pour laquelle les salariés étrangers se battent, c’est la dénonciation de violences et de tortures sur un salarié. Selon plusieurs salariés interrogés par différents médias, le 8 avril dernier, Enayet Ullah, un salarié présentant des problèmes psychologiques, a été enfermé pendant trois jours dans des locaux de l’entreprise, où il aurait subit des tortures physiques et psychologiques. « Il était battu si impitoyablement que même nous étions choqués. Nous étions habitués à être battus, mais cela nous semblait dangereux, même pour nous », a déclaré un salarié à Al Arabiya English.
L’entreprise, ainsi que l’ambassade bangladeshi (qui tente de mettre fin à la grève aux côtés de Ramco), démentent ces dénonciations de torture. Cependant, ce qu’ils ne peuvent pas nier, c’est la répression que les salariés ont subi de la part de la police la semaine dernière quand ils bloquaient la porte principale de Ramco à Beyrouth, empêchant les camions de sortir.
Malgré cette répression la détermination des travailleurs est restée intacte et ils tiennent tête face à l’entreprise. Mais cette grève n’est pas une grève anodine. Il s’agit d’une grève historique : selon l’ONG libanaise Legal Agenda, cette grève est peut-être la première de ce type et elle pourrait marquer un « tournant » pour les travailleurs immigrés dans le pays.
En effet, au Liban, les travailleurs et travailleuses immigrés sont soumis au système « kafala » qui lie directement le droit de séjour des travailleurs étrangers à leur patron. Les travailleurs immigrés sont d’ailleurs exclus du code du Travail libanais. Mais la force collective de la grève est en train de montrer que quand les travailleurs agissent ensemble, les législations répressives ne peuvent rien, et c’est en fin de compte le rapport de forces qui décide de la destinée du conflit.
Mais cette grève est aussi importante car elle a lieu dans un période d’ébullition dans la vie sociale libanaise. En effet, depuis octobre dernier, le pays est traversé par des manifestations contre la pauvreté, la corruption des partis politiques et contre le régime en place ; mais depuis quelques semaines, à la suite de l’aggravation de la situation économique, les manifestations se sont radicalisées. Dans ce contexte, la résistance des travailleurs bangladeshis et indiens de Ramco ne pouvait qu’être encouragée. Comme on peut le lire dans The New Arab, « inspirés par la « révolution d’octobre » au Liban, les travailleurs bangladais ont scandé « Thawra », qui signifie révolution en arabe. Un mot qui résonne dans tout le Moyen-Orient depuis une décennie ».
Cette lutte a lieu aussi dans un contexte où, dans plusieurs pays de la région, notamment dans ceux du Golfe où la main d’œuvre étrangère est surexploitée et ultra majoritaire dans le secteur privé, on commence à pointer du doigt les travailleurs étrangers, « boucs émissaires » de la crise économique. Jusqu’à présent, la surexploitation des salariés étrangers était présentée comme une garantie pour les privilèges des travailleurs nationaux ; une sorte de pacte ultra réactionnaire entre les classes dominantes et les populations locales. Maintenant, face à la crise et à la hausse du chômage on cherche à pousser les travailleurs « nationaux » à occuper les postes des salariés étrangers. Une tentative de monter les uns contre les autres. C’est ce qu’a bien compris le PDG de Ramco quand il affirme que « peut-être de nouveaux postes s’ouvriront pour les citoyens libanais, dont beaucoup ont plus que jamais besoin de cette opportunité ».
La grève des travailleurs bangladeshis et indiens de Ramco est en ce sens une très bonne nouvelle, un espoir dans le monde post-Covid réactionnaire que les capitalistes veulent construire. Une victoire des grévistes de Ramco pourrait avoir des conséquences sérieuses non seulement pour les travailleurs et travailleuses migrants au Liban mais dans toute la région, mais également pour les travailleurs et travailleuses libanais.