Camille Chalmers et la Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA), extrait de la déclaration de mai 2020
La pandémie est un coup mortel porté aux principaux dogmes portés par l’idéologie néolibérale, les politiques macro-économiques et les politiques publiques qui nous sont imposées depuis le début des années 80. La PAPDA a depuis sa fondation dénonce ces dogmes et leur caractère destructif pour l’économie et la société. Mais cette orientation néolibérale a été appliquée de façon quasi permanente de 1983 à 2020 avec les résultats que l’on sait.
Nous évoquerons 3 dimensions des politiques néolibérales détruites par cette pandémie :
- Le dogme de la priorité qui doit toujours être accordée au marché mondial par rapport au marché local et national et à ses besoins. La rupture brutale des chaines d’approvisionnement montre l’extrême vulnérabilité liée à la libéralisation commerciale et la nécessité d’appliquer à l’opposé de ce qui est préconisé par les néolibéraux une stratégie de souveraineté alimentaire qui place les besoins vitaux de la population aux postes de commandes et oriente le système productif vers la production des biens essentiels pour le bien-être de la population. On peut très bien comprendre les conséquences dramatiques des pénuries prévisibles pour un pays qui importe aujourd’hui plus de 400 millions de dollars USD de produits céréaliers annuellement (comparé à un niveau d’importation de ces mêmes produits de 5 millions en 1968).
- On nous a entrainés dans une vague de privatisation et de marchandisation particulièrement des services publics sans précédent qui a conduit à un effondrement du système de santé publique. La tragédie que subissent des pays comme la France, l’Espagne, les USA est directement liée au démantèlement des services de santé publique, la suppression d’un nombre élevé de lits, la diminution du personnel et la conversion des hôpitaux en de vulgaires entreprises gérées à partir d’une logique managériale classique et la domination de la logique de profits des industries pharmaceutiques. En Haïti la situation est d’autant plus grave avec un Etat qui investit très peu d’argent au niveau des services de santé publique, 4% du budget national. Le Ministère de la santé publique est traité en parent pauvre et est financé à plus de 64% par la coopération internationale. L’État haïtien n’investit que 13$ USD par an, par habitant pour des soins de santé laissant la charge des dépenses aux familles qui assument plus de 30% de ces dépenses. Signalons que la République Dominicaine investit 180$ par habitant et Cuba 781$ par habitant par an. Non seulement les dépenses de santé sont insuffisantes mais le Gouvernement de Jovenel Moïse les réduit chaque année. Dans notre pays 93% des institutions sanitaires facturent leurs dépenses aux usagers et même les Institutions dites publiques ne délivrent que très partiellement des services gratuits. La crise actuelle démontre encore une fois que la santé est un bien public fondamental et que seul le secteur public est capable de satisfaire ce besoin collectif. La santé est un droit qui doit être garanti par des mécanismes de gestion non-marchand. En fait presque tous les pays frappés par cette pandémie ont dû réquisitionner en tout ou en partie les institutions sanitaires privés et ont dû offrir des services gratuits et socialisés aux populations affectées. La crise actuelle impose un changement radical au niveau de l’orientation des politiques publiques afin de donner la priorité qu’il mérite au système de santé publique seul capable de garantir le droit à la santé pour tous et toutes. Nous ne devons plus accepter que 70% de notre population n’a pas accès aux soins de santé de base.
- La crise du Covid-19 montre que nous devons prioriser la défense de la vie par rapport aux intérêts des maitres du Capital. Il est vital de rompre avec la centralité de l’agenda du capital financier promu comme l’alpha et l’oméga et présenté comme le cours « naturel des choses » sur la base d’un matraquage quotidien des médias dominants. La monstruosité de la marchandisation effrénée de tous les secteurs de la vie sociale doit être combattue sinon nous avancerons résolument vers un suicide collectif.
L’ensemble des interventions du Gouvernement sont inappropriées. Plusieurs observateurs parlent à juste titre de pâles copies des décisions adoptées par des gouvernements des pays riches sans aucune préoccupation pour les conditions de vie et la culture de la population haïtienne. Nous signalons ici quelques éléments :
- Les mesures de confinement, qui sont indispensables aujourd’hui, ne peuvent se généraliser qu’à la suite de modifications et des mesures d’accompagnement adaptés :
- Prévoir des locaux d’accueil temporaires pour les citoyens vivant dans la rue ou des conditions d’habitats précaires caractérisés par une densité de 4 – 5000 personnes par km²
- Des mesures spécifiques pour les acteurs du secteur informel qui gagnent leur pain quotidien au jour le jour et ne peuvent constituer des réserves de nourriture. Dans ces cas, prévoir une réduction significative des déplacements et des interactions interindividuelles et la concrétisation de ces mesures.
- Comment lancer un mot d’ordre de confinement en milieu rural haïtien ? Un producteur paysan doit se lever chaque jour pour traire ses vaches, nourrir le bétail, planter en saison de pluie, couper les mauvaises herbes et assurer le suivi de la croissance des plantes. Certes des mesures de précaution doivent être adoptées en tenant compte des réalités de la vie rurale. Lancer un mot d’ordre de confinement sans tenir compte de ces contingences montre une méconnaissance de notre réalité et consacre encore plus le divorce structurel récurrent entre le système politique, ses acteurs et la réalité quotidienne de la population.
- Comment oser former une « cellule scientifique » sur cette crise sans intégrer la médecine traditionnelle et les chercheurs haïtiens qui ont travaillé sur ces savoirs ancestraux qui contribuent puissamment aux soins de santé la population ? Encore une manifestation extrême de mépris pour la culture populaire.
- Comment oser annoncer par la voix du Ministre de l’éducation nationale que les programmes scolaires vont se poursuivre à travers les médias et les réseaux sociaux dans un pays dans lequel le taux de pénétration de l’internet est très faible (seulement 7% des foyers ont une connexion Internet) et moins de 25% de la population est connecté au réseau électrique ?
- Des hésitations et de nombreuses contradictions ont caractérisé les annonces et les décisions adoptées par la Gouvernement de facto. Citons 3 exemples particulièrement choquants qui démontrent que ce Gouvernement est incapable de gérer efficacement cette crise et ne s’intéresse pas vraiment à la défense de la vie de nos compatriotes
- Quelques jours après avoir annoncé la fermeture des entreprises de toutes les zones franches et un confinement général le Gouvernement accepte de rouvrir ces entreprises d’abord à près de 50% des effectifs et adopte une réouverture complète le 20 avril. Cette mesure adoptée en pleine période de confinement a été prise pour continuer à alimenter le marché des USA en vêtements médicaux au mépris des menaces sérieuses de contamination massive qui pèsent sur la vie des ouvriers forcés de travailler sans aucune mesure de protection et sans modification des lignes de production en vue de respecter la « distanciation sociale ». Certaines mesures incomplètes ne seront adoptées que tardivement et toutes les centrales syndicales actives dans les zones franches ont dénoncé ce crime contre la vie de nos ouvriers qui risquent encore une fois d’être sacrifiés sur l’autel des profits des donneurs d’ordre et des besoins du marché des États-Unis. La directrice de l’OPS a déclaré récemment « la meilleure recommandation contre le Covid19 reste la distanciation sociale. Toute tentative d’assouplir ces mesures doit être prise avec une totale prudence et peut conduire à une pandémie bien pire dans les Amériques »
- Le Gouvernement de Jovenel Moïse a accepté que les déportations de citoyens haïtiens venant du territoire des USA, qui constitue aujourd’hui l’épicentre de la pandémie avec le plus grand de cas confirmés (792.938) et le plus grand nombre de décès (42.518), se poursuivent. Ce Gouvernement complètement soumis aux dictats de l’impérialisme n’a même pas eu le courage de solliciter un moratoire de ces expulsions pendant la crise.
- Alors que des dizaines de compatriotes fuient la République Dominicaine pour rentrer chez eux le Gouvernement violant, les principes minimum de protection des citoyens haïtiens en toute circonstance, exige que ces arrivants paient d’avance le coût de leur mise en quarantaine provoquant des situations dramatiques des ressortissants haïtiens qui ne disposent pas de la somme requise.
La crise provoquée par le COVID-19 tant du point de vue sanitaire qu’économique, social, environnemental et politique doit une fois de plus nous emmener à repenser notre rapport au pays, à sa réalité, sa culture et sortir du modèle néolibéral qui ne fait que détruire toutes les capacités de réponses face aux catastrophes qu’il provoque.
Considérant tout ce qui précède la PAPDA juge opportun de faire l’ensemble des recommandations suivantes
- La pandémie qui a déjà tué près de 170.419 personnes dans le monde constitue une menace sérieuse pour la population haïtienne. Tout doit être fait pour bloquer la propagation de ce virus qui, dans les conditions actuelles d’effondrement économique et institutionnel, serait capable de provoquer une vraie hécatombe dans la population haïtienne.
- Le Gouvernement doit multiplier les capacités de dépistage et installer des centres de dépistage dans les 10 Départements et élaborer une procédure claire et connue de traçage des personnes infectées et de leurs contacts.
- La population doit pouvoir s’auto-organiser au niveau communautaire pour se défendre et se protéger.
- Des mesures spécifiques et rigoureuses devraient être adoptées dans tous les espaces dans lesquels les interactions directes entre les personnes sont nombreuses : le transport en commun, marchés publics, les supermarchés, banque de borlette, marchands de pappadap, institutions bancaires, certaines agences étatiques… Les marchés publics et les institutions bancaires et les bureaux de paiement de transferts devraient étendre leur horaire de fonctionnement afin de minimiser les risques d’attroupement
- Vu la crise agricole et alimentaire qui se profile conséquente à la crise du COVID-19, la PAPDA croit qu’il est urgent que l’Etat haïtien prenne les mesures suivantes :Appuyer l’agriculture paysanne familiale de manière concrète à travers les productrices, producteurs paysans haïtiens en mettant à leur disposition des intrants, semences, outils agricoles, matériels et l’encadrement nécessaire pour la production de tubercules, de haricots, des produits de pêche et d’élevage et autres produits à forte demande sur le marché local ; Appuyer les coopératives de production, de transformation et de commercialisation de produits agricoles tant en crédit, en matériels qu’en formation pour augmenter leurs capacités à fournir des produits de qualité et en quantité au marché haïtien ; Avec la participation des acteurs paysans, lancer la construction de mini-système d’irrigation dans les plaines fertiles et un vaste programme de nettoyage des systèmes existants; Mettre un place un programme public d’achats de produits agricoles dans le cadre des distributions de kits alimentaires aux ménages, mais aussi dans le renflouement des stocks des hôpitaux, des prisons, des asiles, etc. ; Décréter un moratoire sur l’ensemble des accords commerciaux qui ruinent les efforts de dynamisation de la production nationale
La crise du covid19 risque d’être très douloureuse pour la population haïtienne. Comme l’affirment de nombreux auteurs beaucoup de choses risquent de changer définitivement dans la conjoncture de l’après Covid19.
Ce qui sera déterminant c’est l’efficacité des réponses que les organisations de la société haïtienne construisent dans ce moment difficile. La PAPDA salue les nombreuses initiatives mises en place par les communautés haïtiennes qui montrent une remarquable vitalité et beaucoup de créativité. La PAPDA souhaite que cette douloureuse expérience ouvre la voie à un chemin de renouveau pour notre pays qui doit sortir grandi de cette épreuve. Cela dépendra de notre lucidité, de notre courage, de notre capacité à trouver des solutions unitaires des forces progressistes, de notre consistance en liant le combat contre le coronavirus à la lutte globale pour un changement systémique réclamé avec force par nos mouvements revendicatifs en particulier depuis juillet 2018, de notre confiance dans la solidarité et notre culture populaire, de notre capacité à inventer un avenir qui se construira sur la base d’une rupture radicale, d’une vision résolument anticapitaliste mettant la vie au centre des mécanismes de régulation sociétale.
[…] Haïti : au-delà de la crise sanitaire, l’auto-organisation populaire, 14 mai 2020 […]