En Haïti, les femmes travailleuses et des paysannes en quête de leurs droits ont créé, en 1986, le réseau Solidarité des Femmes Haïtiennes[Solidarite Fanm Ayisyèn – SOFA] qui, depuis, rassemble et organise la lutte féministe dans le pays. Les agricultrices associées à SOFA disposent de 13 hectares de terres destinées à l’agriculture bio cédées en 2017 par le gouvernement haïtien. Dans cet espace, situé sur la commune de Saint-Michel de l’Attalaye, existe la Ferme École d’Agriculture Biologique Délicia Jean.
En mai 2020, le territoire a été revendiqué par Andy Apaid Jr., un magnat haïtien connu pour avoir dirigé le Groupe des 184, la coalition qui, en 2004, a chassé du pouvoir Jean-Bertrand Aristide (premier président haïtien démocratiquement élu) par un coup d’État en collaboration avec les États-Unis. L’action d’occupation du territoire, organisée par Apaid, a été brutale avec les militantes de SOFA et a détruit les clôtures érigées par les membres du projet, qui délimitaient un territoire d’égalité et de production sans se servir de poison et sans exploitation. Le but de l’appropriation de ces terres est de produire du stévia pour faire des édulcorants pour du Coca-Cola.
Au cours de la période d’existence de l’École d’Agriculture, plus de 240 femmes ont été formées aux techniques de l’agriculture bio, ce qui leur a permis une production plus grande et plus diversifiée, renforçant la souveraineté alimentaire dans la région de l’Artibonite. Le travail de SOFA sur place a également permis la récolte et la distribution de graines provenant de différents aliments. Les agricultrices sont les gardiennes des semences dans de nombreux territoires et jouent un rôle clé pour la diversité de la nature, l’ascendance et l’alimentation des communautés.
Face à cette agression, SOFA a fait pression sur le ministre de l’Agriculture, Pierre Patrix Sévère, mais il s’est contenté de dire à l’organisation d’essayer de négocier directement avec Apaid pour les droits fonciers. L’organisation a refusé de suivre cette voie, car elle comprend que l’inégalité des pouvoirs et des intérêts dans ce type de négociation ne peut pas apporter de victoires populaires. Le ministre a ensuite notifié SOFA en lui proposant de conclure un accord avec l’usurpateur. La proposition approuvée par le gouvernement va à l’encontre des lois haïtiennes sur les conflits fonciers.
En empêchant ces femmes de travailler dans leurs plantations, le gouvernement régi par les intérêts du capital met en danger la sécurité alimentaire de plusieurs familles. Les actions violentes qui chassent les femmes de leurs espaces de lutte et de transformation sont un outil systématique de cupidité. Les industriels haïtiens agissent comme intermédiaires de grandes sociétés transnationales de différents secteurs, comme Coca-Cola, dans une dynamique impérialiste.
Le territoire
La Savane Diane couvre un territoire qui traverse trois des plus grands départements agricoles du pays : le Nord, le Centre et l’Artibonite. En raison de l’importance agricole de la région, la Savane Diane a été classée par le Ministère de l’Agriculture en 2018 comme l’une des cinq zones prioritaires pour assurer l’autosuffisance alimentaire du pays. Cette savane couvre environ 200 mille hectares et y produit tous les types d’aliments : pois, gombo, riz, arachides, canne à sucre, millet, moringa, plusieurs variétés de fruits, ainsi que des plantes médicinales dont la production a été d’une immense importance dans la lutte contre la Covid-19.
Cependant, le 8 février 2021, le président Jovenel Moïse et le ministre de l’Agriculture ont fait de ce domaine une zone franche pour les cultures d’exportation, une mesure qui entrave la possibilité future du pays de fournir de la nourriture à sa propre population. Moïse, qui reste au pouvoir par un coup d’État, a remporté les élections en 2016 avec le discours selon lequel il allait nourrir toute la population.
Zones franches, zones d’exploitation
Dans une note, Sabine Lamour, coordinatrice générale de SOFA, ironise la décision de Moïse : « Le 8 février 2021, 24 heures après la fin du mandat de Jovenel Moïse, un décret a été publié dans le journal officiel ‘Le Moniteur’ portant la signature d’un ministre qui ne fait plus partie du gouvernement de facto. Un fait qui montre que ces gens-là s’empressent tellement à exécuter leurs combines que même le mal, ils le font mal. » Les zones franches sont des territoires destinés exclusivement à la production pour les pays étrangers. Ce type de concession libère les entreprises de payer des taxes douanières ou à la Direction Générale des Impôts pendant 15 ans, dans une logique fiscale injuste qui nourrit, d’une part, le profit des sociétés transnationales et, d’autre part, le déficit et les dettes dans un pays déjà appauvri.
Déclarer la Savane Diane comme une zone franche, c’est permettre la destruction de la nature et de l’agriculture familiale. Dans ce processus, les agriculteurs et agricultrices sont obligé(e)s de travailler dans des usines, en particulier dans l’usine qui fournit du stévia pour l’entreprise Coca-Cola. Leurs vies deviennent plus précaires, leur travail dur est mal payé et il n’y a aucune sorte de compensation sociale, car il n’y a pas de justice dans ce processus. La population du Plateau Central, du Nord et de l’Artibonite est obligée de quitter le pays pour travailler dans les champs de canne de la République Dominicaine ou de partir en bateau et s’exposer à des risques associés aux mauvaises conditions des voyages maritimes, sans aucune garantie de pouvoir entrer dans le pays où ils cherchent refuge (ce sont les boat people). En d’autres termes, la concession renforce l’insécurité alimentaire et l’appauvrissement du pays, y compris la féminisation de la pauvreté.
L’affaiblissement de l’organisation populaire haïtienne par l’État et par le pouvoir des grandes entreprises est de plus en plus latent, quoique invisible, comme le souligne Islanda Micherline dans une vidéo envoyée à Capire. La situation politique en Haïti est peu évoquée dans les médias internationaux traditionnels, une action motivée par une logique qui considère la violence et l’usurpation de terres dans les pays du Sud global comme normales. En mars 2020, en moyenne 4,1 millions de personnes en Haïti n’avaient pas assez à manger¹. Aujourd’hui, les autorités étatiques du pays, accompagnées des industriels, veulent condamner une partie encore plus grande de la population à la faim et à la misère.
Lorsque la production des départements du Nord, de l’Artibonite et du Centre disparaîtra et sera remplacée par du stévia, beaucoup plus d’Haïtiens subiront les douleurs de la pauvreté induite. Par conséquent, la résistance permanente des compagnes paysannes appelle à la solidarité féministe internationale et joue un rôle fondamental : changer cette voie de l’inégalité et reprendre ce territoire et tous les territoires du peuple comme des espaces de liberté, de dignité et de souveraineté.
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