Haïti : est-on capable d’écouter la voix du peuple ?

Mireille Fanon Mendes France, Frantz Fanon Foundation, mars 2021

Manifestant depuis  plusieurs années  pour dénoncer l’implication de leur président dans un scandale de corruption et depuis juillet 2018, le peuple haïtien occupe les rues des villes de la République haïtienne contre ce même président qui se joue des arguments constitutionnels[1]–élection en 2015 ou en 2016 ? dès lors son mandat se termine t-il en  2021 ou en 2022 ?-. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire,  a reconnu, début février, la fin du mandat du président et s’est dit «vivement préoccupé(e) par les graves menaces résultant d’une absence d’accord politique en réponse à l’expiration du mandat constitutionnel du président de la République, son Excellence Jovenel Moïse le 7 février 2021 ».  

Le peuple haïtien risque sa vie face aux forces de l’ordre, aux milices mais aussi face à une armée remise en place, en 2017, par ce même Moise alors qu’elle avait été supprimée par Jean Bertrand Aristide à la fin de la période Duvalier. Pour justifier ce retour d’une armée qui a fomenté des dizaines de coups d’Etat et a été accusée de violations graves et répétées, Jovenel Moïse a certifié que cette nouvelle armée serait différente : « l’armée est notre mère. Quand notre mère est malade et qu’elle porte des habits sales, on ne la tue pas. On l’amène à l’hôpital. Alors unissons nos forces pour fournir les soins nécessaires à notre mère. » Le ton est donné. Le peuple haïtien a raison de craindre les dérives d’un président qui n’a de cesse  de détruire l’appareil législatif et qui s’autorise à gouverner par décrets. Il a mis « à la retraite », par décret présidentiel du 8 février 2021, trois juges de la Cour de Cassation, contestant leur inamovibilité. Doit être signalé que ces trois juges avaient été pressentis par l’opposition pour diriger un gouvernement de transition.

Ce décret, de facto, est caduc puisqu’il viole l’article 177 de la Constitution7 stipulant que « Les juges de la Cour de Cassation, ceux des Cours d’Appel et des tribunaux de première instance sont inamovibles. Ils ne peuvent être destitués que pour forfaiture légalement prononcée ou suspendus qu’à la suite d’une inculpation. Ils ne peuvent être l’objet d’affectation nouvelle, sans leur consentement, même en cas de promotion. Il ne peut être mis fin à leur service durant leur mandat qu’en cas d’incapacité physique ou mentale permanente dûment constatée. »

Mais il n’en a cure. Il se dirige vers une politique de terreur, de torture et de mort qui a prévalu pendant les années Duvalier : arrestation du juge, Ivickel Dabrésil, accusé de vouloir le renverser[2]-ce dernier aurait dû assurer la présidence du gouvernement provisoire- mais aussi d’une inspectrice générale de la police nationale et de 23 autres personnalités qui auraient fomenté un attentat contre sa vie;  avis de recherche contre le maire de Port au Prince, dénoncé pour être un malfaiteur notoire ; arrestations et emprisonnements qui se suivent, emploi par les 453 soldats des nouvelles Forces armées de balles réelles pour disperser les manifestations … Dans une décision, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire affirme que le maintien au pouvoir de l’actuel président est non légitime.

Le pays fait route vers une dérive dictatoriale ; ce que craignent aussi bien l’opposition que différents secteurs de la société civile.  Et ce que ne veut plus le peuple haïtien qui connaît le prix qu’il a déjà payé sous les décennies de la dictature Duvalier. Prix à payer en termes du droit aux libertés publiques et privées, du droit à la vie et à la liberté d’expression.. Du prix à payer par des décennies de processus de corruption  qui était la règle de la dictature et continue de l’être ; ainsi, la Cour Supérieure des Comptes[3] a documenté les nombreuses irrégularités qui ont permis le détournement du fonds de 1,5 milliard d’euros accordé par le Venezuela dans le cadre de l’accord Petrocaribe ; cette somme était destinée à des projets de développement. Evidemment, le président  et des hommes d’affaires haïtiens en ont été les principaux « bénéficiaires ». Le pays a continué à être ruiné mais aussi la grande majorité du peuple haïtien[4] qui a été forcée, pour garantir à la nomenclature de la dictature de vivre dans l’opulence, de survivre dans le mal développement, voire dans une très grande misère.

C’est ce retour vers le futur que craint la société haïtienne ; c’est ce qu’elle lit sous l’explosion de l’insécurité dans le pays depuis l’arrivée au pouvoir de Jovenel Moïse ; insécurité largement alimentée et instrumentalisée par ce pouvoir. Par ailleurs il n’est qu’à regarder les données du FMI pour entrevoir qu’à la crise politique et sécuritaire se profile une crise économique qui s’agrandit de jour en jour. En 2019, l’inflation dépassait les 20% et l’économie entrait en récession avec une réduction du PIB national de 1,2% pour la même année, alors qu’en 2017, le taux de croissance du pays était de 1,5% et l’inflation à 14,7%. La société haïtienne, dans la rue, est seule à résister face à une catastrophe annoncée ; tous les bailleurs de fonds, dont les principaux sont les Etats Unis, l’Union européenne, la Banque mondiale, le FMI , la regardent, l’appellent au calme, à la pondération et à reprendre le chemin du dialogue…

On reste sans voix.

Dans un contexte  où le président porte atteinte à l’indépendance de la justice, où l’armée et une grande partie de la Police servent de bras armé et s’accommodent des actes criminels de gangs ou de milices contre les manifestations légitimes du peuple haïtien, on se doit de douter du rôle de la communauté internationale et de certaines agences de l’ONU et de leur silence complice. C’est bien la preuve que ce président n’a aucun respect des institutions et de la constitution et cela ne présage rien de bon pour ce pays abandonné et dont aucun des bailleurs ne cherche une sortie de crises respectant les intérêts de la majorité du peuple haïtien, dont la fin de la corruption, la fin de l’impunité protégeant les personnes corrompues quel que soit leur niveau de responsabilité, la fin de l’extrême pauvreté touchant 59% de la population, la fin de choix ne permettant pas que la réforme agraire soit menée à son terme, la fin du clientélisme, la fin des politiques autoritaires et anti-démocratiques. Il s’agit bien d’autre chose que de restaurer la démocratie comme l’affirmait, en 1994, Bill Clinton, ou avant lui les Etats Unis qui l’ont occupé entre 1915 et 1934 ou les Français de 1625 à 1804. Les Occidentaux, en tête les Etats Unis et la France, n’ont cessé depuis l’indépendance d’Haïti de vouloir lui imposer leur nouvel ordre, leur règle, les privant ainsi de la possibilité de construire l’histoire de leur démocratie dont ils auraient à définir les limites, les variations.

Affirmer restaurer ou renforcer la démocratie revient à l’imposer par la force et à se comporter en Etats coloniaux perfides qui réduisent leur aide selon l’évolution de ce que doit être la démocratie. Pour peu que certains dirigeants s’en éloignent, ils seront accusés d’actes criminels, ainsi de Jean Bertrand Aristide. L’objectif des défenseurs de la démocratie à la mode occidentale est de ne pas perdre la main sur des pays qui leur offre des positions géostratégiques dans des territoires qui pourraient leur échapper. N’est-ce pas pour cette raison que la France, avec l’aide des Etats Unis, a réussi à imposer une dette illégale à la toute nouvelle République d’Haïti ? L’obligeant ainsi à faire le choix, parce qu’il était le meilleur pour la « démocratie », de rembourser cette dette plutôt que de reconstruire un pays laissé en ruines par un Napoléon furieux des révoltes des mis en esclavage. Pour enfoncer le clou un peu plus, devant une jeune république qui ne répond pas aux injonctions de son nouvel occupant que sont les Etats Unis, au moment de leur arrivée, les marines s’empareront de l’ensemble de ses réserves d’or ; une façon de mettre un pays à genoux et de le rendre débiteur de ces colonisateurs  au nom de «  la démocratie ». Et de lui interdire ainsi tout développement endogène. Doublement débiteurs de l’Etat français et des Etats Unis, Haïti ne peut plus que survivre et sa population s’enfonce toujours plus dans la pauvreté et l’insécurité.  Cette situation a privé l’Etat haïtien des possibilités de mettre sur pied un développement indépendant réussi.

Il ne s’agit ni plus ni moins que de l’expression de la colonialité du pouvoir s’exerçant à l’égard d’un autre pays, ce qui, sur le plan international, au regard de la Charte des Nations Unies, revient à une violation du préambule de cette Charte qui précise que « résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances, à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites, à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international, à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ». Mais cela n’étonne pas, puisque les Nations Unies sont, malgré leur ‘whishfull thinking’, un des acteurs importants de l’expression de la colonialité du pouvoir qui s’exprime à un niveau macro géostratégique, ce qui constitue le déshonneur des Nations Unies ainsi que l’analyse Alain Lyonel Trouillot[5].

Colonialité du pouvoir assumée et entretenue par deux pays colonisateurs et esclavagistes, l’un parce qu’il avait perdu sa colonie et ses plantations, l’autre parce que le peuple haïtien avait refusé que son pays soit transformé en plantation américaine. Une vengeance que Haïti doit regarder se dérouler sur son territoire lorsque les présidents sont faits et défaits par quelques Etats et bailleurs, lorsque les fonds sont attribués ou contre des promesses de respecter les conditionnalités indignes d’un Etat de droit ou contre des programmes de développement ne profitant qu’à l’oligarchie. La démocratie occidentale considère que les peuples qui se sont libérés du joug de la mise en esclavage et de la colonisation sont des peuples instables, mal éduqués et par ce fait incapables de s’emparer de l’essence même de la démocratie. Dès lors, l’objectif des démocraties blanches et euro-centrées est de leur apprendre, à leurs dépens, par la force et la subjugation, ce qu’est la démocratie ; les privant ainsi « d’expériencer » ce que recouvre cette démocratie, si elle respecte la souveraineté des peuples, le droit à l’autodétermination et le droit de déterminer librement son statut politique et d’assurer librement son développement économique, social et culturel, ainsi que précisé dans l’article 1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[6].

Il est curieux de constater que ces processus coloniaux sont spécifiquement destinés aux peuples noirs et arabes. Une autre preuve, s’il le fallait, de confirmer que la suprématie blanche n’a toujours pas abandonné son projet démocratique d’imposer un ordre mondial racialement raciste, violent, capitaliste et impérial. Le peuple haïtien n’a cessé d’être confronté à une série de catastrophes métaphysiques apportées par la civilisation occidentale, ce qui maintient ce pays en situation de constante instabilité. Une issue pour sortir de cet engrenage mortifère pour le peuple haïtien est de le soutenir face à une oligarchie qui le méprise et le tue à petit feu mais aussi de soutenir et d’accompagner sa demande politique de réparations contre l’Etat français et contre les Etats Unis. Peut-être à ce moment-là, Haïti pourra commencer à penser la démocratie autrement que de façon importée.

Plutôt que de parler de société en faillite, les Etats occidentaux devraient s’interroger sur la façon dont ils imposent leur « démocratie » et regarder leurs sociétés qui, elles aussi, expérimentent le «déficit démocratique» et particulièrement en période de crise économique, sociale et sanitaire ?  ils devraient aussi s’interroger sur leur incapacité maladive à ne penser l’homme noir ou arabe que dans une position ontologique subalterne. La situation en Haïti met en lumière les mécanismes de domination, d’exploitation et d’aliénation que Frantz Fanon décrits dans Les Damnés de la terre et permet de comprendre que, devant un système social, politique et économique absurde et criminel, seule reste la voie de la révolte pour l’émancipation de tous, dominés mais aussi dominants, dans une acception décoloniale.

 

[1] Constitution haïtienne, Article 134.1: « La durée du mandat présidentiel est de cinq (5) ans. Cette période commence et se terminera le 7 février suivant la date des élections. »

[2] https://lenouvelliste.com/article/226134/arrestation-du-juge-ivickel-dabresil-qui-devait-etre-installe-comme-president-provisoire-annonce-le-premier-ministre-joseph-jouthe

[3] https://www.cscca.gouv.ht/view.php?download_file=documents/247.pdf

[4] Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, avec un produit intérieur brut (PIB) par habitant de 756 $ en 2019 et un indice de développement humain le classant 169 sur 189 pays en 2019. Selon l’indice de capital humain, un enfant né aujourd’hui en Haïti a un potentiel à l’âge adulte évalué à 45% de ce qu’il aurait pu avoir s’il avait bénéficié d’une éducation et d’une santé complètes. La dernière enquête sur la pauvreté (2012), informe que plus de 6 millions d’Haïtiens vivent en-dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2.41 $ par jour, et plus de 2.5 millions sont tombés en-dessous du seuil de pauvreté extrême, ayant moins de 1.23 $ par jour. https://www.banquemondiale.org/fr/country/haiti/overview

[5] https://lenouvelliste.com/article/226899/la-lime-contre-haiti-ou-le-deshonneur-des-nations-unies; publié le 02/03/2021

[6] Adopté et ouvert à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale dans sa résolution 2200 A (XXI) du 16 décembre 1966