Haïti : la complaisance des élites

Antoine Lyonel Trouillot, Le Nouvelliste, 11 juin 2021
 

Un journaliste vedette dont chaque question est orientée dans le sens d’une apologie du pouvoir. Pas une remarque, pas la plus petite marque d’empathie pour les victimes de violences : viol, rapt, détroussage, assassinat. Pas la plus petite marque d’empathie pour les gens obligés d’abandonner leurs quartiers, leur domicile. Silence semblable à celui du pouvoir de facto.

C’est cela, le comportement de toute une partie de « la bonne société » haïtienne. Cette incapacité de juger de l’inacceptable en soi. Parce que pour cette partie de « la bonne société » l’inacceptable n’est pas une catégorie morale, c’est une variable qui ne vaut que si quelque chose atteint un proche, un milieu auquel on s’identifie.

Quelles considérations faire, quels atermoiements chercher, quelles circonlocutions bégayer ? Le pouvoir de facto a dit lui-même avoir fédéré des gangs ; des gangs se sont eux-mêmes définis comme appuis à ce pouvoir. Qui a la responsabilité d’assurer la sécurité publique : ceux qui détiennent (illégalement) les avoirs et les outils de répression de la république ?

Pourquoi sortir la rengaine de « la faute à l’opposition » ? En ce moment. Pourquoi revenir avec ce vieux discours orienté « nous sommes tous coupables, nous sommes tous pareils » ?

D’abord, c’est ridicule. En effet, rien n’est plus ridicule que quelqu’un qui est le seul à se prendre au sérieux, acteur d’un jeu dont on voit toutes les ficelles.

Cela plait peut-être à un petit groupe de « la bonne société ». Depuis Voltaire on sait que « pour le crapaud, la beauté c’est sa femelle ».

Cela renvoie également à un problème plus profond de la société haïtienne. La gestion criminelle des affaires de la nation par la bande Moïse/PHTK fait qu’on se concentre sur le crime. On en oublie un peu ce qui a rendu le crime possible : l’indifférence aux inégalités sociales, le conformisme mesquin d’un esprit de caste, l’absence de toute éthique républicaine chez une bonne partie des classes moyennes favorisées et la bourgeoisie d’affaires.

Cela aurait dû faire la une de tous les médias, cela aurait dû soulever une colère républicaine de tous les secteurs, ce qui s’est passé à Martissant et à Fontamara ces derniers jours. Mais non. Quand ce genre de chose arrive, on crie d’une seule voix que ce n’est pas acceptable, on demande à ceux qui exercent (même illégalement) la force publique qu’ils mettent fin à cela. Quand leur complicité est avérée, on exige leur remplacement. Mais non. D’aucuns préfèrent bavarder allègrement sur l’opposition, le pays, « nous, les Haïtiens », se perdre dans des détails sans intérêt et des rhétoriques fallacieuses…

Au-delà de la politique en tant que telle, c’est ce genre d’attitude qui force à la radicalité. Ne pas s’étonner si, mécontentement et ressentiment, les gens viennent plus tard demander : quand on violait et on assassinait à Cité Soleil, Martissant ou Fontamara, vous faisiez quoi, vous disiez quoi ?

Au moment où la folie autoritaire, anticonstitutionnelle de Jovenel Moïse/PHTK vacille, les préjugés sociaux, les réflexes conservateurs, l’incapacité d’adopter une éthique qui ferait dire : que cela se passe à Martissant ou à Montagne-Noire, c’est inacceptable, et soyons tous unis contre l’inacceptable, sont encore très forts. Quand on aura retrouvé le chemin de l’expression démocratique, c’est sans doute l’un des problèmes dont on devra discuter en priorité.