Fratnz Duval, Le Nouvelliste, 10 janvier 2020
Le 12 janvier 2010 non seulement rappelle la plus grande catastrophe naturelle à avoir jamais affecté Haïti, il est aussi la date qui lance la deuxième décennie du XXIe siècle dans notre pays. Les cent ou trois cent mille morts et la grande désolation laissés par le séisme vont amener sur nos rives une flopée de bons samaritains, institutions internationales spécialisées dans les catastrophes et aventuriers de l’entraide, dont la plupart vont nous dépouiller au lieu de nous aider. Les 35 secondes du tremblement de terre et la gestion catastrophique de l’après-séisme marquent toute la décennie de leur empreinte.
Dix ans plus tard, Haïti déguste encore le fumet des milliards promis mais ignore le goût des grands projets annoncés. La reconstruction promise par la communauté internationale reste invisible. Les aidants et les réceptionnistes de l’aide se sont entendus pour détourner le meilleur : l’espoir et les milliards.
Dès les premières heures du 13 janvier 2010, des acteurs étatiques de la communauté internationale ont compris qu’Haïti était une proie facile. Une occasion en or. On nous a tendu mains secourables et assistance mortelle d’un même élan. La République dominicaine a décidé de faire main basse sur notre potentiel économique et les Etats-Unis d’Amérique de nous domestiquer pour en finir avec la conduite d’une politique autonome tentée les années d’avant par les dirigeants haïtiens. Dix ans plus tard, entre dumping et élections trafiquées, Haïti est entre les mains de ses puissants voisins et nos problèmes se sont multipliés, car comme la majorité des mauvais samaritains des premiers jours de janvier 2010, nos pays amis ne sont pas là pour nous baby-sitter mais pour nous contrôler. Avec la complicité des acteurs politiques locaux qui y trouvent leur compte, ils font leur beurre sur le dos de la bête Haïti.
Dix ans plus tard, si une nouvelle catastrophe se produit, nous serons plus faibles et plus exposés. Petit exemple, le corps des sapeurs-pompiers de Port-au-Prince qui se doit d’être en première ligne en cas de problème est toujours logé dans le vieil immeuble d’avant le tremblement de terre avec les fissures laissées par le séisme en prime. L’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti est toujours en construction et a moins de capacité d’accueil aujourd’hui comparé à il y a dix ans. Si nous avons appris à mieux connaître les risques sismiques, rien n’a changé dans la préparation de la population aux catastrophes naturelles ni dans leur prise en charge si elles surviennent. Sur le papier, il y a des institutions; dans les faits, chaque 12 janvier, le gouvernement décrète une journée de réflexion et organise une rapide visite à un indigne mémorial pour cacher notre dénuement.
Peu d’entreprises et de familles étaient couvertes par une assurance en 2010, c’est encore le cas dix ans plus tard. Il y a des litiges, primes d’assurance non versées, vieux de dix ans qui ne connaissent pas l’ombre d’un dénouement. Il n’y a eu aucune loi, aucune mesure réglementaire, aucune incitation pour porter les Haïtiens à mitiger les risques qu’ils encourent en vivant et en investissant dans un pays traversé par des lignes de failles à la cartographie incertaine. Nous sommes restés le pays du Bon Dieu Bon.
Si la reconstruction institutionnelle bat de l’aile – on attend de voir sortir de terre la cité administrative, le Parlement, le palais national et les milliers de logements sociaux promis -, les Haïtiens, des plus humbles aux plus riches, ont recouvert la grande région métropolitaine de nouvelles citées de béton. On a construit comme jamais ces dix dernières années. Souvent sans plan, sans un regard des autorités, sans régulation, sans crédit. L’informel règne en maître. Il n’y a ni code de construction respecté ni contrôle des matériaux effectués. Pour preuve, les plus grands ensembles bâtis du pays après le 12 janvier 2010 sont Canaan, une cité spontanée à la sortie nord de Port-au-Prince, la ceinture d’immeubles qui va de Jalousie (Pétion-Ville) à Mariani (Carrefour) et qui enveloppe trois communes sur les piémonts du morne L’Hôpital et les étendues bâties recouvrant la plaine du Cul-de-Sac de Marlique jusqu’à Croix-des-Bouquets. On construit pareil, ou presque, des grandes villas sur les hauteurs après Pétion-Ville aux petites maisons pour ouvriers. Nous n’avons pas mieux reconstruit. Seule la vente des matériaux fait la fortune de quelques-uns.
Dans un pays ravagé par un séisme, on n’a jamais instauré un ministère du Logement, de la Reconstruction ou de l’Urbanisme. On a repris avec ardeur les mêmes fausses ou mauvaises solutions d’avant la catastrophe. Aujourd’hui, mis à part quelques rues, kilomètres recouverts d’asphalte sans système de canalisation, qui servent de routes, impossibles de trouver ni sur un plan ni dans les faits des axes routiers qui accompagnent le développement fulgurant de Pétion-Ville, de Péguy-Ville, de Pèlerin, de Laboule, de Montagne Noire, de Morne Calvaire et des autres quartiers huppés. Il n’y a ni route pour s’échapper, ni centre hospitaliers de référence pour se faire soigner, ni adduction d’eau potable, ni centrale électrique, ni service des urgences pour les desservir. De ce point de vue, les problèmes des pauvres sont aussi mal adressés que ceux des gens aisés. La décennie perdue est également perdue par tous.
Tout cela s’est produit avec à la tête du pays deux présidents qui devaient changer le système car ils ne sont pas des politiciens traditionnels. Michel Martelly et Jovenel Moïse sont la preuve qu’il ne suffit pas d’avoir les fonds, les ingrédients et le pouvoir pour réussir le gâteau de la bonne gouvernance. Haïti a perdu des points dans tous les classements importants ces dix dernières années et la tendance ne semble pas être sur la voie de s’inverser.
Le pouvoir exécutif a eu à sa disposition ces dix dernières années le fonds du budget national, les fonds de la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti, le fonds PetroCaribe, le fonds de l’aide internationale classique et des milliards comme jamais déversés sur le pays par la diaspora. Qu’est-ce qui a été construit de solide ces dix dernières années ? Le Parlement haïtien a vu son budget passer de moins d’un milliard de gourdes à plus de sept milliards de gourdes par an en dix ans. Combien de lois ont été votées ? Combien de missions de contrôle de l’exécutif ont eu de suite ? Dans le même temps, les parlementaires ont fait nommer ministres, directeurs généraux, ambassadeurs, employés et contractuels, selon leur bon plaisir dans toutes les administrations publiques. Quels meilleurs résultats avons-nous obtenus ? Dans quels domaines avons-nous avancé ? Quelles sont les politiques publiques qui ont changé ? Même constat pour le pouvoir judiciaire : les juges sont plus forts, la justice plus faible ou instrumentalisée. L’Etat, le gouvernement, les trois pouvoirs se sont mélangés, confondus, ont tout partagé de majorité présidentielle en majorité présidentielle et la demande de l’actuel président est d’avoir encore plus de pouvoir pour pouvoir gouverner. En dix ans, la démocratisation a reculé et tout indique que la nouvelle décennie s’annonce encore plus mortifère pour la gouvernance, le développement et les droits humains.
Deux présidents du même camp, en deux mandats, ont réalisé le même exploit : ne pas pouvoir tenir complètement les élections prévues dans les temps impartis. Michel Martelly, de son investiture à son départ de la présidence, en cinq ans, n’a pas réalisé une seule élection complète pendant son règne. Il est à craindre que le même sort frappe la présidence de Jovenel Moïse. Et pourtant les élections sont la clé de voûte du système que nous avons choisi après le 7 février 1986. Elles causent de l’instabilité mais elles sont encore l’indispensable chemin vers le pouvoir. Qu’allons-nous faire ? Qu’avons-nous appris de nos échecs et de nos retards ? Aujourd’hui, ni ceux qui sont au pouvoir ni ceux qui sont dans l’opposition n’inspirent confiance à la population. On doit constamment choisir entre la peste et le choléra quand il faut donner le pays à un groupe politique. Pire, les mêmes revendications, les problèmes, les mêmes mauvaises solutions reviennent sans fin. Qu’avons-nous appris en dix ans ? Le Conseil électoral, la loi électorale, l’organisme chargé d’émettre les cartes d’identification nationale, l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique qui doit faire le décompte de la population en âge de voter, tout est défaillant. Aucune institution chargée de le faire ne peut lancer demain un processus électoral pour renouveler les élus. Les partis politiques ne vont pas mieux. Nos institutions sont sous perfusion ou n’ont que la façade. Pas de mission, pas d’âme, pas de cœur. Les années à venir s’annoncent déjà sombres.
Pour espérer une sortie, il reste au pays deux moteurs. L’entreprise privée et l’éducation. Le privé ne propose plus rien depuis des années. Ilvit en grande partie, comme les plus pauvres d’entre les pauvres, sur les envois de la diaspora haïtienne. Il n’érige rien à partir de cette manne. L’entreprise privée est devenue dépendante de la République dominicaine qui l’alimente et la phagocyte. Contrebande est le maître mot d’une relation inégale qui permet à Haïti de consommer à meilleur marché mais l’empêche de collecter les taxes pour ériger l’Etat nation. Avec deux béquilles, les transferts et la contrebande, nous vivotons, mais le pays n’ira jamais loin ainsi. Les acteurs du privé ne réclament rien de l’État et l’État les traite en ennemis ou en obligés. On ne pourra rien construire de solide avec de telles prémices. On a cru pendant la décennie écoulée que l’agriculture, le tourisme et la sous-traitance pourraient nous tracter vers des jours meilleurs. Ce ne fut pas le cas. Il nous manque les entrepreneurs, les projets et la stabilité. Il nous faut collectivement nous inscrire dans la recherche insatiable de la réussite, dans la création permanente de richesses, dans l’utilisation optimum des rares ressources du pays. Cesser de produire de la misère à grande échelle, casser la mécanique reproductive des inégalités. Le souhaitons-nous ? Y aspirons-nous ? Le pourrons-nous ?
Reste l’éducation. Déception de la décennie. Les écoles et universités augmentent en nombre, peinent à offrir la qualité. Haïti a fait du surplace. Il n’y a pas d’ambition. La formation des maîtres et la mise en place de curricula adaptés qui devait être la base du renouveau du système sont délaissées. N’intéressent les responsables que la construction de nouveaux établissements et la nomination du premier venu comme professeur pour s’assurer une clientèle politique au détriment de la qualité de l’enseignement. Pour ne rien arranger, le pays dispose de plusieurs écoles et les enfants de ceux qui en ont les moyens ne rencontrent nulle part les jeunes de leur âge qui viennent d’un autre milieu. Le chic depuis des décennies est d’accoucher à l’étranger et d’inscrire ses enfants dans des écoles qui n’ont rien à voir avec le système éducatif haïtien tout en se trouvant sur le territoire national. De génération en génération, les enfants des plus capables n’ont rien à voir avec les enfants du plus grand nombre en Haïti. Les nantis savent de moins en moins ce qui se passe dans le pays réel.
Dans un pays où les principales ressources sont les envois de la diaspora et l’agriculture, faites le ratio entre écoles de langues, écoles de formation professionnelle, instituts de formation agricole et les métiers des sciences humaines, de la diplomatie, du journalisme et autres sciences inexactes et vous comprendrez l’inanité du projet pays. Nous ne construisons pas les ponts pour l’avenir. La décennie 2010-2019 a été une collection d’échecs. Pour partir d’un nouveau pied, il faut en prendre conscience et renverser la vapeur. En cultivant le pire, on va obtenir sans surprise le pire dans les années à venir.
Comme au matin du 13 janvier 2010, dix ans plus tard, le pays connaît une croissance économique négative. Cette fois la catastrophe n’est pas naturelle, elle est humaine. L’inflation valse. La faim s’étend. La gourde perd de sa valeur pour rien. Il y a face à nous l’horizon bouché et de possibles lendemains meilleurs. Chacun devra encore une fois faire des choix. Comme en 2010, il y a un immense potentiel. On peut encore le galvauder, nous laisser avoir, multiplier les réussites individuelles, rater encore une fois l’essentiel ou tranquillement rebattre les cartes et mieux les distribuer pour un projet national.