La présence des Nations unies en Haïti a été caractérisée par deux choses : le gaspillage et l’épidémie de choléra. Des missions à n’en plus finir. Des millions de dollars gaspillés dans des programmes inefficaces, allant du renforcement des institutions (il n’y en a pratiquement plus une seule qui fonctionne) au désarmement (on n’aura jamais autant vu d’armes illégales dans ce pays). Avec, comme si le ridicule ne suffisait pas, la mort jetée dans la rivière. Le bilan : compter les morts et les dollars perdus.
Mais l’affaire La Lime contre Haïti témoigne de quelque chose de plus grave. Dans son superbe ouvrage « The rhetoric of empire » (1993, Duke University Press), David Spurr pointe la négation comme constitutive du discours colonial et de ses avatars. Elle va plus loin qu’un simple procédé. Elle est essentielle à la légitimation de son porteur, à sa paix intérieure, à son assurance. Rarement aura-t-on vu chez un haut fonctionnaire des Nations unies une telle attitude intellectuelle. De son point de vue, c’est déjà une concession que madame La Lime nous fait en réduisant des dizaines de milliers de personnes à trois mille. Pour une « administratrice coloniale », l’autre n’existe que dans les termes fixés par l’administrateur.
On peut chercher dans sa philosophie politique personnelle (des rumeurs à vérifier sur ses amitiés avec la pensée suprémaciste) et dans ses intérêts personnels et affectifs (d’autres rumeurs d’un autre type qu’il serait sordide d’aller vérifier), mais au-delà du détail des incidences biographiques, ce que madame La Lime représente et révèle, c’est la persistance d’un système de pensée que l’on n’avait pas l’optimisme de croire mort, mais qu’on pensait un peu sous la paille, la gêne, sinon la honte affectant ses porteurs.
La négation de l’autre dans la rhétorique coloniale fait abstraction de sa condition objective aussi bien que de sa capacité de produire du discours sur cette condition. Et si nous nous fâchons, elle nous récitera peut-être les vers du poème de Kipling, « le fardeau de l’homme blanc » : « Prenez le fardeau de l’Homme Blanc /Et récoltez sa vieille récompense/ La critique de ceux qu’on dépasse,
La haine de ceux qu’on surveille/ Les cris des hôtes que vous guidez/ (Ah, lentement !) vers la lumière. »
« Dépasse », « surveille », « guide »… On imagine qu’elle utilise ce vocabulaire dans son intimité. Madame La Lime, c’est l’homme blanc typique du XIXe siècle.
Le déshonneur des Nations unies, c’est d’avoir envoyé en Haïti, terre de la négation la plus radicale de la pensée et de la geste coloniales, une rescapée de cette pensée. L’actualité haïtienne est passée sous silence et nombreux sont les peuples, les journalistes, les chercheurs qui regardent ailleurs. Mais il viendra vite le temps où l’évolution de la situation haïtienne forcera à s’intéresser au destin de ce peuple et à analyser, pour l’histoire, ce que la représentante des Nations unies a fait ici, ce qu’elle a vraiment représenté. Le souvenir des « plaisirs de Saint-Domingue » et la négation de l’autre. Quand arrivera ce temps, les Nations unies auront à expliquer pourquoi ce déshonneur que fut madame La Lime.