Par Salvatory R. St Victor, citoyen engagé, tiré d’Alterpresse, le 11 novembre
L’assassinat de Jovenel Moise a pris de court et laissé dans la confusion la plus totale ses plus farouches opposants. A telle enseigne, qu’ils n’arrivent pas, jusqu’à date, à évaluer adéquatement la gravité de ce crime, encore moins les conséquences qui en découleront nécessairement au plus haut niveau de la gouvernance du pays. Pourtant, les lignes de la bataille politique n’ont pas bougé, ou plutôt, ont bougé à peine. La contradiction interne au sein du pouvoir PHTK entre l’équipe de Michel Martelly et celle de Jovenel Moise, ayant emporté ce dernier dans la tombe, est révélatrice de l’influence limitée qu’avait l’opposition sur la scène politique. Les menées de celle-ci ont toujours buté sur ce déficit majeur qu’a représenté l’absence d’un organe de chute ayant force de contraindre. À l’état brut, cette contrainte a toujours été le panache du pouvoir, lieu prisé où les intérêts économiques majeurs convergent et se battent. En face, dans l’opposition dite plurielle, pour montrer son caractère atomisé, aucun stratagème déterminant qui aurait permis le renversement des rapports de force n’avait vraisemblablement pas vu le jour pendant toute la durée de la bataille politique.
C’est alors que le 7 juillet 2021, Jovenel Moise s’est fait assassiner en sa résidence même. Les puissants du pays ont finalement parlé. Ils se sont enfin exprimés sur cette crise longue de trois années consécutives, tout en prenant garde antérieurement d’étouffer les voix qui sortaient des couches subalternes de la société réclamant à grands cris l’éviction de Jovenel Moise du pouvoir, qui, semble-t-il, représentait le point de départ de leur mieux-être. Ces cris, vite convertis en complaintes, ont été bâillonnés à coup de mitraillettes distribuées aux organisations criminelles qui ont totalement pris le contrôle des quartiers précaires. Les puissants ont laissé, comme à l’accoutumée, la fonction coercitive au pouvoir de l’État [1] qui s’est attelé à faire couler beaucoup de sang pour mater les rébellions de la population dues à la polarisation marquée de l’économie gangrénée par la corruption, y entrainant naturellement la paupérisation de la majeure partie de ses membres. Une fois les mains de Jovenel Moise salies, les membres de la classe dominante l’ont écarté, vu qu’il représentait le chef de file politique de cette nouvelle équipe concurrente sur le marché économique. Ils se sont, en fait, empressés de réajuster leur tir pour rattraper le coup manqué de Michel Martelly qui voulait trouver le compromis social historique nécessaire à la stabilisation du pouvoir de l’État à travers « Le Représentant » de la couche paysanne. Celui-ci, en guise de devoir de maison, avait pour tâche d’assurer la pérennité du pouvoir de l’équipe Martelly, véritable instrument politique de la fraction la plus agressive de la classe dominante à l’époque. Mais avec d’autres idées en tête, il a suivi ses propres voies en avançant difficilement mais surement dans ses projets politiques et économiques qui ont démantelé quasi-totalement ce qui restait de nos institutions républicaines, laissant derrière lui son lot de cadavres et une économie en lambeaux. Dans leur empressement ou à défaut de tout prévoir, le plan des puissants ne s’est pas passé comme souhaité, car l’assassinat n’a pas abouti à l’expulsion recherchée des partisans de Jovenel Moise de l’appareil étatique. Du coup, la bataille politique pour occuper les organes de l’État n’avait fait que commencer.
C’est en ce sens que l’on retrouve sur la scène politique deux camps qui s’affrontent ouvertement pour le contrôle du pouvoir et autour desquels se sont satellisés les membres de l’ancienne opposition anti-gouvernementale, dont certains, malgré le manque visible de moyens appropriés, ne jurent que par l’éradication totale de l’ancien régime autrefois unifié ; et d’autres, plus réalistes, s’estiment-ils, développent, à leur risque et péril, des jeux d’alliance pour occuper le plus tôt possible les couloirs du pouvoir exécutif. À souligner que parmi les réalistes figurent celles et ceux qui se sont alignés auprès de ce qui reste du tiers du sénat pour se propulser eux aussi dans les arènes du pouvoir.
La guerre
Entre temps, la situation objective pourrit. À la fois comme conséquence et toile de fonds, la crise, qui s’aggrave chaque jour davantage, n’est rien d’autre que le moment politique d’une guerre économique qui fait rage entre certains détenteurs exclusifs de vieilles monopoles, en l’occurrence certains anciens riches, et des nouveaux riches qui se sont taillé une place bien au frais sous le règne de Martelly ayant profité de la dilapidation des fonds PetroCaribe notamment, sans toutefois oublier des enrichis de dernière date, du temps fort de Jovenel Moise, qui tapent du poing sur la table. Nul besoin de faire remarquer qu’historiquement, les enrichis, dans ce cas précis des agents de l’accumulation, anciens ou nouveaux ou de dernière date, ont toujours été des criminels et/ou corrompus jouant de leur position et influence politique pour accumuler, et ensuite assauter les marchés économiques afin de détenir le plus de parts de marché possible. Dans la logique de l’économie conventionnelle, cela va de soi. C’est de bonne guerre. Ainsi, des alliances se font-elles et se défont-elles au gré des circonstances. Aujourd’hui, cette bataille acharnée, opérant sur fond de lutte de classes, prend forme à travers la vente d’un produit stratégique pour le pays qu’est le carburant. Chaque Haïtien vit au quotidien tous les maux que pose la rareté de l’essence, survenue sur le marché, à cause des péripéties, allant du kidnapping aux meurtres de camionneurs, que rencontrent dans leur approvisionnement les fournisseurs concernés. Chaque protagoniste active, au besoin, son organisation criminelle dans cette jungle, où la raison du plus fort est toujours la meilleure. Ils trouvent pignon sur rue, aussi bien dans les bidonvilles de la capitale à travers leurs gangs armés que dans l’État à travers leur camp politique respectif qui est au pouvoir. Les « martelistes » semblent être le bras politique d’un groupe d’anciens riches, qui s’est fait rejoindre par un groupe de nouveaux, tandis que les « jovenelistes », se sont rassemblés autour d’un groupe d’enrichis de dernière date, remarqués dans un bloc composé aussi à la fois d’anciens et de nouveaux riches.
La lutte des classes est le moteur de l’histoire, nous disait Marx. Mais, de cette lutte qui oppose le capital au travail, le racisme est venu construire des catégories minorisées dépourvues de tout pouvoir social, condamnées à ne produire que de la main-d’œuvre faite pour être exploitée[[Étienne BALIBAR Immanuel WALLERSTEIN. Race, nation, classe les identités ambiguës, 1997. ]. Dans les sociétés modernes du continent américain, ces groupes minorisés composés de noirs, de métis et de descendants d’aborigènes voient, dès la naissance, cette barrière sociale se dresser contre eux, cherchant à les priver de toute autonomie économique pour les obliger à vendre leur force de travail au plus bas de l’échelle sociale. D’où les difficultés pour ces groupes ethnicisés d’avoir accès à la culture et à l’éducation, mais, avant tout et par-dessus tout, la quasi impossibilité pour eux d’avoir accès au capital. En Haïti, les ethnicisés forment la majeure partie de la population, prenant de ce fait des proportions nationales, tant l’accès à l’éducation et au capital est réservée à une élite très restreinte, étrangère au pays, qui puise sa fierté dans un racisme à peine contenu. La plus grande réponse donnée à ce racisme en ce XXe siècle fut, malgré ses profondes limites vis-à-vis des revendications populaires, le noirisme, qui a permis aux couches subalternes embourgeoisées de rapatrier le pouvoir de l’État chez eux. Ayant défait le mulâtrisme, il a reconfiguré l’état des rapports de domination, malgré l’absence d’un projet national avec pour but la transformation des structures sociales existantes fondées sur l’exclusion.
Après avoir pris le dessus dans le champ politique, cette réponse a continué sa route pour s’accentuer, désormais, dans le champ économique. Il ne fait aucun doute que la paralysie du pays correspond à cette bataille sanglante, que se livrent les agents de l’accumulation autour des monopoles du marché haïtien : d’un côté, des anciens riches qui veulent, au mieux, les conserver, au pire une intégration sélecte d’heureux élus fraichement débarqués ; tandis que, de l’autre, des nouveaux, qui exigent un élargissement beaucoup plus considérable du club des riches, avec, parmi eux, des enrichis de dernière date, dont les racines sont plongées parmi les minorisés du pays. Ce qui est certain, aucun changement social n’est possible dans une société, sans que la classe dominante ne soit bousculée. Toutefois, cette guerre économique aurait été significative pour les dominés si le projet politique « des représentants de fait » des ethnicisés, vidés de leur cupidité outrancière, faisait de la place à leur base sociale.
* Citoyen engagé