FRANÇOIS BONNET, Médiapart, 25 NOVEMBRE 2019
Port-au-Prince, de notre envoyé spécial.– C’était un adolescent d’une quinzaine d’années. Chimbaby, son surnom, est mort mardi 19 novembre au soir, tué de deux balles dans le ventre par un gang armé menant une expédition punitive. Chimbaby vivait à Bel Air, un petit quartier en plein centre-ville, juste derrière la cathédrale de Port-au-Prince, toujours en ruines depuis le séisme du 12 janvier 2010.
Bel Air est un quartier populaire misérable, jamais reconstruit, où les tas d’immondices le disputent aux bâtiments dévastés. C’est surtout l’un des foyers de l’immense soulèvement débuté le 15 septembre contre le président Jovenel Moïse (lire notre précédent article) et qui a jeté tout le pays dans la rue.
Ce 19 novembre au soir, des habitants en panique ont pu décrire à une radio locale l’irruption du gang rue Tiremasse et rue Mariella, une dizaine d’hommes lourdement armés. Des quartiers voisins, on a pu entendre des rafales d’armes automatiques durant plus d’une demi-heure. Et certains témoins affirment avoir reconnu Jimmy Cherizier, alias « Barbecue », à la tête du groupe.
Jimmy Cherizier est devenu le symbole de la collusion du pouvoir avec les gangs armés pour terroriser la population et la dissuader de manifester. Selon plusieurs rapports d’enquête judiciaire ou réalisés par des organisations de défense des droits de l’homme, il est un acteur direct de deux des plus grands massacres d’habitants survenus depuis un an et restés impunis à ce jour. Ils impliquent chaque fois des proches du président Jovenel Moïse, des responsables de son parti, des ministres.
Le dernier en date s’est justement produit à Bel Air et la mort de Chimbaby n’en est que la sinistre suite. En trois jours, les 4, 5 et 6 novembre, « Barbecue » et son gang ont tué au moins quinze personnes, incendié une vingtaine de maisons, brûlé une dizaine de voitures. Les corps des victimes ont été emportés ou démembrés et jetés aux cochons et aux chiens, ou encore brûlés. Une tête a été laissée en exposition sur un trottoir. Selon un témoignage d’un enquêteur, plus de la moitié des habitants ont fui le quartier.
Ce massacre n’est pas l’histoire d’un gang voulant prendre le contrôle d’un territoire, pas davantage un règlement de comptes entre bandes armées, comme cela se passe aussi dans d’autres quartiers de Port-au-Prince. Mais à Bel Air, c’est bien une punition politique qui a été infligée à la population. « Le gang a été monnayé pour débarricader le quartier », dit un enquêteur qui souhaite rester anonyme pour des raisons de sécurité.
Un peu plus haut dans le centre-ville, dans une maison protégée par de hauts murs, les militants et les enquêteurs du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH) se retrouvent dans des bureaux surchargés de dossiers. Dans une salle d’attente, des victimes d’exactions et de violences policières sont venues témoigner. Des dizaines de manifestants ont été tués depuis cet été par des policiers qui tirent parfois à balles réelles.
« C’est aujourd’hui une stratégie politique délibérée : le pouvoir s’allie avec des gangs, les paie pour faire taire la contestation en installant la terreur. Le pays est en voie de gangstérisation générale, car cela se passe aussi dans les autres villes », explique Marie Rosy Auguste, qui coordonne les enquêtes du RNDDH. Ce réseau a acquis une très grande notoriété par la qualité de ses enquêtes et ses accès nombreux à des sources au sein de la justice et de la police.
« Pour le massacre de Bel Air, nous avons reçu et interrogé une trentaine de victimes, beaucoup de blessés par balles, des gens qui ont été chassés de leur maison. Nos enquêteurs sont allés dans le quartier. Nous savons de manière très précise comment s’est enclenché le massacre », ajoute Marie Rosy Auguste, qui assure que, malgré les menaces et les pressions, les enquêtes du RNDDH se poursuivront jusqu’au bout.
Retour à Bel Air. Le 30 octobre et le 1er novembre, un ministre et un membre de l’exécutif rencontrent à l’extérieur du quartier des jeunes de Bel Air pour leur demander de lever les barricades et de débloquer le quartier. Le premier contact est un échec. Dans la deuxième discussion, le ministre fait miroiter un versement de 5 millions de gourdes (environ 50 000 euros) aux associations communautaires du quartier. Nouvel échec.
« Oui, nous pouvons l’écrire car nous le savons, insiste Marie Rosy Auguste, le gouvernement a alors contacté Jimmy Cherizier, qui a accepté d’exécuter le travail. Il s’est allié pour cela avec Ti Sonson, alias Ti Chèf, de la bande Base Krache Dif. »
Le 4 novembre, une première intrusion des hommes de Barbecue se solde par un échec. Fusillades, incendies : les gangs doivent abandonner sur place six motos. Ils reviendront les récupérer plus tard… avec le soutien d’un véhicule de la Brigade d’intervention et d’opération départementale (BOID) de la police nationale. Les deux jours suivants, assassinats, incendies et expulsions du quartier se poursuivent.
« Beaucoup de gens m’ont parlé de l’implication de la BOID et de l’Unité départementale pour le maintien de l’ordre, et nous l’avons également écrit. Certaines unités de police sont neutres et ne touchent pas à cela, mais d’autres sont très décriées », explique un enquêteur du RNDDH qui a travaillé sur Bel Air.
Dans un communiqué, le RNDDH désigne directement le pouvoir : « Nous déplorons le fait par les autorités étatiques de recourir une fois de plus à la violence et aux gangs armés à des fins politiques. Nous ne comprenons pas que la police nationale d’Haïti (PNH) ne soit pas intervenue pour protéger la population » (lire ici leur rapport (pdf, 153.7 kB)). Le gouvernement n’a pas daigné répondre ni fournir la moindre explication. Barbecue, lui, a expliqué sur une radio locale qu’il devait protéger son fief, le bas du quartier de Delmas, des manifestants et « barricadeurs » de Bel Air.
« Les agents de police entendaient les cris des résidents »
C’est que Chérizier-Barbecue n’est pas que gangster et criminel. À 42 ans, il est une personnalité publique qui, comme d’autres chefs de gang à Port-au-Prince, parle sur les radios, se fait appeler « commandant » par des journalistes et revendique tenir d’une main de fer sa zone de Delmas (voir ici une de ses vidéos).
Surtout, Chérizier-Barbecue est un ancien policier de la PNH, affecté à l’Unité départementale de maintien de l’ordre à Port-au-Prince. C’est sous pression directe de la communauté internationale, en particulier d’un groupe de parlementaires américains, qu’il a été révoqué en décembre dernier. Officiellement pour absentéisme et détention illégale d’armes : l’homme aimait poster sur les réseaux sociaux ses différentes armes de guerre. De fait, pour être l’un des responsables du massacre de La Saline, le 13 novembre 2018.
La Saline est un quartier bidonville proche de Delmas, en bordure du port et de Cité Soleil. Ce 13 novembre, 71 personnes sont massacrées à la machette, à coups de hache ou par armes à feu, onze femmes sont victimes de viols collectifs, des dizaines de personnes sont blessées. Des enfants sont tués. Une partie des corps sont emportés dans des brouettes pour être jetés dans une décharge d’ordures, les autres sont brûlés et démembrés.
Comme à Bel Air, la population de La Saline fournissait des bataillons de manifestants dans les mouvements de protestation qui n’ont pas cessé depuis 18 mois (voir et lire notre portfolio).
L’ampleur du massacre déclenche une enquête du Bureau des droits de l’homme de la mission des Nations unies (Minujusth) alors déployée en Haïti. Son rapport recoupe et confirme deux autres investigations conduites par des associations, dont le RNDDH. Selon ces enquêtes, le pouvoir et la police sont impliqués dans la tuerie menée par cinq gangs différents. Le massacre a été planifié, coordonné et ordonné par un responsable du parti présidentiel, le délégué départemental de l’Ouest Richard Duplan.
Et, ajoute le rapport de la Minujusth, Richard Duplan « se déplaçait à pied en compagnie de Jimmy Cherizier, alias Barbecue, agent de l’Unité départementale de maintien de l’ordre, et de Gregory Antoine, alias Ti-Greg, agent de la police administrative, ainsi que des membres de gangs armés vêtus de noir et portant des cagoules. Parmi les hommes armés, un troisième policier, Gustave, alias Chupit, agent du corps d’intervention et de maintien de l’ordre, aurait été identifié ».
Le rapport de la Minujusth énumère par ailleurs une quinzaine de noms de divers chefs ou membres de gangs. Les violences et tueries ont duré quatorze heures sans que la police n’intervienne. Deux sous-commissariats faisaient pourtant face au quartier. « Les agents de la PNH entendaient les cris des résidents », précise le rapport (à lire intégralement ici). La police a par la suite expliqué ne pas avoir été en mesure d’intervenir, faute de moyens et d’effectifs.
« La justice haïtienne a ouvert une enquête. Nous connaissons les protagonistes, le déroulement du massacre. Nous savons que le directeur général de la sécurité du ministère de l’intérieur était avec le délégué départemental Duplan. Mais depuis un an l’enquête n’a pas avancé, s’indigne Marie Rosy Auguste du RNDDH. C’est seulement plusieurs mois plus tard que le délégué et le directeur général ont été discrètement exfiltrés et ont perdu leurs fonctions. La justice, elle, piétine. »
Les États-Unis, principal acteur politique en Haïti, mais aussi l’Europe et la France demandent par communiqués réguliers que l’enquête soit accélérée, les responsables arrêtés et jugés. Rien ne se passe. Pourquoi le président Moïse laisserait-il la justice avancer, alors qu’il bénéficie toujours du soutien de la communauté internationale ?
Mercredi 20 novembre, Kelly Craft, ambassadrice des États-Unis à l’ONU, s’est déplacée à Port-au-Prince. Le résultat d’une journée de rencontres a été un communiqué lénifiant appelant Juvenel Moïse à conduire « un dialogue inclusif » pour aller vers un gouvernement d’union nationale « pleinement opérationnel », le tout pour bâtir « un avenir meilleur pour les Haïtiens ». C’est également la position française et celle du Core Group qui rassemble les diplomates des principaux pays représentés en Haïti.
Qu’un pouvoir massacreur conduise un « dialogue inclusif » est une étrangeté qui accable toute la société haïtienne. Églises, partis, associations, intellectuels, artistes, une large partie du monde économique et les organisations de base dans les campagnes et les villes de province : toutes les formes de représentation des Haïtiens demandent comme préalable le départ d’un président qualifié, au choix, d’« incompétent », de « mafieux » ou de « criminel ».
« Les gangs se sentent forts, ils sont très organisés, surarmés avec un équipement bien supérieur à celui de la police nationale. Cette puissance leur permet d’élargir leurs territoires. Et ils ont pour la plupart des ramifications politiques. Ils avaient déjà été utilisés pour les campagnes électorales de Martelly [ancien président – ndlr], puis de son dauphin Jovenel Moïse. Ne banalisons pas cette terreur, car elle permet aujourd’hui à Moïse de se maintenir au pouvoir », estime un enquêteur du RNDDH.
Jusqu’à quand ? Paralysé depuis deux mois, le pays vit sans administration, sans justice, sans écoles, sans universités, avec des hôpitaux en crise manquant de tout, une économie à l’arrêt et 60 % de la population plongée dans une situation d’extrême misère. Toutes les routes reliant la capitale aux régions sont bloquées.
Il n’est personne aujourd’hui en Haïti qui considère que la situation puisse perdurer encore quelques mois. Sauf à déclencher une déflagration que la communauté internationale aura le plus grand mal à maîtriser.