THOLANCE Eva-Luna, Libération, 21 décembre 2019
Une étude publiée démontre l’exploitation sexuelle perpétrée par les « soldats de la paix » de l’ONU sur les femmes et les filles de l’île. « Ils te mettent quelques pièces dans la main pour te planter un bébé dans le ventre. » C’est le titre de l’étude sur le site de publication scientifique Taylor and Francis, qui raconte la façon dont, lorsqu’ils étaient missionnés en Haïti de 2004 à 2017, les Casques bleus ont exploité à des fins sexuelles les femmes et les jeunes filles de l’île. Les plus jeunes avaient 11 ans. Au moins 265 enfants sont nés de ces abus et ont été abandonnés avec leur mère lorsque les soldats sont rentrés chez eux. Sur l’île, on appelle ces bébés les « petits Minustah », du nom de la mission de maintien de l’ordre à laquelle leurs pères biologiques ont participé (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti).
Publiée le 11 décembre, l’étude réalisée par Sabine Lee, professeure à l’Université de Birmingham, et Susan Bartels, professeure à l’Université Queen’s au Canada [1], montre que les pratiques d’exploitation et d’abus sexuels sont monnaie courante chez les « soldats de la paix ». Ce n’était pourtant pas son objectif premier. A l’origine, une question était posée aux 2 500 Haïtiens qui y ont participé : « A quoi ressemble la vie à proximité d’une base de Casques bleus ? »
Du sexe pour un repas
Selon les chercheuses, les enfants nés de ces « relations » ne sont que la pointe émergée de l’iceberg au sein d’un système d’abus et d’exploitation sexuelle des populations locales. Un Haïtien interrogé témoigne par exemple que « tous les jours, [il] entend des femmes se plaindre des violences sexuelles perpétrées par les soldats de la Minustah. »
Et, même si les viols ne forment pas la majorité des témoignages, la plupart des relations sont considérées par les chercheuses comme « des situations d’exploitation économique » où les soldats profitent de la grande pauvreté des femmes ou des très jeunes filles et garçons qu’ils rencontrent pour obtenir des services sexuels.
En 2007, 134 Casques bleus sri-lankais ont été renvoyés chez eux pour avoir eu des relations sexuelles avec des enfants en échange de quelques centimes, dans le cadre d’un « cercle » de prostitution qu’ils avaient mis en place pendant trois ans. Ils n’ont jamais été poursuivis, que ce soit par les Nations unies ou la justice locale. Une histoire qui n’est pas sans rappeler le scandale lié à l’ONG Oxfam, dont l’ancien directeur a reconnu avoir fait venir de jeunes Haïtiennes dans une maison financée par l’organisation durant une mission en 2011. « Face à un soldat qui a de l’argent, des ressources, et une arme, il y a une tout de suite une relation de pouvoir qui s’installe, explique Susan Bartels à Libération. Il est très difficile de parler de consentement quand les jeunes filles et femmes ont des relations sexuelles pour leur survie. Certes, elles font un choix, mais ce choix est clairement déterminé. »
Prendre ses responsabilités
Avoir eu un enfant avec un Casque bleu a toujours des conséquences très rudes pour les femmes et filles. Laissées dans la misère, elles se retrouvent parfois à devoir développer une relation avec un autre soldat pour subvenir aux besoins de l’enfant. Il leur est impossible de l’envoyer à l’école ou de continuer leur éducation elles-mêmes. « Ces jeunes filles auraient pu être avocates, docteures, ou quoi que ce soit d’autre […]. Maintenant, elles vendent des oranges ou des piments dans la rue pour élever leurs enfants », explique un Haïtien interrogé.
Il n’y a pour l’instant pas de mécanisme au sein de l’ONU pour permettre aux mères seules d’obtenir une pension alimentaire. Paula Donovan, directrice de AIDS-Free World et militante pour les droits des femmes, explique : « Les casques bleus sont issus d’un contrat entre l’ONU et les pays qui fournissent les troupes. Dans ce contrat, les soldats répondent officiellement de l’autorité de leur pays d’origine et donc, en cas de faute commise lors d’une opération des Nations unies, ces dernières se déchargent de leur autorité sur les soldats et s’en lavent les mains. » Pour Susan Bartels, « les Nations unies ne peuvent pas changer ce qui s’est passé. Mais cette étude est l’opportunité pour elles de prendre leurs responsabilités face aux femmes et aux filles touchées par ces abus », notamment en leur apportant une aide financière suffisante.
Ce n’est pas la première fois que les Casques bleus sont accusés d’exploiter sexuellement les femmes des pays dans lesquels ils sont déployés. En 2017 déjà, le commandant de la force chargée de la mission en république démocratique du Congo (Monusco) mettait en garde ses soldats après des accusations d’atteinte sexuelle : « Respectons-nous en tant que militaires professionnels. Et respectons les Nations unies, car la conduite des Casques bleus met en jeu la crédibilité même de l’ONU. »