Haïti : les préparatifs d’un coup d’État

ROBERT BERROUËT-ORIOL, Médiapart, 26 octobre 2020

 

La République d’Haïti connait depuis plusieurs mois une recrudescence de jours liberticides et endeuillés. Sous la houlette d’une kleptocrate confrérie néo-duvaliériste, le PHTK (Parti haïtien tèt kale), le pays s’enfonce dans la corruption, l’insécurité, le népotisme, l’impunité et les crimes d’État avec la complicité des « pays amis » regroupés au sein du Core Group (États-Unis, Canada, Brésil, Grande Bretagne, France, Espagne, Allemagne), ainsi que celle de l’OEA (Organisation des États américains), institution réputée pour la « supervision » d’élections truquées en Amérique latine. Élu frauduleusement en 2015 avec environ 590 927 voix sur les 6 millions d’électeurs en âge de voter en Haïti, Jovenel Moïse, un obscur « entrepreneur » de la filière bananes, s’est vu parachuté à la magistrature suprême de l’État par un CEP (Conseil électoral provisoire) aux ordres, une fois de plus, du Département d’État américain. Il y a lieu de rappeler que c’est ce même Département d’État américain qui était à la manœuvre lors de l’élection-sélectionprésidentielle désastreuse, cinq ans plus tôt, de Michel Martelly, un musicien bouffon lui aussi nostalgique de la dictature duvaliériste, adulé des secteurs les plus rétrogrades et archaïques de la société haïtienne et connu pour son mépris des femmes, publiquement revendiqué, et qui réduisait l’exercice du pouvoir au démantèlement de l’État de droit et à la promotion des prébendes des « bandits légaux ». La mémoire collective a également retenu le rôle criminogène du Département d’État américain lors du prétendu « retour à la démocratie » qui a vu en 1994 le rétablissement au forceps, dans ses fonctions présidentielles, de Jean Bertrand Aristide, l’un des plus zélés fossoyeurs de la démocratie en Haïti depuis l’adoption de la Constitution de 1987. De manière globale, plusieurs analystes avancent l’idée du début d’une certaine « somalisation » d’Haïti avec le délitement ces dernières années du pouvoir d’État, la politisation outrancière de la Police nationale, la prolifération des gangs armés instrumentalisés par divers secteurs et l’actuel pouvoir exécutif, ainsi que la récente remobilisation, sur le mode d’une quasi milice privée liée au Parti haïtien tèt kale, des FAd’H (Forces armées d’Haïti) institution meurtrière fortement impliquée dès les années 1980 dans le trafic de drogue au pays et responsable au cours des ans de graves violations des droits humains et de divers coups d’État. Dans ce contexte, « Le pouvoir central ne contrôle plus rien dans le pays, estime l’historien et écrivain [haïtien] Michel Soukar, qui, comme d’autres, s’inquiète d’une éventuelle « somalisation » d’Haïti, en référence à la situation qui sévit en Somalie, pays d’Afrique soumis aux bandes armées et aux seigneurs de la guerre. » (« Crise. Haïti, le pays bloqué », Courrier international, 3 décembre 2019).

L’analyse critique de la situation sociopolitique au pays a-t-elle un rapport avec le métier de linguiste, avec les sciences du langage, et plus précisément avec les droits linguistiques et les droits citoyens en Haïti ? La réponse à cette question est oui, à l’aune d’un regard objectif car le linguiste ne travaille pas dans une tour d’ivoire, dans un cocon protecteur et sans lien avec les lignes de force de la société. Le linguiste est un acteur social lui aussi préoccupé des droits et des devoirs citoyens, et à ce titre son action ainsi que sa réflexion s’inscrivent dans une histoire, dans la lecture éclairée de la situation socioéconomique et sociopolitique de son pays. À l’instar des autres langagiers (journalistes, enseignants, etc.), le linguiste est au coeur de l’expression de toutes les configurations de la société : il a la liberté citoyenne, dans son discours analytique et critique, d’en ausculter les battements, les convulsions, les corps d’idées, les dispositifs idéologiques, et de joindre sa voix à celle de la société civile engagée dans le long chemin de l’édification d’un État de droit en Haïti.

Le citoyen-linguiste n’étant pas atteint de cécité volontaire, notre analyse des différents aspects de la situation sociolinguistique haïtienne ne saurait donc se départir de son contexte social, économique et politique, et nous soutenons de manière constante et argumentée, depuis 2011, que l’aménagement linguistique en Haïti relève du politique et doit être une entreprise d’État. De la sorte, l’aménagement identifié devra articuler une vision, un dispositif à la fois politique, juridique et réglementaire relevant de la politique linguistique nationale de l’État. En ce qui a trait à l’aire sémantique du terme « politique » et en rapport avec notre propos, on retiendra que son étymologie renvoie au grec « politikè » qui signifie science des affaires de la Cité. La « politique » est donc l’organisation de la Cité, de l’État. Dans un sens plus précis, « politikos », concerne la constitution, la structure et le fonctionnement (méthodique, théorique et pratique) d’une communauté, d’une société, d’un groupe social. La politique porte sur les actions, l’équilibre, le développement interne ou externe de cette société, ses rapports internes et ses rapports à d’autres ensembles. La politique est donc principalement ce qui a trait au collectif, à une somme d’individualités et/ou de multiplicités. Dans une acception plus restreinte, « politikè » se réfère à la pratique du pouvoir, aux luttes pour le pouvoir et à la représentativité du peuple. En lien avec l’aire sémantique du terme « politique », il ressort que la question linguistique haïtienne et celle de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles, le créole et le français, renvoient à une analyse plus large de la société haïtienne pour bien appréhender les actes de langage dans leur dynamique sociale et dans leurs rapports avec le pouvoir politique. C’est ainsi que nous situons l’impératif de la mise en œuvre des droits linguistiques en Haïti dans le grand ensemble des droits humains fondamentaux et dans la perspective de l’édification d’un État de droit en Haïti.

Cette idée force est étayée dans plusieurs de nos articles parus en Haïti, entre autres dans « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (Le National, 11 octobre 2017). Dans ce texte, nous avons défendu la vision –conforme à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996–, selon laquelle les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits humains fondamentaux. Cette neuve façon de problématiser la situation linguistique d’Haïti a auparavant été consignée dans notre livre de référence, « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), ainsi que dans notre« Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Cidihca et Éditions Zémès, 2018). Une telle vision pose en amont le nécessaire questionnement des rapports entre le pouvoir d’État, le pouvoir législatif et l’impératif de l’aménagement linguistique qui doit être enraciné dans la formulation et la mise en œuvre des droits linguistiques en Haïti.

Contre les droits citoyens et les droits linguistiques, le démantèlement programmé de l’État de droit par le PHTK néo-duvaliériste

La question des droits linguistiques est donc relativement nouvelle dans l’analyse de la situation linguistique d’Haïti. Elle est consignée de manière explicite et pour la première fois dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Il importe donc d’en rappeler la configuration pour mieux comprendre en quoi le démantèlement programmé de l’État de droit par le PHTK néo-duvaliériste risque d’impacter lourdement les droits citoyens et les droits linguistiques au pays.

En proclamant l’universalité des « droits linguistiques », la « Déclaration universelle des droits linguistiques » de 1996 établit les fondements de cette notion jurilinguistique majeure. On entend par « droits linguistiques » l’« Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels » (Gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des « droits linguistiques » s’entend donc au sens du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de « l’équité des droits linguistiques ». En fonction du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des « droits linguistiques » pose (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture ; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias ; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques. Alors même que la Constitution de 1987 ne fournit pas de provisions jurilinguistiques exhaustives quant aux droits linguistiques de l’ensemble de la population, elle consigne pourtant les balises générales permettant de les formaliser et de les articuler dans un futur énoncé de politique linguistique d’État et dans la future et première législation d’aménagement linguistique que le Parlement haïtien devra être appelé à voter. Tandis qu’elle expose le dispositif d’un ensemble de droits citoyens fondamentaux –« droit à l’information », « droit à la sécurité », « droit à la vie et à la santé », droit à la « liberté de réunion et d’association », droit à « la liberté individuelle », droit à « la liberté d’expression »–, c’est plutôt en ses articles 5 et 40 que cette Constitution fournit les paramètres généraux en lien avec les « droits linguistiques ». L’article 5 consigne la co-officialisation des deux langues du patrimoine linguistique national, le créole et le français, et, en le renforçant, l’article 40 fait obligation à l’État de diffuser tous ses documents dans nos deux langues. L’orientation d’ensemble quant aux droits du citoyen est donnée en préambule de la loi-mère dans les termes suivants : « Pour fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ». Les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 sont en lien logique avec les articles 32, 32-1, 32-2, qui consignent les obligations de l’État central et des collectivités territoriales en matière d’éducation.

Bien qu’elle n’ait pas été rédigée par des spécialistes de droit constitutionnel, cette charte fondamentale consigne avec hauteur de vue les normes de l’organisation et de la gouvernance de l’État ainsi que l’ensemble des droits citoyens qu’elle garantit. En cela, les avocats, les professionnels d’horizons divers et les militants des droits humains de la société civile qui faisaient partie de l’Assemblée constituante de 1987 ont effectué un extraordinaire et novateur travail d’élaboration de la première Constitution démocratique de l’histoire moderne du pays. De manière explicite, les constituants de 1987 voulaient prémunir le pays contre le retour de toute forme de dictature et barrer la voie à une réédition camouflée de la dictature duvaliériste. Il faut dès lors prendre toute la mesure de plusieurs des traits majeurs de sa configuration : elle est la première constitution votée en version bilingue en Haïti depuis l’Indépendance de 1804 ; contre le retour du présidentialisme despotique, elle pose l’affirmation de la plénitude des droits citoyens pour l’établissement d’un État de droit ; elle inscrit un profond rompement d’avec la négation totale des droits citoyens qui a eu cours durant la sanglante dictature des Duvalier ; et elle proclame le créole, aux côtés du français, langue officielle pour la première fois dans l’histoire nationale. Mais la plénitude des droits citoyens et l’établissement d’un État de droit sont assautés, depuis un certain temps, sur le mode du retour à peine camouflé du duvaliérisme, version Michel Martelly, Laurent Lamothe et Jovenel Moïse.

En effet, plusieurs analystes ont mis en lumière le fait que, depuis l’arrivée au pouvoir exécutif des kleptocrates du PHTK, le processus de démantèlement de l’État de droit, sur le mode de son érosion progressive, connaît des avancées identifiées, dénoncées et âprement combattues par la société civile. Au plan d’une analyse globale, c’est précisément le processus du démantèlement des institutions de l’État de droit qui caractérise pour l’essentiel les dix dernières années de l’exercice du pouvoir par le PHTK, comme le souligne le PAG dans son article du 21 janvier 2020, « La décennie du Parti haïtien Tèt kale (PHTK) : décadence et résistances ». Dans un pays, Haïti, qui est loin d’avoir achevé sa déduvaliérisation, ce processus de démantèlement de l’État de droit par le PHTK se manifeste notamment par son refus dilatoire d’organiser les élections municipales et législatives, privant ainsi le pays d’une instance de contrôle de l’action de l’Exécutif, à savoir le Parlement. Ce processus se manifeste aussi par les entraves répétées à la liberté de s’exprimer et de manifester pacifiquement sur la voie publique, auquel l’Exécutif oppose le recours accru à la violence policière, par le refus du pouvoir exécutif de tenir en 2019 un procès public suite au scandale de la dilapidation des fonds PetroCaribe, et, en septembre 2020, par la création, sous pression occulte et publique de l’ambassade américaine, d’un Conseil électoral provisoire anticonstitutionnel chargé d’organiser des élections législatives et de tenir un référendum de « validation » d’une nouvelle Constitution.

Le scandale de la dilapidation des fonds PetroCaribe a impliqué plusieurs présidents haïtiens, y compris l’actuel, Jovenel Moïse, et six gouvernements. Comme en font foi de nombreux articles parus dans la presse haïtienne (cf. entre autres celui du journal Le National daté du 27 juin 2019, « Petrochallengers, ce mouvement à plusieurs branches »), ce scandale a donné lieu à un vaste mouvement de protestation d’ampleur nationale en 2019 suite au rapport de la Cour supérieure des comptes (voir l’excellente enquête en trois parties d’AlterPresse, « Haïti, le scandale du siècle [1/3] : Le dossier PetroCaribe » datée du 1er mars 2019) : « La période couverte par l’audit [de la Cour supérieure des comptes] s’étend sur huit années, de septembre 2008 à septembre 2016, et couvre trois présidences : celle de René Préval (mai 2006 à mai 2011), de Michel Martelly (mai 2011 à février 2016) et enfin de Jocelerme Privert (février 2016 à février 2017). Le total des ressources générées de 2008 à 2018 par PetroCaribe s’élève à plus de 4,237 milliards de dollars. Selon les données obtenues, 219 cargaisons totalisant 43,9 millions de barils de carburant ont été livrés et commercialisés en Haïti. » En bloquant par des manœuvres dilatoires la tenue du procès de la dilapidation des fonds PetroCaribe, l’Exécutif PHTK de Jovenel Moïse affaiblit et paralyse le système judiciaire haïtien, déjà partiellement corrompu, et il confirme ainsi sa volonté de poursuivre le processus de démantèlement des institutions de l’État de droit. Le meurtre du bâtonnier Montferrier Dorval, crime d’État, le 28 août 2020, en est une macabre illustration.

Le point d’orgue de l’offensive du PHTK contre les droits citoyens en Haïti –dont font partie les droits linguistiques–, est manifestement la création, le 18 septembre 2020, d’un Conseil électoral provisoire anticonstitutionnel très largement décrié par les institutions de la société civile, chargé d’organiser des élections et de tenir un référendum de « validation » d’une nouvelle Constitution. Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que l’amendement de la Constitution de 1987 a donné lieu à d’évidentes et complexes magouilles à l’échelle du Sénat et de l’Exécutif et a provoqué une ample controverse. Cette ténébreuse saga d’amendement de la Constitution de 1987 est attestée dans de nombreux articles, entre autres par le texte d’Isabelle L. Papillon, « Controverse autour de la publication de la Constitution amendée » paru sur le site The Canada-Haïti Information Project qui reprend celui du site Haiti Liberté, édition du 4 au 10 janvier 2012 : « Le 16 mars 2011, la Constitution du 29 mars 1987 amendée a été publiée au Journal officiel, Le Moniteur. Le sénateur Steven Irvenson Benoit cria au scandale puisque sept
articles de la Constitution amendée avaient été falsifiés. Ces articles en question concernent les mandats des élus. Selon des parlementaires, c’était le sénateur Jocelerme Privert, du département des Nippes, qui s’était chargé de transmettre ce document à l’Exécutif pour publication. Entretemps, certains parlent de faux en écriture publique qui y ont été glissés et d’autres disent [qu’il y a eu] des erreurs matérielles. Dans les deux cas, il y avait des manquements et s’il y en a eu des fautes graves, c’est qu’il y avait un ou des auteurs. Qui pis est, les minutes de la séance en assemblée nationale ont mystérieusement disparu au Parlement. On a dû recourir aux bandes sonores et aux cassettes audiovisuelles pour essayer de repêcher quelques données. »

Le projet de référendum de « validation » d’une nouvelle Constitution que prépare le PHTK de Jovenel Moïse constitue sans doute l’épicentre d’un tsunami politique qui, s’il est mis en œuvre au moyen d’un décret présidentiel inconstitutionnel, risque de compromettre durablement l’établissement d’un État de droit en Haïti. Il ne faut pas perdre de vue, là-dessus, que depuis janvier 2020, Jovenel Moïse gouverne par décrets puisque le Parlement, déclaré dysfonctionnel, n’assure plus son rôle constitutionnel de contrôle de l’action gouvernementale.

La question de fond est la suivante : un Exécutif néo-duvaliériste, illégitime et publiquement contesté par la majorité de la population à l’échelle nationale, empêtré dans des scandales de corruption et ordonnateur d’actes de répression des libertés citoyennes peut-il être porteur d’une nouvelle Constitution garante des droits fondamentaux des citoyens et singulièrement des droits linguistiques ?

Des voix autorisées, en Haïti, ont tôt mis en lumière le caractère inconstitutionnel du projet d’une nouvelle Constitution que prépare le PHTK néo-duvaliériste de Jovenel Moïse. Elles dénoncent « Cet acte politique [qui] vient confirmer les velléités autoritaires du président Jovenel Moïse », critiquent ces organisations féministes, qui affirment prendre leur distance face à « un processus, qui viole et met en veilleuse la Constitution » et [s’insurgent contre] « un projet susceptible de saper les acquis démocratiques et de menacer l’existence des mouvements sociaux, du mouvement féministe ». (…)  Face à ces dérives et velléités antidémocratiques, ces organisations féministes appellent les institutions et organisations démocratiques « à faire barrage à tout projet qui ferait sombrer Haïti à nouveau dans la dictature » (« Près d’une dizaine d’organisations féministes qualifient d’illégal l’arrêté nommant un nouveau Conseil électoral provisoire en Haïti », AlterPresse, 29 septembre 2020). Selon « Georges Michel : « Il faut attendre la prochaine législature si l’on veut amender la Constitution » : « Georges Michel, historien et membre de l’Assemblée constituante à l’origine de la Constitution de 1987, a commenté sur Magik9 le projet de Jovenel Moïse de doter le pays d’une nouvelle Constitution. En effet, le président de la République a indiqué la semaine dernière qu’il entend organiser un référendum à la fin de l’année pour adopter une nouvelle loi mère. Selon Georges Michel, c’est inconstitutionnel de changer la Constitution via un référendum. « Le pays a une Constitution qui n’est pas caduque. Celle-ci trace les voies conduisant à son amendement. On aurait dû attendre la dernière session de la dernière législature pour introduire une déclaration de révision votée en Assemblée nationale. C’est à la prochaine législature de travailler là-dessus. Toute initiative qui ne suit pas cette procédure est inconstitutionnelle », a-t-il soutenu. » (Le Nouvelliste, 21 janvier 2020.) L’ancien membre de l’Assemblée constituante de 1987 précise également que « Le changement de constitution initié par Jovenel Moïse est un « coup de force » contre la Constitution de 1987, croit Georges Michel » : « L’historien Georges Michel [membre de l’Assemblée constituante de 1987] a qualifié de « coup de force » contre la Constitution de 1987, le projet de changement de constitution entamé par le Président de la République Jovenel Moïse qui a déjà démarré les consultations, en vue de former l’Assemblée constituante (…) » (Haïti Standard, 18 juin 2020). Pour sa part, « L’ancien ministre de la justice Me Bernard Gousse a jugé « inconstitutionnel et illégal » l’arrêté du président Jovenel Moise nommant les neuf membres du Conseil électoral provisoire (CEP). Le juriste prend pour preuve le mandat attribué au nouveau Cep consistant à organiser le référendum afin de doter le pays d’une nouvelle constitution. Intervenant lundi sur les ondes d’une station de radio de la capitale, Me Gousse estime que cette démarche est non conforme à l’article 284.3 et 284.4 de la constitution du 29 mars. En effet l’article 284-3 dispose que toute consultation populaire tendant à modifier la Constitution par voie de référendum est formellement interdite. Et la Constitution en son article 284-4 [dispose] qu’aucun amendement à la constitution ne doit porter atteinte au caractère démocratique et républicain de l’État. Me Bernard Gousse sans langue de bois affirme au micro des collègues de Magik 9 que l’Exécutif haïtien, par cet arrêté, viole la Constitution haïtienne qu’il était censé respecter et faire respecter. L’arrêté nommant le nouveau CEP est « inconstitutionnel et illégal », selon Me Bernard Gousse. » (…) « Me Gousse plaide en faveur d’une levée de boucliers des forces vives de la société pour faire obstacle à ce projet car, dit-il, Duvalier avait par voie référendaire réussi à imposer une présidence à vie dans le pays. » (« L’arrêté nommant le nouveau CEP est « inconstitutionnel et illégal », selon Me Bernard Gousse », Haïti Press Network, 21 septembre 2020.)

Cette levée de boucliers réclamée par le juriste Bernard Gousse contre le projet de nouvelle Constitution en préparation dans les laboratoires du PHTK néo-duvaliériste devra être assurée par la société civile organisée car cet obscur projet de restitution d’un « présidentialisme fort », qui vise le retour au pouvoir du duvaliérisme avec ou sans Duvalier, aura des effets directs sur l’efficience des droits citoyens et des droits linguistiques au pays. En cela, il faut bien examiner l’hypothèse d’une probable candidature présidentielle en 2021 de François-Nicolas Duvalier, petit-fils et fils des dictateurs François Duvalier et Jean Claude Duvalier et auteur d’un factum laudateur paru le 19 avril 2013 dans Le Nouvelliste, « In memoriam Dr François Duvalier, président à vie ». François-Nicolas Duvalier, faut-il le rappeler, a été conseiller spécial du clown-président Michel Martelly et son influence au sein du disparate PHTK néo-duvaliériste ne fait pas de doute. Il a le soutien des dinosaures de la dictature duvaliériste, notamment celui de Rony Gilot, nommé en 2008 secrétaire général du Parlement haïtien puis, en 2016, secrétaire général adjoint du Palais national par le président par intérim Jocelerme Privert (Radio Métropole, 19 février 2016). Inculpé en 2013 devant la justice haïtienne dans le procès de Jean Claude Duvalier, duvaliériste de premier plan et tonton macoute « en service commandé » depuis les années 1960, Rony Gilot traîne derrière lui un passé scabreux et a été mêlé à de violents actes de répression menés par la dictature duvaliériste durant la grève de 1960 – 1961 de l’Union nationale des étudiants haïtiens (voir Leslie Péan : « Entre savoir et démocratie – Les luttes de l’Union nationale des étudiants haïtiens sous le gouvernement de François Duvalier », Éditions Mémoire d’encrier, 2010).  Il a entrepris une « œuvre » révisionniste et apologétique de réhabilitation du duvaliérisme et de la dictature duvaliériste dans ses publications. Ancien responsable du journal de propagande jeanclaudiste « L’Assaut » dans les années 1980, membre fondateur et propagandiste du Conseil national d’action jeanclaudiste, le CONAJEC, au cours des années 1970 – 1980 et de la Fondation François Duvalier en 2006, Rony Gilot est l’auteur notamment de « Au gré de la mémoire. François Duvalier, le mal-aimé » (Éditions Le Béréen, 2007) et de « Au gré de la mémoire, Jean-Claude Duvalier ou l’ingénuité captive » (Éditions Le Béréen, 2010).

Sans écarter la possibilité que Jovenel Moïse puisse éventuellement être candidat à sa propre succession, la seconde option du PHTK qui doit être examinée est l’hypothèse plus probable d’une candidature présidentielle de Michel Martelly en 2021. Il s’agirait dès lors d’un projet de restitution d’un « présidentialisme fort » limitant le pouvoir de contrôle du Parlement et qui serait « légitimé » par une nouvelle Constitution cousue sur mesure pour justifier et préparer le retour au pouvoir de Michel Martelly malgré le bilan quasi nul de sa précédente présidence dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la sécurité, etc. Comme pour leur première option, les stratèges du PHTK/Jovenel Moïse mettent en œuvre l’idée chère aux duvaliéristes de « l’unité de la famille haïtienne » –« unité » en dehors de la justice et des réparations–, et qui vise en réalité le retour au pouvoir du duvaliérisme avec ou sans Duvalier. On se souvient que Michel Martelly a été un ardent défenseur de Jean Claude Duvalier, comme le rappelait le quotidien français Le Monde lors de sa visite en France en février 2014 : « Ces ONG et les victimes ont dénoncé « l’absence de volonté politique » du président haïtien Michel Martelly, qui a plusieurs fois évoqué une amnistie en faveur de l’ancien dictateur au nom de « la réconciliation nationale ». Le 1er janvier dernier, le président haïtien a invité M. Duvalier à participer, à ses côtés, à la cérémonie commémorant l’indépendance d’Haïti. » (« L’ex-dictateur haïtien Duvalier sera jugé pour crimes contre l’humanité », Le Monde, 21 février 2014.) Sous les habits trompeurs du « renouveau » et de la « bonne gérance » de l’État, c’est donc bien le projet d’un « présidentialisme fort » que prépare le PHTK/Jovenel Moïse : une mise à jour « moderne » du duvaliérisme, avalisée par le Core Group et imposée à la population haïtienne au moyen d’une élection-sélection et d’une nouvelle Constitution favorisant le retour aux affaires de Michel Martelly.

Les deux options du PHTK, qui verraient le parachutage « démocratique » de François-Nicolas Duvalier ou de Michel Martelly à la magistrature suprême de l’État, doivent donc être bien comprises dans l’actuelle conjoncture au pays. La nouvelle Constitution en cours d’élaboration par le PHTK de Jovenel Moïse, sur le mode d’un « présidentialisme fort » et d’une reconfiguration « moderne » du duvaliérisme, portera gravement atteinte aux droits citoyens et aux droits linguistiques qui lui sont liés. La nouvelle Constitution de Jovenel Moïse pourrait notamment renforcer le recul institutionnel du créole au profit du français et procéder à une dilution de la portée historique des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987. Elle pourrait aussi donner à l’Exécutif le pouvoir de légiférer par décret –et non pas avec la sanction du Parlement et par consensus populaire–, dans le domaine linguistique et en particulier en matière de politique linguistique éducative.

C’est en cela que réside, au plan linguistique, la principale leçon à retenir de la lecture critique du projet d’élection et de référendum destiné à « légitimer » une nouvelle Constitution : jamais, dans l’histoire nationale, le « présidentialisme fort » n’a été conçu et mis en œuvre pour assurer l’efficience des droits citoyens et des droits linguistiques qui lui sont liés. Le « présidentialisme fort » s’oppose de fait à l’efficience des droits citoyens en les niant ou en les diluant au nom de « la réconciliation nationale » chère aux duvaliéristes, et il est le fil conducteur du retour au pouvoir du duvaliérisme avec ou sans Duvalier. Il appartient à la société civile organisée, aux institutions des droits humains, de s’y opposer vigoureusement en proposant une alternative démocratique consensuelle. Les droits linguistiques en Haïti ne peuvent être mis en oeuvre que dans le cadre de l’établissement d’un État de droit garant des droits citoyens.