Claire Antone Payton, NACLA, 30 mai 2019
À première vue, les appartements du Village Lumane Casimir ne ressemblent à rien. Ils se tiennent seuls au bord d’une plaine inondable désolée, à une dizaine de kilomètres de Port-au-Prince, en Haïti. En 2011, le gouvernement haïtien a versé une somme de 49 millions de dollars à une entreprise de la République dominicaine pour la construction de 3 000 unités destinées à accueillir les survivants du séisme de 2010 ayant détruit la plus grande partie de la capitale. Moins de la moitié de ces appartements ne se sont jamais matérialisés. Beaucoup d’autres restent à moitié terminés, vandalisés ou vacants.
L’abandon général du complexe d’appartements contredit son rôle crucial dans le plus grand scandale qui ait eu lieu en Haïti ces dernières années. Aujourd’hui, les révélations d’une corruption gouvernementale à très grande échelle pour des projets de travaux publics comme Village Lumane Casimir ont déclenché un mouvement de protestation qui menaçait de renverser le président Jovenel Moïse. Le complexe de logements a été construit avec les fonds que le pays a économisés grâce à sa participation au programme vénézuélien Petrocaribe, dans lequel le gouvernement vénézuélien a autorisé le gouvernement haïtien à acheter du pétrole avec un plan de paiement différé et à utiliser les économies réalisées pour renforcer les programmes gérés par l’État. Cependant, l’état déplorable des appartements a renforcé les allégations parmi les habitants et les voisins selon lesquelles des hauts fonctionnaires, des bureaucrates et des entreprises de construction auraient amassé ces fonds pour eux-mêmes.
Il y a des raisons de s’en douter. En 2017, une commission sénatoriale haïtienne a publié un rapport affirmant que Moïse et d’autres, dont deux premiers ministres, avaient détourné, gaspillé et détourné près de 2 milliards de dollars de fonds Petrocaribe officiellement affectés à des initiatives de relèvement après le séisme. Village Lumane Casimir n’est qu’un exemple parmi des centaines de projets de construction pour lesquels le gouvernement a payé depuis le désastre, mais qui n’ont jamais été commencés, jamais terminés ou proposés à ceux qui avaient promis une version anémique.
Les révélations du rapport ont provoqué l’indignation de l’opinion publique au milieu d’une crise économique plus grave qui a aggravé la précarité de la vie ordinaire en Haïti. Des manifestations revendiquant la transparence, la responsabilité et la fin des inégalités ont mis fin au commerce et aux transports, faisant près de 40 morts depuis août 2018 à l’heure de la presse. Haïti est aujourd’hui aux prises avec une récession financière qui a aggravé la pauvreté déjà criante à l’échelle nationale. La valeur de la monnaie haïtienne a chuté au milieu d’une insécurité alimentaire généralisée alors que la production agricole nationale continue de diminuer. Et, en théorie, Haïti devra rembourser l’argent de Petrocaribe à un moment donné, ce qui nécessitera sans doute d’évincer encore plus la population qui souffre depuis longtemps.
Les liens entre la corruption et la construction ne sont ni nouveaux ni spécifiques à Haïti. Construire des structures à grande échelle implique d’énormes sommes d’argent, des étapes multiples et des réseaux de transaction extrêmement complexes. Cela rend la surveillance difficile et ouvre de nombreuses possibilités de corruption, d’inflation des prix et de paiement des travaux incomplets ou de mauvaise qualité. Une revue de la littérature 2017 par Albert PC Chan et Emmanuel Kingsford Owusu dans le Journal of Construction Engineering and Management a identifié la corruption, la fraude et la collusion comme les principales sources de corruption dans la construction, suivies des détournements de fonds, du népotisme et de l’extorsion. Selon le Forum économique mondial, 10 à 30% de la valeur des grands projets de construction sont perdus en moyenne du fait de la corruption. Cette corruption a un coût: «la réduction de la durée de vie des bâtiments, leur effondrement et la perte de vies humaines», ont écrit Chan et Kingsford Owusu.
Comme l’ont montré mes recherches sur l’histoire de la construction en Haïti, les pratiques de corruption ne sont ni naturelles ni inévitables. En fait, l’extraction illicite de revenus est un mode de gouvernance construit qui nécessite une modification et un entretien constants pour survivre. Ses institutions sont faibles. «Des formes étatiques sont constamment créées, reproduites, maintenues et modifiées… ces processus de reproduction et de changement sont étroitement liés à l’évolution historique de la société et de la culture particulières dans lesquelles l’État fonctionne», écrivait Michel-Rolph Trouillot dans le livre de 1990, Haïti. : État contre nation. En effet, des efforts énormes ont été déployés pour adapter les stratégies d’extraction kleptocratique aux dynamiques nationales et régionales en mutation. Et ces crimes n’auraient pas été possibles sans un contexte régional plus large mettant en scène des intervenants internationaux.