FRANÇOIS BONNET, médiapart, 13 janvier 2020
C’est sans doute le plus grand scandale international de la décennie. Il met en cause l’ONU, les États-Unis, l’Europe, des dizaines d’États donateurs, des milliers d’ONG, des armées de consultants, de grands groupes privés, des partis politiques et leurs responsables. Tous ont été les acteurs ou les participants passifs d’une gigantesque opération d’aide dite « humanitaire » à Haïti. Elle s’est traduite par une gabegie financière effarante, accompagnée d’une corruption industrielle et de détournements massifs. L’unité de compte est le milliard de dollars. Près de 12 milliards de dollars ont été officiellement décaissés pour Haïti depuis 2010. Sans compter les autres milliards provenant de dons privés et des transferts de la diaspora haïtienne…
En 2011, un camp de sans-abri sur le golf de Pétion-Ville. © Reuters
Haïti a commémoré, dimanche, les dix ans du séisme du 12 janvier 2010, qui a fait entre 250 000 et 300 000 morts, des centaines de milliers de blessés, et jeté à la rue au moins 1,5 million de personnes. Les destructions et dégâts matériels ont été évalués à 120 % du PIB. Cette commémoration fut doublement sinistre : aux souvenirs poignants des morts d’hier s’est mêlée l’insupportable situation des vivants aujourd’hui.
La cérémonie principale s’est tenue au Mémorial (toujours inachevé et déjà délabré) du Morne Saint-Christophe, là où des milliers de victimes furent ensevelies dans des fosses communes. Puis fut présentée la maquette du futur Palais national, siège de la présidence, détruit en 2010. La France avait un temps proposé de le reconstruire. C’est aujourd’hui un terrain vague depuis que les ruines des bâtiments ont été évacuées par l’ONG Haitian Relief Organization de la star hollywoodienne Sean Penn.
La journée fut ainsi comme un condensé de la décennie écoulée. Haïti est un pays dévasté, englouti dans de violentes crises sociales et politiques. La misère y est encore plus grande qu’avant 2010. L’État n’est plus « failli », comme le diagnostiquaient les experts avant le séisme. C’est un État disparu, évanoui, qui laisse les 12 millions d’Haïtiens à la merci d’un clan qui tient la présidence de la République et de gangs criminels qui contrôlent de larges parties du territoire (lire nos précédents reportages ici et ici).
Collision du calendrier : depuis ce lundi 13 janvier, la République haïtienne n’a plus de parlement (le mandat de ses élus a expiré et il n’y a pas eu d’élections). Le gouvernement est démissionnaire depuis le printemps 2019. Le budget n’a pas été voté depuis trois ans. L’économie est en récession. L’inflation explose. Les services de base (éducation, santé, administrations) ne sont plus assurés ou si peu.
Le président Jovenel Moïse demeure rejeté par tous les partis sauf le sien, par toutes les Églises, par de larges secteurs du monde économique et la totalité des organisations de la société. Il gouverne depuis ce lundi par décrets, protégé par quelques centaines de militaires et des mercenaires recrutés auprès de la firme américaine Blackwater.
Mais l’incurie et la corruption de la classe politique haïtienne, la violence des élites exercée sur une population misérable, la prédation de la richesse nationale par une douzaine de familles qui tiennent 80 % de l’économie du pays ne suffisent pas à expliquer le désastre en cours. Le bilan est aussi celui de la communauté internationale, celui des grands acteurs de l’« aide » qui, en dix ans, a accéléré la destruction d’Haïti.
« Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté », écrivait Yanick Lahens, dans son livre Failles, publié quelques mois après le séisme de 2010. « Haïti tient une place exemplaire dans toute généalogie de la fabrique moderne de la pauvreté », ajoute-t-elle dans un texte récent.
« La catastrophe ici est une odieuse permanence. Une catastrophe qui dure depuis dix ans et se perpétue, mais dont aujourd’hui la laideur est nue », écrit également l’écrivain Lyonel Trouillot dans une tribune publiée dans Le Club de Mediapart.
Dès les années 2000, bien avant le séisme, Haïti avait déjà gagné son surnom de « République des ONG ». Mis sous tutelle par l’ONU en 2004, avec l’envoi d’une force armée de maintien de la paix (Minustah), le pays allait devenir le laboratoire des expérimentations les plus folles des bonnes âmes humanitaires. S’engouffrant dans les vides laissés par un État défaillant et en crise, des ONG de bric et de broc allaient se livrer à un concours Lépine du n’importe quoi.
Tant pis pour les ONG puissantes et expérimentées. Tant pis surtout pour les Haïtiens, « la fabrique moderne de la pauvreté » pouvait commencer au nom du bien et du bon. Consultants, experts avisés, associations de toutes sortes, sectes évangéliques ou doux illuminés sont venus « sauver Haïti ». Chacun avec son avis, sa recette, ses crédits.
C’est ce même processus qui a été reconduit au lendemain de la destruction de Port-au-Prince et de plusieurs autres grandes villes du pays. Ban Ki-moon, alors secrétaire général de l’ONU, se proclama « grand ami d’Haïti », et propulsa Bill Clinton, autre grand ami d’Haïti, à la vice-présidence de la Commission intérimaire pour la reconstruction. Il s’agissait alors de rassurer les pays donateurs – et le Congrès américain – sur la bonne utilisation des milliards de dollars à venir…
« Un véritable laboratoire de cleptomanie »
La suite n’est qu’une longue litanie de scandales, d’avertissements, de rapports tirant l’alarme, d’échecs, de détournements, de colères et de désespoirs. La Commission intérimaire se révéla vite une monstruosité bureaucratique. Des dizaines de millions de dollars partirent en fumée dans les firmes de consulting (la fondation Prince-Charles toucha ainsi 300 000 dollars pour un projet de reconstruction de Port-au-Prince), dans des projets absurdes de relogements provisoires, dans des villages « modèles » aujourd’hui sans eau potable et sans électricité.
Sous le titre « La décennie perdue », Frantz Duval, directeur du Nouvelliste, principal quotidien francophone d’Haïti, résume en ces termes le bilan : « La reconstruction promise par la communauté internationale reste invisible. Les aidants et les réceptionnistes de l’aide se sont entendus pour détourner le meilleur : l’espoir et les milliards. »
En écho, Jean-Euphèle Milcé, écrivain et directeur du National, autre quotidien de l’île, pose la bonne question : « Le peuple haïtien aimerait comprendre pourquoi et comment la reconstruction n’a même pas été entamée. Il s’agit d’une énigme difficile à percer parce que le cynisme des acteurs, tant humanitaires que politiques, a été d’une grossièreté effarante. Le séisme du 12 janvier a été un véritable laboratoire de cleptomanie, de nonchalance humanitaire sur fond de quête d’opportunités ».
Tout au long de ces dix ans, la corruption et les détournements n’ont cessé d’être documentés. Le résultat est l’impunité complète dont bénéficient ses auteurs. Un exemple ? La Croix-Rouge américaine a recueilli 486 millions de dollars de dons jusqu’en 2015. Le résultat de son action : six maisons construites… Autre exemple : USAID, l’agence étatsunienne d’aide au développement, a débloqué 2,5 milliards d’aides. 2,6 % ont été versés directement à des entreprises ou associations haïtiennes ; 54 % l’ont été à des firmes américaines (lire ici cet excellent blog du CEPR sur les scandales de la reconstruction).
De même, les grands groupes de la République dominicaine ont été massivement bénéficiaires des marchés truqués, pour des projets souvent abandonnés en cours de route. Le Canada, grand État donateur, a permis à ses entreprises de réaliser d’immenses bénéfices dans les divers secteurs du BTP. Quant à Bill Clinton, son inauguration la plus spectaculaire fut celle d’un hôtel Marriott au centre de Port-au-Prince, bulle de luxe irréelle gardée par des hommes armés jusqu’aux dents…
Les seuls rapports officiels identifiant les bénéficiaires de la corruption, des surfacturations, des détournements, des chantiers abandonnés sont ceux de la Cour des comptes haïtienne, dernière institution de l’État à fonctionner à peu près. Ce sont ces rapports, consacrés au programme d’aide PetroCaribe (3,5 milliards de dollars en dix ans), qui ont déclenché le vaste mouvement de protestation sociale qui secoue Haïti depuis dix-huit mois. Une quinzaine de ministres, des premiers ministres et l’actuel président Jovenel Moïse sont cités.
Où sont les autres enquêtes officielles ? Le Congrès étatsunien, la Banque mondiale, la Banque interaméricaine de développement ont enquêté sur les fiascos répétés. Mais tous se gardent de mettre en cause nommément les États, les ONG, les groupes industriels concernés et leurs responsables. Oui, il y a des corrupteurs et des corrompus. Ils restent anonymes, protégés par les raisons d’État, à l’abri de procès judiciaires qui pourraient établir d’autres responsabilités que celles des seuls hommes politiques haïtiens.
Interrogé à Port-au-Prince, l’écrivain Gary Victor, spectateur engagé de la politique haïtienne, se dit convaincu que « cette corruption ne s’est pas limitée à Haïti ». « Tant de milliards de dollars… Regardez PetroCaribe : des officiels vénézuéliens ont forcément touché et pas seulement nos politiques. Partis politiques aux États-Unis, République dominicaine, responsables d’ONG, tout le monde est venu se servir à Port-au-Prince et négocier sa part », dit-il à Mediapart.
D’où l’urgence d’une enquête impartiale menée sous l’égide de l’ONU. Les Nations unies ont beaucoup à se faire pardonner en Haïti, en particulier le scandale de l’épidémie de choléra provoquée par les soldats de la Minustah.
Durant plusieurs années, l’ONU a obstinément nié que cette épidémie foudroyante, provoquée en 2010 par des soldats népalais contaminés, était de la responsabilité de la Minustah. Le bilan est là aussi terrible : officiellement 10 000 morts, « au moins huit fois plus », selon l’épidémiologiste français Renaud Piarroux, et 800 000 personnes malades. Le choléra n’a été éradiqué qu’il y a quelques mois.
Seule une enquête détaillée, relayée par les justices des différents pays et donnant lieu à des procès, permettra d’établir comment une si vaste opération internationale a pu se transformer en un pillage généralisé. Les « Pétrochallengers » haïtiens demandent l’ouverture à Port-au-Prince du procès PetroCaribe. Les opinions publiques mondiales devraient exiger une enquête sur le fiasco de la reconstruction. Ce n’est qu’à ce prix que la confiance pourra être restaurée envers les institutions internationales, l’ONU et les ONG.