Walner Osna et Georges Eddy Lucien, 26 mars 2021
Au cours des dernières décennies, l’espace urbain devient le théâtre par excellence des mouvements sociaux. Aussi assiste-t-on à un changement de territoires de lutte : d’un espace rural de plus en plus pacifié à un espace urbain rebelle. Cet article s’attache à mettre au jour ce glissement. Il se structure en trois moments. D’abord, il revient d’indiquer la place des paysan-ne-s dans les mouvements sociaux pendant le XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Puis, il s’agit de montrer comment l’occupation états-unienne a pacifié le monde rural. Enfin, l’article met l’emphase sur les quartiers populaires et surtout sur la répression du régime au pouvoir pour contenir les révoltes des habitants des quartiers populaires.
Historiquement, les paysan-ne-s constituaient la principale force qui menait les luttes populaires en Haïti. Le milieu rural était en effet particulièrement le foyer des luttes populaires. Dans la première moitié du XIXe siècle, les grands mouvements paysans se concentraient dans le Sud :
- L’insurrection paysanne de la Grand’Anse de 1807-1820 dirigée par Jean-Baptiste Perrier dit Goman.
- La rébellion paysanne de 1843-1848 du Sud sous le leadership de Jean Jacques Acaau, connue sous le nom de mouvement des piquets.
- Un autre moment tout aussi important des luttes paysannes est la période de la première occupation états-unienne (1915-1934) d’Haïti. Les paysans-ne-s se mobilisaient pour contrecarrer les forces de l’occupation. Cette résistance prend fin en 1920 à la suite de l’assassinat des deux principaux leaders Charlemagne Péralte (1919) et Benoit Batraville (1920). Depuis, la lutte devient surtout urbaine et pacifique.
En effet, de 1806 jusqu’à l’occupation états-unienne (1915-1934), les paysan-ne-s représentaient une force politique importante dans la société haïtienne et les mouvements prenaient la forme de lutte armée. Avec l’occupation des États-Unis, il y avait une mutation importante dans la formation sociale haïtienne. Les forces états-uniennes ont démantelé la résistance paysanne, plusieurs milliers de paysan-ne-s sont tués et elles ont désarmé les paysan-ne-s. Cette occupation a conduit à la centralisation du pouvoir et à la concentration des services dans la « République de Port-au-Prince ». L’impérialisme états-unien a imposé sa domination jusqu’à aujourd’hui et le champ de bataille a changé.
Après la première occupation états-unienne, les mobilisations populaires deviennent en effet de plus en plus urbaines. Les grandes villes du pays principalement la capitale, Port-au-Prince, se transforment en territoire de luttes et de résistance populaire contre les oligarchies locale et internationale et leurs projets qui s’inscrivent dans la logique d’accumulation capitaliste. Par ailleurs, les luttes deviennent plus aiguës et permanentes au cours des quatre dernières décennies. La crise est accentuée avec l’application des politiques néolibérales. Celle-ci se traduit par l’implantation de mégaprojets extractivistes et l’application de politiques économiques décapitalisant les ruraux. Les paysan-ne-s dépossédé-e-s se trouvent dans l’obligation de venir vendre leur force de travail dans les usines à Port-au-Prince. Aussi assiste — t-on à des résistances localisées dans le monde rural, plus particulièrement dans les territoires d’accueil des projets internationaux[1] (Ile a vache, Caracol, La Gonâve, Ouanamith). Toutefois, les principales mobilisations populaires sont urbaines et fondamentalement pacifiques, en ce sens où les classes populaires n’utilisent pas de luttes armées pour se faire entendre (émeutes de 2008, la lutte pour le salaire minimum en 2009, la lutte contre les élections de 2016…). La grande majorité des personnes qui participent à ces mouvements viennent des quartiers populaires où habitent les opprimé-e-s.
Le peuple haïtien se soulève en effet depuis plusieurs années contre le pouvoir réactionnaire et rétrograde de Jovenel Moïse. En juillet 2018, après la décision antipopulaire du pouvoir de Jovenel Moïse d’augmenter les prix de l’essence de 38 %, du diesel de 47 % et du kérosène de 51 % en appliquant un diktat du chantre du néolibéralisme, le Fonds monétaire international, les classes populaires ont réagi en envahissant les rues de Port-au-Prince. Depuis lors, les mobilisations populaires se multiplient contre le pouvoir de Jovenel Moïse. Le 17 octobre 2018, plusieurs dizaines de milliers de citoyens prennent les rues dans plusieurs villes du pays pour exiger des comptes sur le pillage des Fonds de Petrocaribe et dénoncent la corruption caractérisant le pouvoir de PHTK (Parti haïtien tèt kale), du même coup exigent la démission de Jovenel Moïse. En 2019, les mobilisations populaires se poursuivent dans les rues de la capitale. Dans le souci de libérer le pays du régime de PHTK, les classes populaires lancent en novembre le mouvement peyilòk[2] (pays locked), un blocage complet de l’Aire métropolitaine (Port-au-Prince, Delmas, Cité Soleil, Tabarre, Petion-Ville) par des barricades, des pneus enflammés et des manifestations spontanées. La réussite de toutes ces mobilisations s’explique grandement par la participation des populations marginalisées des quartiers populaires.
Malgré les diverses répressions gouvernementales (assassinats, torture, massacres…), les quartiers populaires maintiennent le flambeau des mobilisations populaires. En dépit de la campagne de criminalisation des mouvements populaires par les autorités gouvernementales et leurs journalistes alliés dans la presse, les luttes se poursuivent. En effet, face à l’implication active des quartiers populaires dans les mobilisations, le pouvoir a fait le choix de la criminalité territorialisée. Ainsi, les quartiers populaires deviennent les cibles de la répression gouvernementale. On enregistre plusieurs massacres dans ces quartiers : Le massacre de La Saline en novembre 2018 faisant 71 morts, le massacre de Bel-Air de novembre 2019 avec 24 personnes tuées et 28 maisons incendiées et celui de Pont-Rouge en mai 2020, le rapport de l’organisation haïtienne de droits humains Fondasyon Je Klere affirme que « Maisons incendiées, corps calcinés, personnes tuées, blessées par balles, portées disparues caractérisent ces douloureux évènements[3] ». La liste des exactions du pouvoir de facto de Jovenel Moise est longue. Ce sont des massacres d’État documentés par les organisations haïtiennes de droits humains[4] et reconnus dans certains cas par l’ONU[5], puisque les gangs opèrent librement et impunément de complicité avec le pouvoir et toujours est-il que des autorités du pouvoir sont indexées dans les massacres.
Enfin, si après l’indépendance jusqu’à la première occupation états-unienne d’Haïti, le milieu rural était le principal théâtre des luttes populaires, avec le démantèlement et le désarmement de la paysannerie haïtienne, la donne a changé. Les villes deviennent le territoire des luttes en particulier Port-au-Prince, et les quartiers populaires sont importants pour la réussite des mobilisations populaires. Comprenant l’importance des quartiers populaires dans les mobilisations, le pouvoir de Jovenel Moise (avec l’appui de Core group) transforme ces quartiers en territoires de gang et y a perpétré des répressions systématiques contre ces populations marginalisées. Les laissés-pour-compte de ces quartiers sont pris en otage par les gangs armés du pouvoir et sont victimes de représailles systématiques.
Les paysan-ne-s ne constituent plus véritablement la force politique qui mène les luttes populaires et les classes populaires n’ont plus recours aux armes pour faire passer leur revendication. Le pays est plutôt face à une situation où des gangs armés des quartiers populaires de plusieurs villes instrumentalisés par le pouvoir représentent une menace pour les mobilisations populaires. Haïti connait actuellement un contexte historique extrêmement douloureux avec la criminalité d’État que le pouvoir autocratique de Jovenel Moise instaure dans le pays. Comme toujours, la résistance populaire est debout pour renverser la dictature de PHTK et met en place un gouvernement de transition qui va créer les conditions nécessaires pour un nouveau départ où les intérêts des classes populaires seront les mobiles des choix politiques et économiques. Le peuple haïtien lance un cri de solidarité internationale afin de bloquer cette machine de criminalité conduite par PHTK ayant pour cible les populations des quartiers populaires.
[1] Osna, Walner. 2020. Une analyse sociohistorique de la résistance paysanne de l’Ile-à-Vache (Haïti) face au projet de développement (éco) touristique de l’État, https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/41198, thèse de maîtrise en sociologie, Université d’Ottawa.
Lucien, Georges Eddy. Le Nord-Est d’Haïti. La perle d’un monde fini : entre illusion et réalités (Open for business), Paris, L’Harmattan.
[2]Civil, Magalie. 2021. Une analyse sociologique du phénomène peyilòk en Haïti, https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/41622?locale=en, thèse de maîtrise en sociologie, Université d’Ottawa.
[3]Fondasyon Je Klere. 2020. « Terreur dans les quartiers populaires/Pont Rouge au cœur d’une stratégie électorale macabre »,
https://www.fjkl.org.ht/images/doc/FJKL_Situation_de_terreur_au_pont_rouge.pdf, p.3.
[4] https://web.rnddh.org/wp-content/uploads/2018/12/Massacre-La-Saline-Rapport-CARDH-1.pdf,
https://web.rnddh.org/wp-content/uploads/2019/12/6-Rap-Massacre-Bel-Air-17Dec2019.pdf
[5] https://minujusth.unmissions.org/sites/default/files/minujusth_hcdh_rapport_la_saline_1.pdf