Gaël Pressoir, Le Nouvelliste, 23 mai 2019
Le 16 février 2019, j’ai pleuré. Après 10 jours de silence et de vacillement, le gouvernement, par la voix du premier ministre Céant, a annoncé une mesure qui ne manquerait pas d’être populaire: la marmite de riz à 35 gourdes ! En d’autres termes, la subvention pure et simple d’un produit importé. Nous avions déjà les droits de douane les plus faibles du monde sur le riz, et désormais, ce riz importé sera aussi exempté de TCA et autres frais.
Depuis cette fatidique déclaration, je rencontre des producteurs de riz qui ont, eux aussi, pleuré à la fin du discours du chef de gouvernement. Ils me parlent de partir vers la ville, ou voir même, si l’opportunité se présente, de quitter le pays. Quitter Haïti, qui traverse une (autre) crise économique grave avec une inflation moyenne à plus de 15 % qui à atteint fin 2018 près de 25 % sur des produits de première nécessité importés, tel le riz .
Quitter Haïti, en réaction à cette mesure qui représente une vraie décision d’asphyxier notre agriculture et nos agriculteurs. À quoi bon produire riz, pitimi, maïs, manioc, igname, banane et autres vivres puisque nous ne mangerons plus que du riz à 35 gourdes ? Il en résultera une augmentation de nos importations de riz et une diminution de la consommation des produits locaux non compétitifs face à ce riz importé et deux fois subventionné — une fois par les pays producteurs, ensuite par le gouvernement haïtien. Il sera certainement difficile de revenir sur cette mesure, sachant que chaque tentative de modifier le prix du riz est susceptible de se traduire par des émeutes. Il le faudra, pourtant.
Depuis le début des années 1980 nous ouvrons grand nos frontières aux importations ; et ce, sans aucune régulation ; l’objectif est de nourrir la population des villes qui augmente, et de le faire à faible coût. Notre voisin, la République Dominicaine, l’a bien compris et nous sommes rapidement devenus son deuxième partenaire commercial avec des échanges à sens unique: ils vendent, on achète. D’autres pays lorgnent sur ce juteux marché. Le 20 novembre 2018, l’association des industriels et exportateurs de Jamaïque (JMEA) a encouragé ses membres à la conquête du marché haïtien. Si la nouvelle de l’ouverture de nos frontières au commerce intercaraibbéen a de quoi réjouir nos partenaires de la région, l’inverse n’est malheureusement pas vrai. Il ne peut l’être car nous ne sommes pas compétitifs, nous n’avons pas une industrie prête à conquérir la République Dominicaine, la Jamaïque, ou ailleurs.
Une industrie compétitive se construit patiemment, lentement, en la chouchoutant et en la protégeant avant de la lancer dans la cour des grands. Elle suppose des clauses d’exceptions (d’exemptions) pour les produits agricoles et agroalimentaires, des droits de douanes, des exceptions et exemptions informées par la production locale et ses enjeux, ainsi qu’une politique tarifaire et des mesures incitatives adaptées. Elle suppose un climat qui enlève à nos agriculteurs l’envie de quitter Haiti, un climat qui soit plus invitant pour le fermier local de la terre et moins pour des producteurs étrangers qui rêvent de “conquérir” son marché.
Depuis 1986, et en deux vagues successives (1986-87 et 1995), nous avons ouvert nos frontières et réduit nos droits de douanes pour les produits agricoles et agro-alimentaires. Ne pouvant plus baisser les droits de douane, en 2019 nous avons supprimé toutes les taxes et décidé de subventionner les importations sur le riz. L’action politique des gouvernements successifs se fait chaque fois en faveur des importations pour satisfaire la demande alimentaire sur le marché national, toujours pour baisser une tension immédiate sans penser à une politique durable, à des mesures pérennes.
Il est important de rappeler que le marché local dont je parle n’est pas petit. La production agricole haïtienne varie selon les estimations et les années, entre 1 et 1,4 milliard de dollars USD et nos importations de produits essentiellement transformés et ultra-transformés avoisinent aujourd’hui 1 milliard de dollars USD (un marché local de 2.4 milliards de dollars américains dans un pays ou l’essentiel des dépenses des ménages va à la nourriture!). Ce n’est pas rien, un milliard de dollars d’importations, un marché que nous avons abandonné à nos voisins Dominicains, au Brésil, à l’Argentine à la Chine au Canada et aux États Unis d’Amérique. Et si nous continuons de ce train, nous perdrons à coup sûr l’autre milliard !
Ce texte, je l’écris sans doute en colère face à un État, un pays, qui tue lentement et systématiquement son agriculture. Je l’écris peut-être comme (dernier) recours devant ce point de quasi non-retour, tel un SOS à la Nation. Finalement, l’enseignant-chercheur en moi, l’écrit certainement afin d’exposer une thématique urgente, espérant que grâce à cet article nous nous décidions enfin d’accourir au secours de nos agriculteurs et de notre agriculture. Car, nous le pouvons encore.
Je commencerai donc dans la première partie par décrire une économie rentière et mendiante qui a hypothéqué le développement du secteur productif du fait d’un démantèlement en règle des barrières tarifaires et réglementaires et d’une propension désormais traditionnelle au laisser-faire. Dans la deuxième partie, je couvrirai l’impératif de changer de trajectoire au travers d’une révision du rôle du Ministère de l’Agriculture et des Ressources Naturelles et de l’adoption d’une politique commerciale qui corresponde à nos intérêts économiques.
Ce plaidoyer est une invitation à prendre conscience de l’ampleur de la situation catastrophique qui est la nôtre et de comprendre la nécessité et la possibilité réelle de réformer, aujourd’hui et sans plus attendre, notre politique agricole.
UN PAYS RENTIER ET MENDIANT
Haïti a construit, délibérément ou pas, une économie de rente et donc une économie non-productive. Nous recevons presque 3 milliards de dollars de notre diaspora (notre principale source de devises) ; nous recevons entre 500 millions et 1 milliard de dollars d’aide internationale — aide qui fluctue en fonction des catastrophes, lesquelles catastrophes sont bonnes pour l’économie rentière. D’ailleurs, il y a bien longtemps que nous n’avons eu de catastrophe naturelle, résultat, les restaurants huppés de la capitale ne vont pas bien… Cet argent de la rente nous sert à importer des biens et des services.
La rente c’est un argent pour lequel on ne travaille pas. Aujourd’hui cette rente, soit les transferts d’argent de la diaspora et de l’international, représente presque 40 % du PIB. Il peut sembler bizarre de parler de rente pour Haïti mais c’est bien de ça qu’il s’agit, car nous ne travaillons pas pour notre argent, il nous est donné du fait de notre pauvreté. Haïti c’est un peu l’Arabie Saoudite mais avec de la misère à la place du pétrole. La comparaison peut sembler forcée mais le niveau de la rente ici est aussi important que celle des pays pétroliers et miniers (exprimée en part du PIB). Tous nos cadres dans les ONGs, les OIs, l’État et le commerce travaillent à établir des stratégies pour capter le peu de ressources généré par la rente. Aussi, la malédiction de la rente, la maladie hollandaise, s’applique-t-elle à notre économie. Comment, en effet, attendre que des cadres (au gouvernement, dans les ONGs et dans les OIs) qui vivent de la rente, fassent quelque chose pour nous en sortir ? Ou pa koupe dwèt ki ba w manje.
Nous sommes, en plus, une économie mendiante. Nous mendions auprès de la famille à l’étranger comme nous mendions auprès des bailleurs internationaux. Nos meilleurs cadres travaillent dans des ONGs ou des OIs pour écrire des rapports pour dire à quel point la situation est grave et expliquer qu’il nous faut donc de l’argent pour des projets (non productifs) afin d’apaiser la misère des gens. Certains vivent largement et grassement de la mendicité, d’autres, beaucoup moins.
Je dis à mes étudiants en agronomie que je ne souhaite pas former des jeunes pour qu’il deviennent des agronomes-bureau circulant dans le pays en 4X4 pour écrire des rapports sollicitant l’argent de l’étranger afin de réaliser des projets cache-misère, des projets kachfòwèk (cash for work), et surtout pour payer leur salaire. Je les enjoins de ne pas encourager cette rente de la misère, en prenant le soin de leur expliquer que c’est de cela qu’il s’agit.
UN ZÉRO BARRÉ
Cela a commencé il y a longtemps. Bien avant nous. La période François Duvalier affichait déjà un recul du PIB par habitant en dollar constant. Si, le gouvernement de technocrates au début du régime de Jean Claude Duvalier a vu une trop courte période de dynamisation de l’économie et un début de diversification, quelque chose s’est passée en 1980-1981 qui y a mis brusquement fin. La chute des prix du café ? Le début de l’arrivée de maladies et pestes sur ce même café ? Un mariage présidentiel ? Le début de l’impression par des proches du pouvoir et de la première dame de leurs propres billets de banque ? Le retour de la répression après les années de libéralisation sous la pression du gouvernement Carter ? Les hypothèses sont nombreuses… L’essentiel reste qu’en 1986, le pays était revenu au même PIB par habitant en dollar constant du début. Un zéro barré pour la révolution économique de Baby Doc, n’en déplaise aux héritiers révisionnistes…
Cependant, le vrai coup de massue, ce sont les apôtres du libre-échange et du business de l’importation qui nous le donnèrent en démantibulant les barrières tarifaires et douanières. Désormais, l’orientation vers l’économie de rente, soit ne rien produire et importer avec l’argent de la rente de la misère, est consommée. Les disciples des « Chicago Boys » pensaient peut-être bien faire mais c’était une « fausse bonne idée » et un consensus se construit lentement sur ce point-là. Il y a peu de temps, j’ai même assisté, avec grande joie, à une présentation à la Banque InterAméricaine de Développement (BID) où l’on tentait d’évaluer le taux de croissance qui aurait résulté de l’absence de cette décision funeste.
POMPIERS- PYROMANES
L’évangile de l’importation apportait avec elle la bonne nouvelle des franchises à outrance, soit en d’autres termes, un droit de faire des exceptions à la règle sans aucun contrôle. Un droit de corrompre. Une invitation aux petits arrangements. Est-il superflu de souligner que s’il faut inciter certains secteurs, il faudrait le faire à travers des lois et règlements qui s’appliquent de façon transparente à tous. Aujourd’hui, il suffit de transformer un tout petit peu les produits importés ou de justifier de quelques emplois pour bénéficier d’une franchise — sans aucune réflexion sur les conséquences pour le reste de l’économie, sans aucune stratégie de développement des filières. Celle-ci s’accordant de gré à gré, en ti zanmi, il n’est nul besoin de vraie justification. Au détour d’une conversation, des gens me disent, « j’ai une franchise » et je dois parfois me retenir de répondre sarcastiquement « Ah bon! Ça doit être super utile à l’économie nationale ce que vous faites».
Même avec toute la bonne volonté du monde, donner une franchise est souvent une mauvaise idée. Par exemple, on octroie des franchises à des importateurs de céréales qui transforment légèrement le produit localement; cela va à l’encontre du bon sens parce que leurs produits vont se substituer aux céréales produites localement dans l’assiette de nos consommateurs. C’est insensé. Ce que l’on doit faire à la place, c’est détaxer le prix des machines pour l’industrie, détaxer le prix des matériaux qui servent à construire hangars et usines, détaxer le prix des bouteilles de verre vides qui peuvent être consignées, détaxer le prix des matériaux pour les conserveries (pour faire/fermer les boites en aluminium ou en étain), détaxer les boites Tetra Pak vides ou les emballages, mais on ne doit pas donner de franchises… Sans exception.
Même la politique fiscale sur la production nationale favorise les produits importés. Si un transformateur ou restaurateur achète 100 gourdes de produits locaux ou 100 gourdes de produits auprès d’un importateur pour transformer un produit qu’il vendra à 200 gourdes hors taxe, il devra payer (et donc facturer) 20 gourdes de TCA (taxe sur le chiffre d’affaire) pour la transformation du produit local et 10 gourdes pour la transformation du produit importé ; ceci résulte du fait que l’agriculteur qui vend le produit local au transformateur ou au restaurateur n’a pas à payer de TCA ; mais la DGI fait payer cette TCA à celui qui transforme le produit local. Nos industriels n’ont par conséquent aucun intérêt, ou incitatif, à utiliser des produits locaux. Une solution simple serait de taxer la valeur ajoutée (TVA) en lieu et place de la TCA, ce serait un pas vers un politique fiscale favorable à la production nationale. On peut aussi donner l’exemple du jus en bouteille importé qui est moins taxé qu’une bouteille vide qui serait pourtant utile à nos producteurs de lait et de jus.
Le choix récent de subventionner les importations de riz, de créer des incitatifs non pas pour la production nationale mais pour les importations, pousse cette logique à l’absurde : on fait baisser les coûts de l’alimentation pour les pauvres que nous sommes sans réaliser que cette stratégie à court terme nous condamne à importer toujours plus et à produire toujours moins dans un environnement où nos producteurs ne sont plus compétitifs du fait de notre politique de pompier-pyromane. Cette politique ne peut, à moyen et long terme, qu’aggraver le cadre macro-économique par la détérioration de la balance des paiements et la perte de compétitivité sur le marché intérieur de nos filières agricoles et agro-industrielles.
En raison de l’ouverture non régulée de notre marché intérieur, nous ne donnons pas la chance à notre agro-industrie de construire des réseaux d’approvisionnement national en échange d’un marché protégé. Ceci permettrait pourtant en quelques années de faire émerger des entreprises à même de devenir des “champions nationaux” qui, un jour, pourraient être compétitifs sur le marché international. C’est cette dernière stratégie, dite de la« fusée a deux étages », qui a été favorisée par la plupart des pays émergents : (1) une étape de protectionnisme limité à certaines filières, à certains produits, et limitée dans le temps, pour construire une industrie compétitive (l’agro-industrie est la première des industries dans ce scenario) ; (2) et une deuxième étape de conquête des marchés à l’export une fois que des champions nationaux auront émergé.
Ces champions existent en République Dominicaine et en Jamaïque. Ils ont bénéficié pendant des années d’un marché protégé et aujourd’hui ils sont prêts pour la conquête du monde ou, tout du moins, la conquête facile d’Haïti, livrée en victime expiatoire.
Ne rien faire, ou laisser faire, alors qu’il y a péril en la demeure.
Faut-il pour autant remettre des barrières tarifaires ? Il faut être prudent. Le remède mal appliqué peut faire plus mal que le mal lui-même. On l’a vu récemment sur l’augmentation des prix à la pompe, les 6 et 7 juillet dernier, et l’augmentation des droits de douane sur le riz pourrait avoir les mêmes effets. Alors, que faire ? Nos dirigeants ont malheureusement choisi de ne rien faire, ils ont fait choix de l’immobilisme.
Je me souviens d’un ministre que j’interpellai il y a quelques années : en poste depuis deux ans il était donc réputé avoir une certaine maîtrise des dossiers, et comme je lui disais qu’une situation donnée était grave et qu’il fallait faire quelque chose, il me répondit « se konsa mwen jwenn li, se pa fòt mwen ». Pourtant, on ne peut baisser les bras et se laisser gagner par le découragement. Il faut se ressaisir, faire quelque chose… c’est urgent – Dife nan kay la!
SCÉNARIO D’UNE RELANCE AGRICOLE
Pour relancer l’agriculture, il nous faut imaginer le scénario d’un État qui agit à travers des mécanismes qui promeuvent sa vision du développement sur le long terme. Un État stratège et régulateur. Un État moins gourmand aussi, qui pourrait se limiter à moins de 10 grands ministères régaliens. Dans cet État, des agences pilotent l’économie à travers des mécanismes de régulation, de financements et de subventions/incitations.
C’est un scénario « sans projets » soit, sans projets de développement à travers le pays, sans humanitaire et sans kachfòwèk. Le ministère de l’agriculture n’est plus un quelconque gestionnaire de projet. Le gouvernement exige la fin des grands projets des agences de développements et autres ONGs et OIs, et l’orientation des fonds vers les mécanismes de financements et de subventions qu’il va mettre en place. Adieu SECAL, AVANSE, Chanje Lavi, Winner, PTTA, PIA… Il n’y a plus que le fonds de développement agricole et industriel (pour caricaturer à l’extrême).
Sur le plan macro-économique, nous retenons le scénario de la « croissance endogène » ou une croissance auto-entretenue selon le modèle sud-coréen. Une stratégie en deux temps donc. À court terme d’abord, une stratégie de conquête du marché intérieur par substitution d’importations utilisant deux leviers principaux :
La mise en contact de l’offre et de la demande domestiques en produits agro-alimentaires par un appui aux intermédiaires de marché.
Un protectionnisme intelligent, limité dans le temps, ciblé sur les secteurs d’intérêt (les industries agro-alimentaires).
L’idée est d’exploiter les accords régionaux (CARICOM) et internationaux pour établir des droits de douane élevés sur quelques produits des industries agro-alimentaires à fort potentiel de croissance et utilisant des intrants agricoles domestiques.
À plus long terme ensuite (une fois que des champions nationaux auront émergé), une décroissance programmée de la protection tarifaire avec une stratégie de conquête des marchés extérieurs. C’est une stratégie de promotion des exportations du type de celle menée en Corée du Sud de 1960 à 1980.
Une nouvelle politique pour réduire nos importations et inciter la production nationale
L’administration publique (présidence et primature) inviterait tous les importateurs de produits agricoles et agro-alimentaires pour leur dire que les choses doivent changer, qu’ils doivent se transformer en industriels et s’approvisionner (au moins en partie au début) localement, avec des tables de concertation permettant de favoriser l’émergence d’alliances stratégiques (les Cluster de Porter). Puis, avec les importateurs et les agro-industriels, s’entendre sur un calendrier pour changer les choses ensemble. Par exemple, pour avoir une licence d’importation agricole et agro-alimentaire il faudrait au moins distribuer 10 % (des ventes en valeur monétaire) de produits locaux (sans imposer quels produits, c’est aux gens d’affaires de faire leur choix) ; ce chiffre (contingent) sera ajusté ensemble au fur et à mesure de l’augmentation de la production locale. Il faut donner un signal fort que nous partons à la reconquête du marché intérieur, des champs du paysan à l’assiette du consommateur au travers d’une campagne Ayiti se peyi m, m ap konsome manje peyi.
Une autre mesure simple consisterait en l’adoption d’une fiscalité favorable à la production et transformation des produits locaux. Par exemple le passage à la TVA permettrait de conserver le même niveau de taxation sur les produits importés (la valeur intégrale du produit importé est taxée comme aujourd’hui) mais de ne taxer que la valeur ajoutée pour le restaurateur ou transformateur (qui n’est plus pénalisé comme aujourd’hui s’il achète des producteurs locaux). Cette TVA pourrait même être plus faible pour les secteurs prioritaires tel que les industries agro-alimentaires (réduction à une TVA de 5 % par exemple pour les agro-industriels et de 0 % pour les exploitations agricoles) ; cette TVA préférentielle serait attachée au secteur d’activité (industrie agro-alimentaire par exemple) et non au produit en lui même afin de créer un différentiel favorable aux transformateurs locaux.
Nous disions plus haut que l’augmentation des taxes douanières est susceptible de provoquer un effet inflationniste, aussi faudra-t-il y aller progressivement et prévoir des mesures de mitigation des effets de la réduction des importations. Une solution pourrait être d’augmenter les droits de douanes sur le « riz blanchi » au niveau des tarifs consolidés de la CARICOM (comme notre intégration au marché commun CARICOM le permet) et de garder les mêmes droits de douanes à 3 % sur le « riz en paille » (riz paddy). Évidemment, il faudra négocier avec les importateurs et les quelques moulins modernes pour donner aux moulins le temps d’être construits ou de renforcer leurs capacités afin de ne pas avoir d’effet brutal sur les prix (la loi passe avec une date de mise en application qui peut être différée de une ou deux années après législation). Dans un second temps, on pourra exiger des importateurs un contingent minimum de riz local blanchi dans leur moulin, et distribué par leur compagnie, pour conserver le tarif spécial de 3 % (sinon ils auront des droits de douane équivalent au tarif consolidé CARICOM) ; Le contingent pourrait être de 10 % au début et être ajusté régulièrement dans le temps en fonction de la production locale de riz, vivres et céréales. L’idée est de contraindre les importateurs à construire (1) des moulins et (2) des réseaux d’approvisionnement en riz local. Ça ne coûte pas grand-chose et ça peut rapporter très gros à l’économie nationale.
TRÊVE DE PLAISANTE-RIZ.
Nous pourrions aussi arrêter de ne manger que du riz. C’est d’ailleurs une assez récente habitude dans notre histoire alimentaire : nos grand-mères et arrière-grand-mères ne mangeaient le riz que le dimanche. Il est temps de revenir à la banane, à la patate, à l’igname, au manioc, au mazonbèl, au malanga, à l’arbre véritable, au pitimi, au maïs, aux pwa, à la mangue, à l’avocat… à tous ces produits de notre terre. Naturellement, cela demandera des campagnes de promotion des produits locaux et surtout de l’innovation dans les produits répondants à la demande et au marché, comme par exemple du Ju Kole en poudre, du couscous ou de l’atyeke avec du pitimi ou du manioc, dont les amuseurs pourraient faire les reklam plutôt que de vendre les mérites des produits importés. Les bonbons (chiko, biscuits, pâtisseries, cupcake, gâteaux) seraient produits à base de farine locale exclusivement, avec le bénéfice affiché d’être meilleur pour la santé et, donc, une mesure de réduction du diabète, par exemple, plutôt que d’être proprement protectionniste (c’est au moins ce qu’on dirait à l’OMC).
Quant à l’alcool, s’il faut nous empoisonner, faisons-le avec de l’alcool local. Pourquoi boire du mauvais whisky indien ou du rhum dominicain quand nous pouvons nous soûler avec du tafya lokal, de la bière à base de pitimi, de manioc ou de patate douce, du rhum de canne ou de bwa pitimi, de la vodka de malanga, de manioc, de pitimi ou de maïs, du whisky de maïs ou de pitimi, de l’Hydromel, ou encore du vin de mangue ou d’autres fruits… voire même de raisin (Coteaux de Montrouis). Savez-vous que le vin dominicain Campeon vendu sur tous nos étals est à base de fruits tropicaux avec du colorant et non pas du vin de raisin ? Taxons fortement tous les alcools importés ou exigeons que nos inspecteurs inspectent chaque étape de la production (aux frais de l’importateur). Il faut immédiatement introduire des droits de douane de 100 % sur les alcools importés (sans exceptions ou passe-droit) ou, à défaut, mettre des mesures d’inspection draconiennes ; ce serait une façon facile de redévelopper nos distilleries et nos brasseurs. C’est un marché de plusieurs dizaines de millions de dollars américains et nous n’avons pas à le partager.
DES POIS, UNE MESURE.
Parlons maintenant des pwa (on les oublie toujours et pourtant ils sont un élément essentiel de notre alimentation). Nous sommes en train de faire aux pwa (tous les pwa) ce que nous avons fait au riz. Nous produisons 80 % des protéagineux (des pwa) que nous consommons mais nous avons ouvert la boite de Pandore (la part de marché des pwa Miami augmente) C’est une culture rentable pour nos agriculteurs (pwa nwa, pistach, pwa kongo, pwa enkoni, pwa dsouch, elatriye…), il nous la faut garder telle. Si nous produisons 80 % nous pouvons tout produire. Il faut arrêter l’hémorragie et protéger nos pwa, quitte à imposer des normes sanitaires (il existe beaucoup de maladies qui existent chez les autres dont nous ne voulons pas chez nous.)
C’est ici que je voulais arriver. Les droits de douanes, c’est bien pour remplir les caisses de l’État, toutefois, si nos partenaires économiques se plaignent, nous pouvons toujours avoir des barrières non tarifaires (voire les deux, juste pour être sûr) :
Inspection pour le respect de normes établies ; par définition de telles normes et réglementations sont compliquées et coûteuses (il faut que nos inspecteurs se rendent dans les champs de production pour vérifier l’absence de maladies et il faut qu’ils inspectent chaque plante du champ, bien évidement avec voyage, hôtel et per diem aux frais de l’importateur) ;
Mesures de protection de l’environnement (comme au Rwanda avec les emballages plastiques) ; par exemple, toutes les boissons doivent être dans des bouteilles en verre consignées pour éviter et réduire la quantité de fatra ;
Des définitions de produits : la bière doit être exclusivement à base de manioc ou de pitimi (quelque chose de non-importable) ; « un poulet » ou une « dinde » doit être « entier » (un cou, deux blancs, deux cuisses, deux pattes, deux pieds, deux ailes) ; ou bien les morceaux de poulets congelés doivent être emballés individuellement par mesure sanitaire, sinon le douanier les jette…
Mais aussi une loi konsome lokal pour les passations de marchés des administrations publiques s’impose (comme aux États Unis) ; il est anormal de voir sur des annonces dans le nouvelliste que la PNH souhaite acheter du riz et des pwa importés.
Les Européens, adeptes du libre commerce, adorent les normes et barrières non tarifaires (demandez aux Américains) : l’aversion aux OGMs est une façon élégante d’empêcher le maïs américain de se vendre sur certains marchés en Europe (et de protéger les producteurs européens).
À LA RECHERCHE DE VRAIS AMIS
Revenons-en à nos amis jamaïcains et dominicains. Ils n’achètent RIEN ou presque chez nous, notre marché n’est pas pour eux. Seuls les Américains achètent de nous, c’est le seul pays avec qui nous devrions discuter en égal. Les autres, nous pouvons leur fermer la frontière et s’ils veulent se plaindre à l’OMC, qu’ils y aillent. Nous nous défendrons et s’ils gagnent, ce n’est pas grave, l’OMC les autorisera à prendre des mesures de rétorsion (c’est-à-dire à taxer nos produits que de toutes les façons ils n’achètent pas). Les États Unis d’Amérique sont notre seul vrai partenaire commercial, le seul avec qui nous ayons besoin de discuter. Les autres peuvent commencer à nous acheter des choses, ensuite nous discuterons de libre commerce.
Cela ne signifie pas que nous n’aimons pas nos pays amis, mais ceux-ci doivent investir dans notre économie productive. Nous ne voulons plus de projet d’aide au développement (projets pansements, cache-misère, kachfòwèk). Nous ne voulons plus que de l’investissement (à travers les mécanismes mis en place). Ce qui se fait avec les pays amis doit aussi se faire sans que cela soit nécessaire, ou indispensable, à la mise en œuvre de notre politique agricole. Ainsi donc,
Les pays amis investissent dans l’éducation de qualité (chaque pays amis construit, équipe et mets les ressources humaines dans une ou plusieurs écoles de qualité de la première année fondamentale jusqu’à la philo)
Les pays amis investissent dans l’université et des incubateurs d’entreprises au sein des universités.
Les pays amis investissent dans la recherche et l’innovation pour développer des solutions pour nos industries et notre agriculture (des variétés plus productives et résistantes aux pestes et maladies, du Ju kole déshydraté, du couscous et atyeke a partir de produits locaux, des bonbons à partir de farine locale ; financement de la R&D pour les entreprises haïtiennes).
Les pays amis investissent dans les routes secondaires à travers nos mornes, à travers nos plaines et plateaux, pour favoriser l’agriculture dans les plaines et plateaux et favoriser la création de vergers dans les montagnes (sans routes, la production de fruits n’est pas rentable à cause des coûts du transport).
Les pays amis investissent avec la BRH pour prêter aux banques haïtiennes et permettre des prêts à faible taux pour les investissements agricoles et agro-industriels (la BRH vient de mettre en place un tel mécanisme, ankouraje).
Les pays amis investissent dans le fonds de développement agricole et industriel (responsable de la prise de participation dans les entreprises),
Du reste, les pays amis comprennent que notre économie a besoin d’un peu de temps pour se développer et qu’il nous faut des échanges équilibrés à défaut d’être libres, dans un premier temps.
Quand notre économie décollera, quand elle émergera nous parlerons de libre commerce. En attendant soyez gentils et soyons ensemble adeptes de l’échange équitable.
CONCLUSION
Un pays que les moins de 20 ans pourrons connaître.
J’espère convaincre le lecteur (qu’il soit président de la république, premier ministre, ministre de l’agriculture, parlementaire, ou simple compatriote) que l’on peut commencer à relancer le secteur agricole et agro-alimentaire sans attendre et sans argent.
Quelques lois, quelques mesures sur l’accès au crédit, et une concertation entre les acteurs peuvent doubler la production de certaines filières et créer de grosses entreprises agro-alimentaire (nos champions).
L’agro-alimentaire représente déjà la moitié de notre industrie. Nous avons un marché de 1 milliard de dollars à conquérir. Augmenter de 50 % la production agricole (avec le développement d’un marché protégé et captif pour absorber cette hausse de production) et le doublement ou triplement de la capacité de transformation peuvent ensemble ajouter annuellement plus d’un milliard de dollars à notre PIB. Ce n’est pas rien, c’est un programme réalisable en nous mettant tous ensemble au travail. Ceci peut être fait en huit années.
En 15 ans nous pouvons doubler la production agricole et quintupler nos industries agro-alimentaires. À ce moment nous seront prêts à jouer dans la cour des grands et nous serons prêt à affronter la République Dominicaine et la Jamaïque en égal. À ce moment, nous serons prêts à rouvrir nos frontières et à parler de libre échange et de partir à la conquête du monde.
Je vous parle d’un pays que les plus de soixante ans ne pourront pas connaître ; un pays qui aura alors réalisé les prouesses de pays comme le Rwanda ou l’Éthiopie.
Cette Haïti est possible. L’université se tient à la disposition des faiseurs de lois pour les accompagner dans la rédaction de législations qui permettront la construction d’une autre Haïti.
Gael Pressoir
Doyen de la Faculté des Sciences de l’Agriculture et de l’Environnement de l’Université Quisqueya