Dimanche, les Haïtien·nes étaient à nouveau dans la rue pour manifester leur colère. La date est hautement symbolique, à la veille du 29 mars, anniversaire de la promulgation de la Constitution de 1987, qui a consacré le renversement de la dictature des Duvalier un an plus tôt. Une Constitution que le président « de facto » Jovenel Moïse entend justement changer en organisant un référendum, fin juin, suivi, à l’automne, par des élections. Mais, au-delà du refus de ces consultations, c’est la reproduction d’un pouvoir inégalitaire et subalterne qui est rejeté.
En 1804, la révolution haïtienne fut le lieu et la formule d’un « bouleversement impensable » [1], qui renversa les rapports matériels et symboliques du vieux monde. Des anciens esclaves battirent les troupes napoléoniennes, s’affirmèrent libres et égaux, déréglèrent le jeu des puissances impériales. Mais, d’emblée, ce souffle émancipateur trébucha sur la triple conjonction du système des plantations, de l’international et de la nouvelle élite locale. La matrice coloniale a été recodée, plutôt qu’anéantie. Au point de configurer, deux siècles plus tard, l’ordre avec lequel les Haïtien·nes veulent en finir.
L’ORDRE ET LE CHAOS
La difficulté à comprendre la situation haïtienne provient beaucoup moins d’un manque d’informations que de la mise à mal du registre narratif dominant. Ce dernier présuppose, en effet, un Occident démocratique et efficace, appelé à l’aide par une population courageuse, mais brouillonne et désorganisée, en prise avec un État du Sud, naturellement corrompu et autoritaire. Le juste combat du peuple birman est, en ce sens, directement compréhensible car il répond aux canons de notre lecture du monde. Mais, Haïti constitue l’antithèse du prisme birman : les « gentils » et les « méchants » ne sont pas à leurs places, l’autoritarisme est du mauvais côté, et nous avec. Qui plus est, les Haïtien·nes ne nous demandent pas de les sauver, mais bien d’arrêter de soutenir un pouvoir qui les écrase. C’est à ne plus rien comprendre.
Si, par sa prétention, Jovenel Moïse constitue une énigme psychologique, il serait erroné de le réduire à un cas individuel, plus ou moins farfelu ou exotique. Il convient, au contraire, d’y voir le marqueur d’un moment où se conjuguent les rapports entre divers protagonistes et intérêts. De même, ne voir dans sa politique qu’une dérive autoritaire aveugle et toute personnelle revient à passer à côté des conditions et fonctions de cet autoritarisme. En réalité, jusque dans son incohérence et son bilan catastrophique, Jovenel Moïse est représentatif d’une configuration particulière. Mais celle-ci est brouillée par une rhétorique de défense de la démocratie et de lutte contre l’élite.
Le changement auquel aspire la population est du côté du désordre ; la farce électorale mise en œuvre par un régime autoritaire et corrompu, du côté de la stabilité. Et la stabilisation est le nom donné à l’hypothèque de toute transformation profonde. Au revers du soutien international, se lit le refus de voir les Haïtien·nes comme des actrices et acteurs autonomes, à qui il revient de décider du sort de leur pays. Dans cette fausse dialectique de l’ordre et du chaos se jouent les conditions de reproduction d’une matrice de relations de dépossession et de subordination.
S’opère ainsi un retournement narratif : alors qu’un président, illégal et illégitime, parle d’ordre démocratique, la majorité de la société civile refuse la routine électorale, et revendique une transition qui ouvre la voie au désordre. D’où le caractère non directement assimilable du conflit social haïtien dans le discours convenu. En comprendre les enjeux suppose d’interroger les mots sous leur patine, de se défaire des lunettes du pouvoir et du regard néocolonial, et d’entendre ce que les Haïtien·nes (nous) disent. Cela suppose en retour de briser le complot de silence et de bavardage diplomatique international.
On a beau savoir que l’ONU est une assemblée d’États où se manifestent les marchandages et rapports de force, ne se faire aucune illusion sur la « communauté » internationale, elle arrive pourtant encore à nous surprendre… et à nous décevoir. Ce mercredi 24 mars encore, le Conseil de sécurité appelait à organiser « de toute urgence les élections législatives libres, justes, transparentes et crédibles », et exhortait tous les acteurs « à mettre leurs divergences de côté » et à « collaborer de manière constructive » [2]. Bref, à cesser de réclamer justice, et de s’opposer aux élections et à Jovenel Moïse, mais plutôt de coopérer avec celui-ci.
Les rapports de l’ONU et les déclarations de la diplomatie, aussi précis et dénonciateurs qu’ils puissent parfois être, s’apparentent à de faux témoignages. Ils adoptent la position d’un public, plus ou moins empathique ou indifférent selon les cas, face au spectacle. La responsabilité de l’international n’est jamais engagée et la situation haïtienne apparaît comme un grouillement aperçu depuis la fenêtre d’un avion. Ce n’est pas seulement que ses déclarations se vident de sens à force d’être laissées en suspens, coupées de tout effet, mais bien qu’elles sont prononcées pour ne pas avoir à agir autrement qu’on l’a toujours fait ; en demeurant ce spectateur·rice, régulièrement obligé d’intervenir pour remettre un peu d’ordre dans ce chaos. Tant ce poste d’observation que cette action sont faussés et participent d’une interaction permanente à l’origine de la crise actuelle.
Certes, la mauvaise foi et le caractère mensonger du discours diplomatique n’empêchent pas le cynisme. Et le mépris aux relents racistes et néocoloniaux tend à les confondre. Mais, pour absurde et idéologiquement biaisé qu’il soit, ce récit n’en témoigne pas moins de postures réelles, et remplit une fonction matérielle. La question est moins de savoir alors si ces gens arrivent à croire à ce qu’ils disent, que de se rendre compte que ce serait le commencement de l’effondrement de leur monde s’ils en venaient à ne plus (se) mentir.
Ce n’est pas la question de la démocratie « formelle » qui est en jeu ici, tant les formes et formalités sont absentes ou corrompues. Même à s’en tenir au formalisme le plus superficiel, les conditions d’élections libres et transparentes ne sont pas réunies. Le conseil électoral provisoire est aux mains du pouvoir, près de 40% des électeur·rices (quelque 2,5 millions de personnes) risquent de ne pas être enregistré·es sur les listes, et certaines des plus importantes circonscriptions électorales sont sous la tutelle des gangs armés [3]. À cela, il convient encore d’ajouter la polarisation de la société, la défiance généralisée envers les institutions et un rejet massif de la population.
Cornélius Castoriadis avait, en son temps, ciblé l’antagonisme fondamental de la société capitaliste moderne. Celui-ci résiderait dans la falsification de la participation des citoyen·nes, réduit·es à de simples instruments du management, alors même que ces citoyen·nes ne cessaient d’intervenir pour « corriger » des ordres irréalistes ou contre-productifs, et faire fonctionner une machinerie qui, sans leur participation informelle, imploserait. Ce dilemme semble avoir trouvé une solution en Haïti : une mécanique de consultations sans participation.
Ainsi, la nécessité et le « désir » populaire du référendum sont basés sur deux sondages, dont personne ne connaît le coût ni les commanditaires. Le texte de la nouvelle Constitution a été élaboré par quelques expert·es, choisi·es par le président, sans aucune consultation. Qui plus est, ce référendum constitutionnel, interdit par la Constitution, n’a pas de seuil de participation ; quelques centaines de personnes pourraient donc changer la charte fondamentale du pays.
Quant aux élections, le taux de participation aux derniers scrutins tournait autour de 20% ; mesure de la défiance de la population envers une classe politique coupée de toute représentativité. La participation au prochain cycle électoral – financé au trois quarts par l’international – risque d’être plus faible encore. À moins bien sûr que les bandes armées et la corruption ne fassent suffisamment bien leur boulot. En attendant, une multitude de partis émergent aujourd’hui – et disparaîtront demain – pour capter une part des sommes alloués à la campagne électorale [4]. Tout est donc en place : un calendrier, la mécanique, l’appui international… ne manque au rendez-vous que les Haïtien·nes.
UN AUTORITARISME NÉOLIBÉRAL ?
Le 7 février 2021 devait être le dernier jour de la présidence de Jovenel Moïse. Selon la Constitution haïtienne, en effet, le mandat du président et des parlementaires commence le 7 février qui suit le début du calendrier électoral. Jovenel Moïse a d’ailleurs appliqué ce principe, début 2020, en congédiant l’ensemble des député·es et les deux tiers des sénateur·rices. Depuis, faute d’avoir organisé des élections parlementaires en 2019, il gouverne par décret. Mais, il prétend que son propre mandat a commencé le jour de son investiture, le 7 février 2017, et entend, en conséquence, rester au pouvoir un an de plus, afin d’organiser un référendum et des élections générales [5].
Le refus de quitter son poste a exaspéré le mécontentement de la population qui, au cours de ces trois dernières années, de façon massive et souvent inédite, n’a cessé de manifester sa colère et son ras-le-bol face à l’incurie et à la corruption du gouvernement. Cette énième péripétie a servi de triple démonstration : d’un État agissant contre son peuple, qui ne prend même plus la peine de s’embarrasser d’un semblant démocratique ; dans un contexte d’insécurité croissant et de gangstérisassion du pouvoir, d’une dérive autoritaire accélérée, rappelant la dictature des Duvalier ; du soutien indéfectible de l’international à Jovenel Moïse. Plus exactement, depuis le 7 février, c’est l’interaction de ces trois phénomènes qui apparaît au grand jour.
Le premier décret pris après la fin de son mandat, et au lendemain de la mise en scène d’une pseudo-tentative de coup d’État, complaisamment relayée par les médias internationaux, en donne la clé. L’article premier met à la retraite trois juges de la Cour de cassation – ce qui est inconstitutionnel –, soupçonnés d’être trop sensibles aux arguments des opposant·es au président. Le second attribue plus de 8.600 hectares de terres agricoles à une famille de l’oligarchie, afin de créer une zone franche agroindustrielle pour produire de la stévia, à destination entre autres de l’entreprise Coca-Cola [6].
Jovenel Moïse n’est-il pas, de son côté, l’ancien directeur d’Agritrans, la première zone franche agricole, d’exportation de bananes ? C’est d’ailleurs au nom de cette success story qu’il fut mis en avant par son mentor, l’ancien président (2011-2016) Michel Martelly, lui-même, promoteur de l’un des plus importants projets états-uniens pour la reconstruction d’Haïti, après le séisme de 2010 : la zone franche de Caracol. Le pari répété – et répétitivement raté – est d’en faire des pôles de croissance, d’offrir des emplois en quantité, et de permettre à moyen terme un saut qualitatif de la production. D’une zone franche à l’autre, c’est un même modèle productif et, en-deçà, un identique registre de rapports sociaux, qui est promu et consolidé [7].
Ainsi, le gouvernement de Jovenel Moïse représente moins une dérive que la réaffirmation d’une stratégie qui, confrontée à une opposition croissante, cherche à s’imposer par des mesures autoritaires. Le pouvoir sert : des personnes, des intérêts, un projet. Et c’est en fonction de ces « services » qu’il est programmé et défendu. Ce n’est pas nouveau. Pas plus que la classe dominante, qui a fait de l’État sa chose. Mais ce qui se donne à voir, de manière glaçante, dans la dégringolade de toute une nation, c’est l’acharnement de cette élite à maintenir ses privilèges. Quoiqu’il en coûte.
Le pays peut s’effondrer, les Haïtien·nes, littéralement, crever de faim, cette classe dominante ira jusqu’au bout. L’humiliation d’un gouvernement qui ne cesse de se ridiculiser, de s’avilir, de se plier aux exigences des États-Unis ne la touche pas. Pas plus l’éclat historique de la révolution de 1804 que l’avenir ne la concerne ; ses affaires se réduisent à faire un maximum de profit, le plus rapidement possible. Pour le reste, rien ne lui importe. Elle jouit d’un sentiment d’impunité intact ; elle s’en est toujours sortie, pourquoi ne s’en sortirait-elle pas cette fois-ci ? Mais cette classe dominante ne vient pas de nulle part ; elle est le fruit et le moteur d’une stratégie de développement et d’une histoire, le marqueur de l’insertion particulière d’Haïti dans l’économie mondiale. Et, de ce fait, elle est intimement liée à l’international.
OLIGARCHIE NATIONALE ET COMPLICITÉ INTERNATIONALE
La libération de la dictature des Duvalier, au mitan des années 1980, se doubla et se retourna partiellement dans la libéralisation du régime. L’immense dette contractée par le dictateur ; c’était au peuple de la payer. En outre, l’économie, dépendante et peu diversifiée, était en crise. Ce fut l’heure des Programmes d’ajustement structurel des institutions financières internationales. En 1985, la Banque mondiale estimait que dix-neuf familles détenaient la quasi-totalité des droits d’importation des principaux produits consommés en Haïti. Une vingtaine d’autres possédaient les licences pour 92 autres marchandises importées [8]. La libéralisation devait permettre de dynamiser le secteur productif haïtien, de déconcentrer l’économie et de tirer profit des avantages comparatifs ; au premier rang desquels une main-d’œuvre bon marché, à deux heures de vol des États-Unis.
Quatre décennies plus tard, le bilan est connu [9]. Un pays plus dépendant, une production locale battue en brèche, l’insécurité alimentaire, une pauvreté toujours massive (59%), la désindustrialisation, l’aggravation de la déforestation, etc. Et un secteur privé tout aussi concentré qu’auparavant. En conséquence, certains des produits alimentaires les plus consommés sur place sont, en moyenne, 30 à 60% plus chers qu’ailleurs dans la région. Haïti est le pays le plus inégalitaire du continent latino-américain et des Caraïbes : le 1% le plus riche dispose de ressources cinquante fois plus importantes que celles des 10% les plus pauvres. C’est cette élite, ainsi que des entreprises du marché nord-américain, qui ont bénéficié de la libéralisation. Est-ce un hasard ?
Le commerce haïtien est doublement concentré : plus de quatre-cinquièmes des exportations du pays sont composées de produits textiles des zones franches à destination des États-Unis. Dans le même temps, plus de 70% des produits consommés en Haïti sont importés (dont plus d’un tiers de son voisin). Et ce y compris le riz – un cas d’école des effets néfastes de la libéralisation, de la baisse drastique des droits de douane et d’un développement anti-paysan – que le pays produit pourtant. Haïti est ainsi devenu le troisième destinataire des exportations de riz nord-américain [10]. La dépendance envers les importations se répercute dans l’affaiblissement de la production locale et dans une balance commerciale déficitaire (Haïti importe beaucoup plus qu’elle n’exporte).
Le pouvoir – tant économique que politique – de l’ensemble de la classe dominante en Haïti est fonction de cette structure d’un marché concentré et dépendant. Sa richesse ne vient pas de la production proprement dite, encore moins de la transformation des matières premières, mais de son quasi-monopole sur les importations et exportations. Elle exerce une telle domination qu’elle ne se donne pratiquement pas la peine de gouverner, sinon pour faire des affaires. De même qu’économiquement, elle est toute entière tournée vers le marché international – surtout états-unien –, culturellement, elle a adopté les us et coutumes de la classe d’affaires transnationale, et, politiquement, elle dépend beaucoup plus de Washington que de la souveraineté populaire.
Sa domination est fonction de l’insertion subalterne d’Haïti dans la division internationale du travail. De la dépendance du pays, elle tire sa force. Et plus le pays est dépendant, plus de ressources, elle accapare. Or, cette dépendance est la vision et le projet communs de cette classe et des principaux acteurs internationaux. L’international ne constitue ni un bloc ni une communauté. Si la Chine et la Russie ont beau jeu, au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, de critiquer la gestion de la crise haïtienne, c’est toujours les États-Unis qui donnent le la ; bon gré mal gré, l’Europe et le Sud suivent.
Aux raisons géopolitiques qui expliquent cet alignement sur Washington, il faut ajouter cette complicité structurelle, sur laquelle les regrets, exhortations et autres appels internationaux viennent buter. Les membres de la classe dominante haïtienne sont les interlocuteurs « naturels » de l’international – avec la société civile, on parle aussi, mais projets et humanitaires ; pas de souveraineté. Ils partagent une commune méconnaissance, un commun mépris du populaire, et leurs intérêts convergent.
Changer de cap impliquerait non seulement de reconnaître que cette politique a échouée, mais aussi et surtout qu’elle participe du problème. Et, donc, de renier la logique même des interventions de ces dernières décennies (sinon, depuis 1804). Pour ne prendre que l’histoire récente, depuis la chute des Duvalier, il n’est pas une crise d’importance en Haïti qui n’ait connu l’ingérence directe ou indirecte, militaire ou politique de l’international [11]. Une sortie de crise n’est envisagée qu’en fonction de cette dépendance, à partir de la position subalterne du pays, et à la mesure de l’immixtion des acteurs étrangers.
Certes, on souhaiterait une gouvernance moins corrompue et moins autoritaire, un minimum préoccupée par la question sociale – source d’instabilité –, plus attentive aux droits humains. On se fait peu d’illusion sur la classe dominante haïtienne, et, à tout prendre, on préférait ne pas avoir à intervenir si souvent – directement s’entend –, et laisser le marché et l’humanitaire opérer un interventionnisme naturel. Mais, tout cela n’empêche pas que, par sa vision, ses intérêts et son action, l’international est sensiblement plus proche de cette classe que de la population, qui demeure l’« en-dehors » de cette stratégie.
LES PAYS « EN-DEHORS »
L’anthropologue Gérard Barthélémy a défini l’histoire de la paysannerie haïtienne comme « le pays en-dehors » [12]. Prolongeant l’expérience du marronnage, où les esclaves en fuite installèrent dans les mornes (montagnes) un mode de vie et de production qui se voulait l’antithèse de ce qu’ils avaient connu jusqu’alors, les paysan·nes mirent en place une série de stratégies productives, politiques et culturelles, organisées autour du lakou – « la cour » en créole –, de petites unités agricoles et de mécanismes d’entraide et de solidarité.
L’objectif était de demeurer autonome, et de tenir à distance l’État et les plantations qui, aux yeux de la paysannerie, se confondaient, et rappelaient l’esclavage. Cet en-dehors n’était donc pas une utopie, mais une place libérée de l’espace étatique et marchand. S’il ne faut pas idéaliser cette « commune », force est de reconnaître sa puissance ; puissance qu’elle a incarnée et qu’elle détient toujours dans l’imaginaire haïtien, en quête d’alternatives.
Malheureusement, au cours de l’histoire, cet en-dehors a été rattrapé par le marché et par l’État. Et le sort de la paysannerie se confond largement avec l’écrasante majorité de la population. Aujourd’hui, les Haïtien·nes connaissent le pire du « dedans » – pauvreté, inégalités, exploitation, violences, etc. –, tout en demeurant hors de ses contreparties partielles : protection sociale, accès aux services publics, économie formelle, sécurité relative, etc. Et toujours maintenus en-dehors de ce pays qu’ils ne gouvernent pas, de ces terres qu’ils ne possèdent pas, de ces institutions publiques qu’ils ne contrôlent pas.
Au cours de l’été 2018, cette population « en trop » s’est soulevée, en reconfigurant cet en-dehors, ainsi que la dialectique de la destitution et de l’institutionnalisation. Convergèrent, principalement en milieu urbain, les mille-et-un métiers de l’économie informelle (90% de la production), les travailleuses des usines de sous-traitance, la jeunesse (près d’un tiers de la population a moins de 15 ans), les femmes et une classe ; moyenne par son éducation, ses connexions à l’international, son éthique de la fonction publique ; précaire par ses revenus, son déclassement continu et son absence de perspectives [13].
L’augmentation du prix de l’essence – mesure imposée par le Fonds monétaire international (FMI) – et une photo du cinéaste Gilbert Mirambeau Jr, les yeux bandés, tenant un carton sur lequel est écrit, en créole : « Où est l’argent de Petrocaribe ? » constituent le double déclencheur de cette révolte, et lui donnent sa forme particulière. La colère initiale contre la vie chère et la corruption – apparue au grand jour avec les centaines de millions d’euros détourné des fonds de l’accord Petrocaribe avec le Venezuela, destinés à des projets de développement – mute très rapidement en un Ya Basta massif et général.
L’appauvrissement, les inégalités et la corruption ne sont-ils pas les signes d’une classe gouvernante hors-sol, qui ne rend des comptes qu’à l’élite locale et à l’international ? L’économie n’est-elle pas entièrement privatisée, et les Haïtien·nes privé·es de tout ? Ce n’est donc pas seulement le gouvernement qu’il faut changer, mais aussi la manière de gouverner et les conditions qui maintiennent un peuple en-dehors de ses institutions et de son pays ; y compris littéralement : plus de 11% de la population vit à l’étranger, et contribue à plus d’un tiers du PIB (première source de revenus).
C’est du dehors, depuis la rue, qu’est mise la pression sur la Cour des comptes pour qu’elle prenne ses responsabilités, enquête et documente la corruption – ce qu’elle fait – et sur l’opposition politique, pour qu’elle dépasse les rivalités de personnes et collabore avec la société civile pour ouvrir la voie à une transition – ce qu’elle fait partiellement. Si le mouvement a pu s’ériger en contre-pouvoir, il n’a pas formé de double-pouvoir, sinon une myriade de formes de double pouvoir, ponctuels et territorialisés dans les quartiers, aux contours parfois flous.
Mais, au fur et à mesure que gronde la contestation, grandit l’insécurité. Puis viennent les massacres, dont le plus important (71 personnes tuées), celui du quartier populaire de La Saline, à Port-au-Prince, la capitale, en novembre 2018 [14]. S’y vérifient les liens entre les gangs, des fonctionnaires publics et la classe politique, ainsi que la stratégie de terreur déployée par l’État. Et la mécanique de l’impunité : les responsables directs sont d’anciens fonctionnaires connus et reconnus, libres de leurs mouvements.
Une jeunesse urbaine éduquée [15], largement féminisée et féministe, se trouve au cœur de ces mobilisations, en général, et du groupe le plus en pointe, Nou pap domi (Nous ne dormons pas), en particulier. L’organisation a élaboré un document de référence, dont l’objectif – une transition de rupture – fait maintenant consensus auprès de l’ensemble des acteurs [16]. Reste à définir plus précisément ce avec quoi, au-delà de ce gouvernement, il faut rompre, comment, ainsi que les acteurs et les mécanismes de la transition. Questions qui ne sont pas propres au cas haïtien et qui se retrouvent dans la vague de soulèvements populaires qui ont secoué le monde en 2018-2019, et à laquelle Haïti participe [17].
L’exigence d’un procès Petrocaribe, de même que le rejet des élections doivent permettre que cesse l’impunité et, avec elle, la reproduction d’une mécanique de pouvoirs. L’enjeu est de sortir le pays d’un cercle vicieux de crises et d’interventions étrangères à répétition, de la pauvreté et des inégalités, dont la fatalité tient aux intérêts de la classe dominante. Si, à l’instar des autres révoltes populaires de par le monde, un manque d’élaboration théorique est manifeste, la connexion avec les groupes issus de milieux (plus) populaires est défaillante [18], et l’économie – sans parler du capitalisme – constitue un hors-champ de la réflexion, les acteurs haïtiens veillent à préserver le nouage éthique et social de leur combat.
Aussi est-ce la dynamique de la lutte elle-même, qui peut les entraîner à catalyser et expliciter des perspectives, pour l’instant, plus esquissées que théorisées : le recentrage sur le marché local, l’exercice d’un contrôle tant sur l’économie que sur les institutions publiques, la priorisation mise sur les services sociaux et les formes d’organisations solidaires, la réaffirmation d’une souveraineté solidaire, qui redessine une autre dialectique, inclusive et émancipatrice, du dedans et de l’en-dehors… Autant de perspectives qui vont à l’encontre de la classe dominante. Et des principaux leaders de l’international.
COMMUNS, COMMUNES
Ils n’étaient aux yeux des Français qui les combattaient que des « brigands » et des « nègres ». Les mots ne servaient pas à nommer ces anciens esclaves, mais à effacer leurs visages, et à les fixer dans cet en-dehors de la parole, de la civilisation et des droits, dont le premier d’entre tous : celui de vivre. Et ces femmes et ces hommes se battaient pour ne plus jamais retourner en esclavage, pour vivre libre. Ou mourir.
En les entendant monter à l’assaut, en chantant des chansons révolutionnaires françaises, les troupes napoléoniennes ne comprirent pas que c’était ces « nègres » qui étaient du côté de l’universel. Notre sort à nous, « blancs » du vieux continent, s’est en partie joué là-bas. Nous avons une dette envers ces hommes et ces femmes, qui, arrachés à leurs terres, transportés et vendus comme des bêtes, parlaient de liberté en langues africaines. C’est aussi de l’oublier que se nourrissent nos divisions et notre impuissance actuelles.
Il existe nombre de correspondances entre la Commune de Paris, dont on fête les 150 ans, et la révolution haïtienne. Les deux ont été combattus par la République française, au nom de la civilisation, et contre des barbares. Alphonse Daudet ne disait-il pas que la Commune, c’était « Paris au pouvoir des nègres » ? Dans chacun de ces soulèvements, il s’agissait de disputer le sens et l’héritage de la révolution française et de la république, au nom d’une auto-organisation, étroitement liée au territoire ; urbain, en France ; rural, en Haïti. Jusque dans la participation d’insurgés polonais de part et d’autre, et dans leur effacement historique postérieur, ils ont des points communs. Enfin, au cours du soulèvement de 2018-2019, le blocage du territoire haïtien – Pey locked –, mis en œuvre sur base d’une organisation des quartiers, ne relève-t-il pas, partiellement au moins, du communalisme ?
En 1804, il était inimaginable que des esclaves puissent se libérer, chasser les colons, devenir indépendants et se gouverner. Deux siècles plus tard, il semble toujours impensable pour une partie de l’international que les Haïtien·nes puissent et veulent vivre libre.
NOTES
[1] Jean-Pierre Le Glaunec, L’armée indigène. La défaite de Napoléon en Haïti, Québec, Lux, 2020.
[2] « Déclaration de la Présidente du Conseil de sécurité », 24 mars 2021, https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/24_mars_2021_declaration_de_la_presidente_du_conseil_de_securite_sur_haiti.pdf. Le soutien biaisé de l’international aux élections, quoi qu’il en coûte, n’est pas un fait nouveau. Lire Frédéric Thomas, « Haïti, 2016 : ‘Revoter en mieux’ ? », Cetri, 25 janvier 2021, https://www.cetri.be/Haiti-2016-Revoter-en-mieux.
[3] « Bureau intégré des Nations Unies en Haïti. Rapport du Secrétaire général », 11 février 2021, https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/s_2021_133_-_sg_report_on_haiti_-_french.pdf.
[4] Avant les précédentes élections, l’ancien président Martelly avait « réduit de 500 à 20 le nombre de membres nécessaires à la formation d’un parti politique, encourageant de la sorte leur multiplication – ils furent ainsi 54 candidats (parmi lesquels quelques femmes seulement) à se présenter au scrutin présidentiel ». Frédéric Thomas, « Haïti, de retour aux urnes », Cetri, 21 novembre 2016, http://dev.cetri.be/Haiti-de-retour-aux-urnes.
[5] Les dernières élections, commencées fin octobre 2015, ont été interrompues pour fraudes, et n’ont pu être finalisées qu’à l’automne 2016.
[6] AlterPresse, « Agriculture : Diverses organisations sociales et populaires dénoncent le processus d’accaparement de terres paysannes à Savane Diane / Artibonite », AlterPresse, 8 mars 2021, https://www.alterpresse.org/spip.php?article26788#.YFyEJ9zjJZU.
[7] Frédéric Thomas, Haïti : un modèle de développement anti-paysan, 15 décembre 2014, https://www.cetri.be/IMG/pdf/ef-haiti-28p_09-12-14.pdf ; « Haïti, l’imposture humanitaire », Le Monde diplomatique, novembre 2016, https://www.monde-diplomatique.fr/2016/11/THOMAS/56773 ; Haïti : agrobusiness et politiques publiques, 2018, https://www.cetri.be/IMG/pdf/etude2018-haiti-ft.pdf.
[8] Singh Raju Jan, and Barton-Dock Mary, Haïti : Des opportunités pour tous. Diagnostic-pays systématique, Washington, 2016, DC : La Banque mondiale.
[9] « Mais la mesure qui s’est révélé la plus désastreuse pour l’économie haïtienne a été la libéralisation à outrance du commerce, libéralisation qui a été caractérisée par une réduction drastique des tarifs appliqués aux produits agricoles (…). Les mesures de libéralisation commerciale adoptées ont livré des pans entiers de l’économie à la concurrence extérieure sans que les secteurs touchés par les reformes aient été préparés à y faire face en améliorant leur niveau de productivité. La production nationale a été exposée à la concurrence de produits en provenance des pays à plus forte productivité, en premier lieu les États-Unis et bénéficiant de subventions. L’effondrement de la production nationale a provoqué une situation de dépendance alimentaire au point que le pays consacre aujourd’hui près de 50 pour cent de ses importations aux produits alimentaires et accuse ainsi un déficit structurel de sa balance commerciale », Alrich Nicolas, « Le processus d’appauvrissement des classes moyennes en Haïti et ses conséquences économiques et sociales », Occasional Paper 6. Overcoming Inequalities in a Fractured World : Between Elite Power and Social Mobilization, UNRISD, mars 2020, https://www.unrisd.org/80256B3C005BCCF9/(httpAuxPages)/1526BCA4AA33D07B802585260045FEAD/$file/OI-OP-6—Nicolas_Overcoming%20Inequalities.pdf.
[10] US Department of Commerce/International Trade Administration, Haiti 2020, https://ht.usembassy.gov/wp-content/uploads/sites/100/20200911-Haiti-Country-Commercial-Guide-2020-final-with-link-Baird-Merah-Port-au-Prince.pdf ; USDA, Rice Sector at a Glance, https://www.ers.usda.gov/topics/crops/rice/rice-sector-at-a-glance/ ; OEC, Haiti, https://oec.world/en/profile/country/hti?deltaTimeSelector1=deltaTime10&tariffSectionSelector=section4.
[11] Suzy Castor, « Les racines séculaires d’une difficile construction nationale » dans Jean-Daniel Rainhorn (dir.), Haïti, réinventer l’avenir, Paris, 2012, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, https://books.openedition.org/editionsmsh/8295?lang=fr.
[12] Gérard Barthélémy, L’univers rural haïtien : Le pays en dehors, Paris, L’Harmattan, 1991.
[13] Frédéric Thomas, « Les deux racines de la colère haïtienne », Cetri, 30 janvier 2020, https://www.cetri.be/Les-deux-racines-de-la-colere.
[14] RNDDH, Massacre à LaSaline. Violations de droits humains et nécessité d’une intervention humanitaire, 10 décembre 2019, https://web.rnddh.org/wp-content/uploads/2018/12/Massacre-La-Saline-Rapport-CARDH-1.pdf.
[15] Alrich Nicolas parle d’une couche moyenne de nouvelle souche. Alrich Nicolas, Ibidem.
[16] Nou pap domi, Egzijans pou gouvènman tranzisyon A, https://www.noupapdomi.org/. Lire également les entretiens que j’ai réalisés avec plusieurs de leurs membres sur Bastamag : https://www.bastamag.net/spip.php?page=recherche&recherche=nou+pap+domi.
[17] Sabine Manigat, « Haïti : mobilisations antisystème et impasse politique » et Frédéric Thomas, « Soulèvements populaires : ‘révoltes logiques’ ? », Alternatives Sud, XXVII – 2020, n°4, Soulèvements populaires, https://www.cetri.be/Soulevements-populaires.