Marc-Arthur Fils-Aimé (directeur de l’Institut Karl Lévesque), AlterPresse, 8 septembre 2019
La lutte en vue d’éjecter du pouvoir la clique corrompue, criminelle du Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK) ayant à sa tête depuis plus de deux ans Jovenel Moïse se joue depuis le mois de février de cette année sur deux tableaux. L’un dans la rue et l’autre sur un terrain légal et institutionnel, porté par un groupe minoritaire de députés se déclarant ouvertement de l’opposition. Cette nouvelle demande renforce les premières plaintes déposées contre lui pour avoir détourné des fonds venant du Pétro-Caribe et blanchi des sommes d’argent interlopes énormes. Le président Jovenel Moïse est littéralement coincé entre l’état-major de son parti politique dominé par son gourou, l’ex-président Michel Martelly, la classe politique traditionnelle, malgré sa timidité due à sa faiblesse structurelle et idéologique, et le mouvement populaire, vraiment orphelin d’une direction ayant la capacité de le guider sur la voie voulue : la démission du président de la République et la mise au pilori du PHTK qui sont des pas importants pour déboucher sur le procès Pétro-Caribe, celui de Dermalog et l’éradication de ce système politique éculé, vieux de plus deux cents ans.
La résistance de Jovenel Moïse dépend jusqu’à présent de l’appui conditionnel de la communauté internationale alignée sur celui du président Trump. Fortuitement, il partage la même vision d’extrême-droite que le milliardaire américain même si une grande différence sur ce point les sépare. Trump, comme tout extrémiste de droite, est chauvin, patriotard alors que Moïse n’a jamais montré aucun souci nationaliste. Comme tout schizophrène, l’homme- banane est autiste et ne se regarde qu’à travers son pouvoir. Ces deux indicateurs nous aident à comprendre son revirement choquant anti-Maduro. Le vote contre le président vénézuélien légitimement élu ne lui aurait pas suffi pour bénéficier du support du chef de file de l’impérialisme sans cette affinité idéologique.
La lutte a-t-elle connu un changement de tactique ?
Les deux dernières grandes offensives qui ont bloqué le pays, c’était pendant une dizaine de jours, au cours du mois de février, et, une autre fois, au début du mois de juin. Depuis lors, toutes les tentatives de fortes mobilisations entreprises par l’opposition traditionnelle se sont soldées par des échecs. Cet immobilisme apparent viendrait-il d’une certaine fatigue, d’un certain découragement des masses populaires qui sont vraiment les principales forces motrices, dotées de la capacité d’occuper les rues, les routes nationales et les chemins ? Est-ce l’expression d’un regard douteux sur la classe politicienne traditionnelle qui, à chaque grand moment de la lutte, tend à la récupérer ? Est-ce le fait du craquement des petro-challengers sous l’influence de courants politiques et idéologiques divers ?
De cette lecture, il se dégage une certaine tendance à dire que le président est sorti renforcé de cette conjoncture qui se précise peu à peu. C’est ne pas croire en l’intelligence des masses populaires. Le mouvement des rues n’a fait qu’épouser une autre forme. Il n’est nullement tombé dans un profond sommeil. Consciemment ou inconsciemment, la lutte connaît un changement de tactique. Il ne se passe pas un jour sans protestations anti-gouvernementales renforcées par des barricades enflammées dans une région ou dans une autre, et ceci à travers le pays. On dirait une guérilla semi-violente, semi pacifique tant les protestations embrassent des revendications diverses dont le gouvernement ne détient aucune manette pour y répondre. La propagande officielle relayée par certains courants médiatiques faisant accroire que les mobilisations populaires sont responsables de toux les maux auxquels le pays est confronté, n’a pas adouci la ferveur des masses. Nous connaissons un cycle de mobilisations depuis les 6,7 et 8 juillet 2018 qui a conduit à certains résultats qu’il convient de souligner à l’encre forte. Citons-en parmi les plus spectaculaires. Ces mouvements ont forcé ce régime prédateur, en dépit de ses verbiages, à ne pas augmenter le prix de l’essence à la pompe malgré la pression du Fond monétaire international et à ne pas pouvoir bénéficier pendant toute une année fiscale d’un nouveau budget que le peuple a dénoncé comme étant criminel. Ils ont précipité la chute de deux gouvernements dans l’espace de quelques mois et coincé le président Jovenel à dévoiler son dédain de la constitution avec deux gouvernements parallèles. Le blocage de deux objectifs stratégiques de PHTK : le changement de la charte fondamentale et la réalisation des élections parlementaires et locales pour l’année 2019 avec l’actuel Conseil Électoral Provisoire (CEP) figurent au palmarès populaire.
Voyons quelques-unes de ces revendications parmi tant d’autres : des employés qui requièrent des mois ou même des années d’arriérés de salaires ; des riverains qui s’attendent à la construction ou la réparation d’une route ; la nation qui réclame la concrétisation de la promesse de l’électricité 24 heures sur 24 que claironnait le président après son élection controversée. Le pic, c’est la vitesse qu’ont prise l’insécurité et la cherté de la vie avec la flambée quasi quotidienne des prix de vente des produits de première nécessité en particulier alimentaires. La FAO dans son dernier rapport a mentionné les problèmes de l’aggravation de la faim. Depuis plus d’une semaine, l’instabilité dans l’approvisionnement du carburant a refait surface et a amplifié la liste des mécontentements et de manifestations anti-gouvernementales. Et en background, le dossier de la corruption quand il n’est pas au premier plan de ces manifestations.
Tous ces soulèvements, en dépit de leur isolement, ne sauraient ne pas créer de multiples embarras non seulement à Jovenel Moïse en dépit de son cynisme, son impudence et son mépris envers les masses, mais aussi à tout l’apparatchik de PHTK qui caresse l’espoir de perpétuer le régime. La présence de deux premiers ministres à la tête de deux gouvernements parallèles, concourt à démontrer l’incapacité politique du chef de l’État et surtout son insolence vis-à-vis de la Nation.
C’est pourquoi l’on assiste ces jours-ci, parmi ses plus zélés admirateurs, ses affidés et ses profiteurs à des défections opportunistes à la Lambert. Ils escomptent brouiller la carte pour se représenter aux prochaines élections sous une autre image pour reconduire le statuquo, se ruer à la curée pour continuer à traire la vache publique. La social- démocratie, qui est devenue depuis des lustres le principal vecteur du néolibéralisme, s’est engouffrée dans la droite traditionnelle. Cette fusion est incapable de saisir la perche tendue par ses coreligionnaires ennemis.
Les faiblesses structurelles de la droite traditionnelle
L’opposition de la droite traditionnelle souffre de deux grandes faiblesses structurelles. D’une part, l’ambition effrénée du pouvoir de ses principaux tenants les empêche d’arriver à un plan commun pour forcer le chef de l’État à se démettre de ses fonctions. Elle pond tellement de propositions de « sortie de crise » qu’il est difficile de les distinguer l’une de l’autre. Aucune de ces propositions ne comporte un programme sociopolitique et économique pour montrer que le pays est prêt à prendre un nouveau train. Les disputes tournent plutôt autour de laquelle des institutions est-elle capable de remplacer la présidence. Donc, si dans la forme, elles apparaissent différentes, dans le fond, elles se ressemblent toutes. D’autre part, elles visent l’arrivée au Palais national avec la bénédiction étrangère. La confiance du peuple à leur égard s’effiloche sans cesse. Ils envoient des mots d’ordre dispersés, car chacun est à la recherche non seulement de sa propre visibilité mais surtout de sa propre personnalité afin de s’imposer à la communauté internationale. Ils se trompent de bonne ou de mauvaise foi en s’appuyant sur l’illusion d’une autorité de cette dite communauté qui est le nouvel euphémisme pour nommer l’impérialisme américain. La façade de grandes décisions que cette dernière s’attribue ne peut nullement cacher la puissance des serres de l’aigle du Nord qui, aujourd’hui avec l’effronté Donald Trump, est sorti de toutes ses réserves. C’est lui qui donne le dernier mot.
Ces obsédés du pouvoir ne croient pas vraiment en la force des masses populaires. Ils comptent s’en servir pour tenter de persuader la Maison-Blanche de leur capacité à résoudre les problèmes de la république bourgeoise, à exclure ces masses et à dompter toute velléité révolutionnaire. C’est pourquoi, jamais ils n’aimeraient que la solution finale vienne d’elles. Ce qui serait un mauvais présage pour eux et les classes dominantes d’ici et d’ailleurs.
L’ambition avérée du pouvoir et l’échine courbée devant l’impérialisme résument les deux grandes faiblesses de ces éternels et éventuels candidats à la présidence. Ils n’ont pas appris la leçon que la réaction internationale de concert avec ses complices et adeptes locaux fourbit toujours son alternative dans une direction et un espace prédéterminés. La réaction ne s’aventure pas dans l’inconnu à moins qu’elle soit contrainte par un pouvoir populaire de jouer toutes ses cartes.
Le pouvoir en est-il sorti indemne ?
S’il s’avère difficile d’atteindre le niveau du blocage, du ’’ lock’’ de février et de juin derniers. Le pouvoir, de son côté, n’est pas, non plus, capable de débloquer, de ’’unlock’’ le pays. Au contraire, la situation n’arrête pas d’empirer. Elle se complique chaque jour davantage pour les pouvoirs exécutif et législatif. La majorité au sein des deux chambres législatives se fragilise petit à petit en attendant le prochain flux d’abandons par attentisme. Les députés se sont tortillés comme des invertébrés pour offrir aux forces occultes, par l’intermédiaire du président de la république qui est le seul recours constitutionnel en la matière, un premier ministre dont les dossiers languissent depuis plusieurs semaines dans les tiroirs des députés. La popularité du président est descendue à son niveau le plus bas. Il est chahuté même pendant le passage de son cortège, composé d’une flotte de véhicules très chers qui frisent l’indécence. Jamais un président n’a été aussi vilipendé, n’a perdu à ce point la confiance de la majorité de la population, ni fait l’objet d’aucun respect dans l’opinion publique. Le cabinet ministériel qu’il a proposé à la nation pour atténuer la crise est décrié du fait qu’aux yeux de plus d’un, il n’est pas composé de personnalités connues et crédibles. Le pouvoir a perdu le contrôle des gangs qui opèrent désormais à visage découvert dans divers coins et recoins du pays. Ainsi a-t-il perdu l’avantage qu’il recherchait avec l’irruption des bandits lourdement armés. S’il est vrai que l’audace des bandits contrarie dans une certaine mesure la participation des quartiers abandonnés aux manifestations anti Jovenel, elle renvoie les sceptiques dans le camp de l’opposition parce que l’on est de plus en plus convaincu du rôle pro-gouvernemental dans l’installation, la protection des gangs parmi les plus puissants.
Afin d’user la ténacité au pouvoir, sous perfusion, certes, de la clique PHTK, une quinzaine de députés ne se contentent pas des mouvements de rues. Elle s’est engagée sur le terrain légal, institutionnel pour traîner le président Moïse par-devant la Haute-Cour de justice. Ils raffermissent l’opposition du groupe des sénateurs anti-Jovenel convaincus.
Fallait-il marier le mouvement populaire des rues à la forme légale de la lutte ?
Un groupe minoritaire de députés dont le courage n’a jamais failli, a apporté la lutte sur le terrain légal, institutionnel. Ceux-ci avaient demandé à la chambre des députés dont le mandat de légiférer s’est mué en une boîte de corruption, la mise en accusation du président Jovenel. Ils ont accusé ce dernier de multiples viols de la constitution. Personne ne s’attendait à une poursuite judiciaire du président de la part des députés corrompus jusqu’à la moelle. Cependant sur le plan idéologique et politique, on ne saurait qualifier cette initiative d’échec si l’on l’assimile à la méthode de guérilla qui s’est installée dans la lutte anti- Jovenel. Elle a davantage éclairé la nature mafieuse du régime, contrarié ou retardé le plan de l’équipe gouvernementale, augmenté la méfiance populaire vis-à-vis du chef de l’État et acculé ladite communauté internationale dans son opiniâtreté à protéger sa brebis galeuse.
Le mouvement populaire acéphale, jusqu’à nos jours, n’est pas arrivé non plus à construire un avant-gardisme à cette phase pré-insurrectionnelle de la lutte
Evidemment, le camp progressiste n’a pas l’emphase nécessaire pour saisir cette opportunité par- devant la chambre des députés pour intensifier la pression et fédérer toutes les menées anti-PHTK. L’initiative du groupe minoritaire des députés apparaît comme un évènement en soi qui n’entre pas dans l’ensemble du mouvement. L’opposition traditionnelle se perd dans le « ôte-toi que je m’y mette ». La gauche révolutionnaire n’est pas encore à la phase d’activer ce conseil judicieux de Lénine : « Le Parti est la fusion du socialisme scientifique avec le mouvement spontané des masses ». Les masses sont dans la rue. Elles évoluent aveuglément, ce qui ouvre toutes les brèches à l’impérialisme pour nous ravir notre souveraineté.