Auteurs: Pierre Beaudet et Alain Philoctète
À la fin des années 1980, une insurrection balaie la dictature de Jean-Claude Duvalier, « Bébé doc », le fils de l’autre qui avait mené son pays d’une main de fer pendant plus de trente années. « Papa doc » était un tueur avec une certaine intelligence, capable de manipuler les fractures sociales et raciales héritées d’un pays marqué au fer rouge par l’esclavage et la révolte populaire de 1804, laquelle avait créé la première république d’anciens esclaves de l’hémisphère.
L’insurrection
L’insurrection des années 1980 est une avalanche (Lavalas en créole), organisée par une myriade d’organisations populaires et de gauche avec l’appui de l’Église catholique, et propulsée par une mobilisation populaire en bonne partie spontanée. En 1990, cette grande coalition fait élire Jean-Bertrand Aristide qui écrase le candidat promu par les États-Unis, un ex-fonctionnaire de la Banque mondiale nommé Marc Bazin. Le populaire curé de gauche promet la démocratie et la justice sociale, mais en septembre 1991, il est renversé par le commandant en chef de l’armée, Raoul Cédras, avec l’appui des États-Unis (alors gouvernés par Bush père). Échappant de peu à l’assassinat programmé par Cédras, Aristide est exilé. Sur le terrain, c’est un carnage. Des milliers de cadres des mouvements populaires sont tués, torturés et forcés à l’exil. Entre-temps, les réfugiés de la mer haïtiens affluent vers les côtes de la Floride.
Le retour d’Aristide
Après l’élection de Clinton (1994), les États-Unis changent leur fusil d’épaule. Ils négocient le départ de Cédras et de ses tueurs. Aristide rentre au pays et démantèle l’armée. Il poursuit les privatisations imposées par la Banque mondiale et les politiques d’« ajustement structurel ». En 1995, il crée le parti Fanmi Lavalas et annonce, dans le cadre de l’élection présidentielle, son appui à son bras droit, René Préval. Il s’efforce de reconstituer ses forces et se présente à nouveau comme président en 2000. Réélu, il rencontre rapidement plusieurs obstacles. Une partie de la population est mécontente de la détérioration économique. Des mouvements populaires et de gauche se détachent d’Aristide, qu’ils accusent de pratiques prédatrices et antidémocratiques. Entre-temps, la droite et l’extrême droite se réorganisent. En 2003, un groupe armé venu de la République dominicaine et dirigé par des partisans de l’ancien régime duvaliériste envahit le nord d’Haïti.
Coup d’État et occupation
À cause de cette pagaille, le régime est sur le bord de l’implosion. L’opposition vient à la fois des secteurs populaires et des élites. Toutes proportions gardées, c’est un chaos qui ressemble plus à ce qui se vit actuellement au Venezuela. Les pays de la région regroupés au sein de la CARICOM tentent d’encourager Aristide et une partie de l’opposition à trouver une solution politique. Cependant, les États-Unis, alors menés par Bush fils, veulent en finir avec celui qu’ils perçoivent comme un nationaliste et un revendicateur. Le 29 février 2004, le président haïtien est kidnappé par un commando américain et exilé en Afrique. Peu de temps après, les États-Unis et la France obtiennent du Conseil de sécurité de l’ONU l’autorisation de déployer une force de « maintien de la paix ». En juin, l’ONU met effectivement en place une mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), sous le commandement du Brésil. Cette force est en réalité là pour assurer qu’il n’y aura pas d’autre insurrection et pour que le pays rentre dans « l’ordre ».
Le jeu du Brésil
Les soldats brésiliens sont cependant confrontés à une situation très chaotique, où des partisans d’Aristide sont nombreux et mécontents. Des quartiers populaires (comme la fameuse Cité Soleil) sont aux mains de bandes armées liées aux réseaux mafieux. Les affrontements font plusieurs victimes. Bien que les militaires brésiliens essaient de ne pas tirer dans le tas, c’est une occupation militaire qui tourne mal (on spécule que le suicide en janvier 2006 du commandant militaire brésilien en place, le général da Matta Bacellar, est lié à cette impasse). À cette époque, le Brésil, sous le gouvernement Lula, veut démontrer au monde qu’il peut jouer le rôle de « grande puissance » régionale. Il prétend également être en mesure d’aider la reconstruction d’Haïti sans imposer une nouvelle dictature téléguidée par les États-Unis. Ainsi, en 2006, le Brésil pèse de tout son poids pour l’élection de René Préval, un ancien premier ministre sous Aristide. Préval, qui n’est pas « l’homme » des Américains, tente de recoller les morceaux, mais la tâche est au-dessus de ses forces. L’élite haïtienne dominée traditionnellement par les grands marchands de la capitale n’est pas vraiment intéressée au développement du pays. Une partie substantielle des cadres techniques et professionnels continue de s’exiler, notamment à Montréal. Les mouvements populaires, héritiers de l’« avalanche » des années 1980, sont divisés et désorientés, souvent captés et cooptés par les ONG qui viennent en masse « sauver » Haïti.
La catastrophe
Pendant que la gouvernance et l’économie restent vacillantes, survient le 12 janvier 2010 un terrible tremblement de terre qui engloutit plus de 250 000 personnes et détruit une grande partie de Port-au-Prince et d’autres villes du sud du pays. Pour « sécuriser » le pays, les États-Unis déploient aussitôt plusieurs milliers de militaires, soi-disant pour aider le pays. Parallèlement, l’aide afflue de plusieurs pays, également d’une « armée » d’ONG « humanitaires » provenant en bonne partie des réseaux Évangéliste américains. Rapidement, la capitale devient « Port aux camps », avec des milliers de sans-abri vivotant de donations. La gouvernance de Préval est totalement dépassée par une recolonisation « humanitaire » sans nuance. En mai 2011, un aventurier et chanteur populaire, du nom de Michel Martelly, se présente aux élections présidentielles sous la protection des États-Unis. Une majorité d’Haïtiens voit bien ce qu’il en est et s’abstient. Washington tolère entre-temps Martelly, lié aux trafiquants de drogue qui transforment la république en une plaque tournante de ce lucratif « commerce » entre les Amériques du Sud et du Nord. Les « donateurs », dont le Canada, tournent le dos au fait qu’une partie importante de l’aide est détournée vers les bandes qui contrôlent l’État. Cette année, après une nouvelle fraude électorale de grande ampleur, Jovenel Moïse, un proche de Martelly, est « élu » dans l’indifférence et le mépris des Haïtiens. Une nouvelle mission de l’ONU vient d’être mise en place, la Minujusth (Mission des Nations unies pour l’appui à la justice en Haïti), qui a le même mandat et qui entend opérer avec quelques milliers de « coopérants-policiers » (dont plusieurs du Québec), pour s’assurer que les forces de l’« ordre » locales peuvent garder le couvercle sur la marmite.
Des résistances qui se cherchent
Le mouvement populaire apparu à la fin des années 1980 n’a jamais totalement disparu malgré les malheurs à répétition qu’Haïti a connus. Des organisations paysannes (comme Tèt kolé) (solidarité en créole) et le Mouvement paysan de Papaye (Mouvman Peyizan Papay) continuent de résister. Dans les zones urbaines, des réseaux syndicaux comme Bataille ouvrière (Batay Ouvriye) organisent les travailleurs et les travailleuses qui affluent dans les ateliers de misère, y compris dans des entreprises canadiennes comme Gildan. Des réseaux sont actifs comme la Plate-forme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA), animée par le camarade Camille Chalmers, bien connu à Montréal. Des organisations de femmes militantes sont également en place, résistant à l’invasion des ONG et à leurs programmes « humanitaires ». Ce travail se fait avec le soutien d’organisations québécoises, notamment l’Organisation catholique pour le développement et la paix, également avec les centrales syndicales FTQ et CSN, secondées sur le plan de l’éducation populaire par divers groupes, notamment le Centre international de solidarité ouvrière (CISO). Plus important est le travail effectué par une myriade de groupes haïtiens québécois, actifs par le biais de toutes sortes de projets et d’interventions.
La misère persiste actuellement en Haïti et malgré le départ de la Minustah (voir plus loin le texte de Renel Exantus et de Ricardo Gustave), le pays reste sous la coupe d’un dispositif néocolonial. Malgré les luttes et les résistances qui surgissent partout, les mouvements haïtiens ne parviennent pas à développer une coalition large qui pourrait menacer cette mal-gouvernance. La division créée au début des années 2000 entre le camp Lavalas (partisans d’Aristide) et les groupes de gauche continue de nuire à la construction d’une vision commune stratégique. Bien que les premiers soient en déclin, ils gardent une certaine capacité de mobilisation dans plusieurs quartiers et villages où persiste l’image de « Titide » qui avait émergé de l’insurrection il y a 20 ans. La gauche présente dans les milieux organisés et intellectuels est également divisée entre une mouvance sociale-démocrate qui n’a pas de capacités stratégiques (et qui est largement cooptée par les ONG étrangères) et des secteurs radicaux qui restent forts dans certains secteurs en lutte, mais marginalisés politiquement. C’est une situation qui bien sûr évolue, mais cette confusion explique le maintien d’un statu quo morbide, qui continue, avec l’appui explicite des États-Unis et du Canada.