Bateaux de migrants.es sur une plage en Tunisie - le 29 septembre 2024 - crédit photo Mycea Thebaudeau - tous droits réservés JdA-PA

Mycea Thebaudeau, stagiaire d’Alternatives en Tunisie

Les dangers liés à l’externalisation du régime de contrôle des frontières européennes

(Extrait d’un rapport rédigé par l’autrice pour le Forum Tunsien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES) qu’on peut lire en suivant le lien ici).

Le partenariat conclu entre la Tunisie et l’Union européenne en 2023 est en tout point conforme avec la nouvelle politique de l’Union européenne adoptée en avril 2024. Elle peut se résumer à une externalisation de la surveillance des frontières européennes, en échange d’une coopération européenne et d’une reconnaissance du régime. Cet accord s’insère précisément dans la ligne préconisée par Georgia Meloni, en leur déléguant la surveillance, le contrôle et le fichage des migrant.es (Dahmani. F., 2023), moyennant des compensations de 105 millions d’euros.

Ce type de pratique est tout à fait cohérent avec la dynamique d’externalisation croissante du contrôle des frontières européennes, et avec l’approche adoptée par l’État tunisien en regard à la migration informelle. Mettant en avant le thème de la sécurité nationale, le gouvernement tunisien conçoit l’immigration informelle comme une menace à l’ordre public et à la sécurité nationale, une perception que vient renforcer une rhétorique populiste et raciste au sein du personnel politique de l’État..

La nouvelle politique migratoire européenne

Face à l’intensification des enjeux humanitaires, politiques et juridiques liés aux dynamiques migratoires, le nouveau Pacte sur la migration et l’asile fut adopté après neuf ans de négociation. Ce plan s’inscrit dans une tendance croissante à l’externalisation du régime de contrôle des frontières européennes. Cette dynamique soulève des questions importantes en matière de solidarité entre les États, et de respect des droits fondamentaux des populations migrantes et réfugiées.

Approuvé par le Parlement européen en avril 2024 1 puis par le Conseil européen en mai de la même année, ce pacte est supposé entrer en application à partir de 2026. Cette initiative découle notamment de l’inefficacité des précédentes politiques, qui n’ont pas su faire face à la crise migratoire de 2015-2016. La situation ne s’est malheureusement pas améliorée depuis : on compte plus de 40 000 personnes décédées, ou disparues en mer, depuis 2014.

Pour faire face à l’aggravation des impératifs migratoires et humanitaires, ce pacte ambitionne de renforcer la lutte contre l’immigration illégale en accélérant la reconduction des personnes en situation irrégulière, et de mettre en œuvre une nouvelle procédure de filtrage aux frontières de l’Union européenne. Cette procédure sera implantée au moyen de «centres de rétention» aux frontières extérieures de l’Union. La mise en place de ces centres, qui compteront «un minimum de 30 000 places au total pour l’ensemble de l’UE» (Gaillard, B, 2024), pousse à se demander dans quelles conditions les migrant.es et réfugié.es seront détenu.es, et à quel point le respect de leurs droits fondamentaux peut être garanti.

Le Pacte se propose également de renforcer la solidarité et la collaboration entre les États membres pour éviter la concentration des demandes dans certains d’entre eux. C’est particulièrement ce qu’on reprochait au Règlement de Dublin, qui régissait l’accueil des migrant.es depuis 1990. Ce Règlement stipulait que les demandes d’asiles devaient être traitées par le gouvernement du pays d’entrée sur le territoire européen, ce qui a entraîné un impact énorme sur l’Europe, dont l’Italie, la Grèce, l’Espagne ou encore Malte, notamment.

L’externalisation des frontières

Cette nouvelle politique migratoire s’inscrit dans une tendance marquée depuis les années 1980 par «une politisation et une sécurisation des questions migratoires et d’asile en Europe» (Burrati T., 2020). Elle se traduit par une volonté croissante d’externalisation des frontières européennes. Ce phénomène, qui signifie confier une activité à un sous-traitant contre rémunération, s’est considérablement intensifié depuis la crise migratoire de 2015.

Cette stratégie, qui est devenue avec la nouvelle politique l’un des principaux piliers, s’appuie sur deux dimensions essentielles. D’abord, elle prend la forme d’une aide au développement allouée à des pays de départ des vagues migratoires vers l’Europe. Cette aide a pour but de «lutter contre les causes profondes forçant les personnes à émigrer» (Burrati T., 2020). Cette orientation instrumentalise les fonds pour «répondre aux objectifs sécuritaires des États» de l’Union européenne au lieu de «traiter les causes profondes de migration» (Burrati T., 2020).

La seconde, plus réactive, se traduit par la signature d’accords de coopération et de traités avec les pays par lesquels transitent les personnes migrantes ou réfugiées, ou leurs pays d’origine. On peut par exemple citer les accords de réadmission, tels que celui signé avec la Turquie en 2016 ou avec la Tunisie en 2023, qui facilitent «le retour des personnes en séjour irrégulier dans leur pays d’origine ou de transit» (Legueux V., 2024).

Des pratiques contestées, voire condamnables

Selon Théo Buratti (2020), cette «délégation de la gestion» peut entraîner des conséquences dangereuses. L’Europe est portée à fermer les yeux sur les tendances autoritaires, ou carrément les violations des droits humains. Par exemple, la Libye, qui n’ayant pas signé la Convention de Genève de 1951, ne garantit aucun droit aux personnes migrantes ou réfugiées, lesquelles sont considérées comme criminelles, et même vendues comme esclaves. C’est la conséquence dramatique de l’externalisation des frontières européennes.

Un autre problème est la modification du rapport de force entre l’Union européenne et les pays d’origine ou de transit des populations migrantes et réfugiées. En effet, ces dernières sont de plus en plus «utilisé(e)s stratégiquement par les pays tiers comme moyen de chantage dans les processus de négociation avec l’UE» (Burrati T., 2020) sans égard pour leurs droits et à leur condition. Ce type de pressions est particulièrement efficace dans le contexte de la sécuritisation 2 de la question migratoire et de la montée de l’extrême droite et de la xénophobie en Europe. La «sécuritisation» présente un enjeu ou encore un groupe comme une menace à la sécurité nationale ou publique.

Les partis d’extrême droite exploitent la peur suscitée par cette sécurisation de la question migratoire, allant jusqu’à la mettre en lien avec une montée de l’insécurité et du terrorisme. Ce type de discours, et leur traction croissante au sein des institutions européennes influencent de plus en plus les politiques sécuritaires et migratoires des gouvernements du continent.

Frontex, bras armé de la nouvelle politique migratoire

Frontex, l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, soulève d’autres questionnements. Agissant comme le «bras armé» de la politique migratoire européenne, Frontex assure le contrôle aux frontières extérieures de l’Union européenne, ainsi que des tâches liées à la sécurité maritime, aux contrôles de sécurité et aux activités de recherche et de sauvetage.

Depuis sa fondation en 2004, cette agence connaît un renforcement continu. De plus, elle dispose désormais «d’une capacité d’intervention en cas de défaillance du “contrôle aux frontières extérieures”, même lorsqu’un État ne la sollicite pas» (Gaillard, B, 2024). Sans mécanisme de recours, on doit se questionner sur le nouveau rôle assumé par Frontex et sur le risque de dérives humanitaires et juridiques.

Quelles perspectives?

Selon Damien Carême (2024), «s’obstiner à durcir des politiques inefficaces et cruelles est au mieux inutile, au pire contraire à nos valeurs, aux droits européen et international». S’attaquer aux causes profondes des migrations est la seule manière efficace de «mettre en place les réponses adaptées, concrètes et nécessaires, aussi bien pour l’Union européenne que pour la sécurité des migrants forcés» (Burrati T., 2020).

Il importe d’éviter de tomber dans le piège de la sécuritisation de la question migratoire, qui favorise surtout la montée de l’extrême droite et la discrimination envers les migrants forcés, allant parfois jusqu’à mettre en péril leur sécurité, comme c’est le cas en Tunisie ou en Libye.

Les questions relatives aux enjeux de migration et d’asile en Europe n’appellent pas une réponse simple, mais une réponse concertée, responsable, et mise en œuvre dans le respect du droit international et des droits humains, tout en gardant comme valeur phare la solidarité avec les migrant.es et les réfugié.es.

Références

 

 

  1. Page du site du Conseil européen (2024) sur le Pacte sur la migration et l’asile Voir aussi : Lequeux, V. 2024[]
  2. La « sécuritisation » implique de présenter un enjeu ou encore un groupe comme une menace à la sécurité nationale ou publique, qui tend à impacter l’opinion publique à son sujet. La perception de l’enjeu comme une menace immédiate et sérieuse est renforcée par un processus discursif, notamment dans les médias, qui peut mettre en danger la condition physique et morale de la population ciblée ou de la situation.[]