Côme Bastin (Reporterre), 18 juin 2020
Le Premier ministre a promis une « Inde autosuffisante » après l’épidémie. Dans les faits, c’est une relance plus productiviste qu’avant qui se dessine : semaines de 72 heures, suppressions des normes environnementales et retour en force du charbon. Pendant ce temps, la contestation est muselée par le Covid-19 et les restrictions qu’il provoque encore.
Les arbres tombent, la route tremble sous les perceuses, le ciment coule. À Bangalore, c’est le premier bruit qui est venu rompre le chant des oiseaux après deux mois de confinement [1]. Sur l’immense Bannerghatta Road, les engins de chantiers ont repris leur travail pour achever la nouvelle ligne de métro de la capitale du Sud. En bas des piliers de la future piste surélevée, des enfants mendient auprès de ceux qui ont encore de quoi prendre un bus pour rentrer dans leurs campagnes. Malheureusement loin d’être isolée, cette scène paradoxale résume la situation de l’économie indienne après deux mois de confinement. Au moins 150 millions d’Indiens ont perdu leur emploi, entraînant un retour aux campagnes chaotique qui rappelle les douloureuses images de la partition de 1947. Déjà faible, la consommation s’est effondrée. Pour éviter un crash encore plus douloureux que le virus, tout le monde s’accorde sur l’urgence d’agir pour relancer l’activité.
Une relance, oui, mais laquelle ? C’est sous la bannière d’une « Inde autosuffisante » que Narendra Modi, le Premier ministre indien, a invité ses concitoyens à reconstruire le pays. Le 12 mai, 240 milliards d’euros ont été mis sur la table pour cela, un montant énorme, équivalant à 10 % du PIB du pays. Mais, dans le joli slogan de l’autosuffisance, ce ne sont pas de circuits courts qu’il est question. Pas une roupie n’est consacrée à l’écologie. « Alors qu’elle dévoilait le plan de relance, je regardais avec stupeur notre ministre des Finances, raconte à Reporterre Chittranjan Dubey, activiste environnemental et fondateur d’Extinction Rebelion Inde. Durant cinq jours, je l’ai entendue égrener des mesures sans prononcer une seule fois le mot environnement. »
« Un nouveau Code environnemental permet aux industriels d’agir en toute impunité puisque l’approbation d’un projet se fera désormais a posteriori »
Pendant que le virus explose, c’est sous le signe du productivisme acharné que l’Inde prépare l’après. Alors que le pays est déjà champion de la pollution, les derniers gardes-fous écologiques sont sacrifiés au nom de la reprise. Les secteurs des mines, de l’énergie ou du rail sont ouverts aux capitaux privés, pendant que le principe de précaution est enterré. Présenté à la mi-mars, « un nouveau Code environnemental permet aux industriels d’agir en toute impunité puisque l’approbation d’un projet se fera désormais a posteriori », observe Ritwick Dutta, avocat environnemental et fondateur d’une ONG pour la forêt et l’environnement. Le 21 mai, l’obligation de laver le charbon dans les centrales pour diminuer leurs émissions de CO2 a été supprimée
Cette braderie se fait d’autant plus facilement que les activistes peinent à se faire entendre. « Une grande partie de notre travail consiste à voyager au contact des populations, témoigne Ashish Kothari, de l’ONG environnementale Kalpavriksh. Ce n’est plus possible avec les restrictions de déplacements. » Alors que l’activité est encore à l’arrêt, les autorisations sont distribuées aux industriels en l’absence de contre-pouvoirs. En une journée, le 23 mai, le ministère de l’Environnement a donné son feu vert par visioconférence à trente projets. Parmi ceux-ci, un pharaonique projet de reconstruction du Parlement à New Delhi, et d’autres plus inquiétants : centrale à charbon géante dans une région forestière et tribale de l’Orissa, extension de la raffinerie Numaligarh et des mines Tikok en pleines zones de biodiversité de l’Assam, bases pour hydravions… « Ces projets s’ajoutent à une longue liste préexistante, comme les barrages Bibang et Lakhwar en Arunachal Pradesh et dans l’Uttarakhand, ou la ligne de chemin de fer Hubli-Ankola qui va passer en plein dans les réserves naturelles des montagnes des Ghâts occidentaux », énumère Ritwick Dutta.
La charge pour la reprise à tout prix se joue aussi au niveau des États, qui rivalisent dans la casse sociale dans l’espoir de recréer des emplois. En chef de file, l’Uttar Pradesh a supprimé par ordonnance 35 des 38 articles du Code du travail, suivi par le Madhya Pradesh, le Gujarat et l’Assam. Un quasi-retour à l’esclavage : semaines de 72 heures, abandon des normes d’hygiène et de sécurité dans les usines, plus d’assurance sociale ni de sécurité de l’emploi. Pour Aamir Khan, économiste et expert en développement, cette stratégie est aussi anticonstitutionnelle qu’inefficace : « Un État de la Fédération indienne ne peut pas contourner la loi nationale. Par ailleurs, l’argument avancé est qu’il faut attirer les investissements étrangers. Mais il n’y a même pas d’investisseurs indiens à l’heure où nous parlons ! Les gens ont déjà perdu leurs emplois. Augmenter le temps de travail ou licencier plus facilement ne va aider en rien. »
Le 25 mai, l’Organisation internationale du travail (OIT) a mis en garde l’Inde contre ces atteintes aux droits humains, décidées sans la voix des travailleurs. Mais loin de les freiner, le gouvernement central leur donne sa bénédiction et veut s’en inspirer. Il faut dire que ces États sont dirigés par le BJP, le parti au pouvoir, qui estime ces sacrifices nécessaires car « les sociétés multinationales qui envisagent de déménager de la Chine vers l’Inde préféreront des lois flexibles et uniformes dans tous les États ». Les effets de cette course à la main-d’œuvre bon marché se font déjà sentir. L’Uttar Pradesh a déclaré qu’il faudrait désormais son autorisation pour employer ses citoyens dans un autre État, invoquant sans sourciller le besoin de « garantir leur bien-être ». Sous la pression des lobbys du bâtiment, le Karnataka a bloqué des trains de migrants voulant regagner leurs campagnes.
Appel à une grève nationale le 3 juillet
Devant l’indignation, le Karnataka a finalement fait machine arrière. Preuve que la lutte peut faire reculer les pouvoirs : même si le virus monopolise l’actualité et si les rassemblements sont toujours interdits, les médias, les syndicats et la société civile se mobilisent. Quant aux États contrôlés par l’opposition, ils refusent eux de toucher au Code du travail (quand bien même celui-ci est loin d’être toujours appliqué). « Dans notre Constitution, il est écrit que l’Inde est un pays socialiste », s’insurge Arundhati Katju, une avocate réputée auprès de la Cour Suprême. « Il nous faut faire front tous ensemble. Plusieurs syndicats ont réagi aux lois du gouvernement, y compris le BMS, qui est pourtant un allié traditionnel du pouvoir. Même Azim Premji, un des plus puissants industriels indiens, a déclaré que l’industrie et le monde du travail devaient travailler main dans la main et pas l’un contre l’autre. » Dix syndicats ont porté plainte auprès de l’OIT et appelé à une grève nationale le 3 juillet.
Durant les mois d’avril et mai, l’Inde a retrouvé un air pur dans ses mégalopoles mais aussi fait face au pire cyclone du XXIe siècle dans l’est, à la pire invasion de criquets depuis trente ans dans l’ouest du pays, et à des températures frôlant les 50 °C au centre. Autant d’alertes cataclysmiques qui pourraient faire bouger les lignes, espère Ritwick Dutta : « 90 % des projets industriels n’étaient de toute façon pas évalués avant le Covid-19 en Inde, donc ces lois ne changent finalement pas grand-chose. On peut par contre espérer que la crise sociale, sanitaire et environnementale que nous traversons inspirera d’autres modes de vie. Une Inde autosuffisante, c’est possible, en pariant sur l’agriculture responsable et les énergies renouvelables de proximité ! » Une prise de conscience qui ne dépendra pas que du sous-continent. « Il est facile de se gargariser en Occident d’avoir réduit ses émissions de carbone lorsqu’on délocalise ses activités polluantes en Asie », rappelle l’activiste Chittranjan Dubey.