Alexy Kalam, collaborateur basé au Mexique

Depuis que les autorités exploitent son potentiel en tant que destination touristique, Oaxaca subit un processus de gentrification qui expulse sa population et commercialise ses traditions. La résistance à cette dépossession se heurte à une dure répression qui suscite un vent de solidarité au Mexique.

Oaxaca, caitale de l’État du même nom subit une appropriation culturelle et une gentrification à l’occasion de la fête des Morts – crédit Alexy Kalam – JdA-PA 2024

«Les traditions perdent leur sens lorsqu’elles sont à ce point commercialisées, affirme Mario Arturo Martínez, photographe de renom international et originaire d’Oaxaca. Nous vivons les conséquences insidieuses d’une logique au parfum de néocolonialisme.»

Les rues et les bars bondés. Une foule homogène. Sur les terrasses du centre-ville, la clientèle est majoritairement blanche et anglophone. Cette année, une atmosphère glamour étonnante caractérisait la fête des Morts à Oaxaca.

«Il y a eu un moment charnière en 2017 lors de la sortie du film Coco. C’est à partir de cette période qu’on a vu des dizaines de milliers de touristes arriver chaque année pour la fête des Morts, explique l’architecte et urbaniste Diana García. C’était aussi le début du mandat d’Alejandro Murat.»

Le gouverneur du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) avait alors mis de l’avant une stratégie touristique à outrance. En 2022, une coûteuse campagne internationale de promotion du tourisme à Oaxaca se déployait jusqu’à New York, avec des publicités à Times Square.

«Les familles vont pleurer leurs morts dans les cimetières et soudain, des bus entiers de touristes étrangers débarquent et c’est dérangeant, explique l’architecte originaire de la capitale. Aujourd’hui, les principaux quartiers se convertissent en zones touristiques et cela change complètement la dynamique sociale d’endroits historiques comme Jalatlaco.»

Un phénomène qui va de pair avec la gentrification

Dans une rue d’Oaxaca – crédit Alexy Kalam – JdA-PA 2024

«Plus de touristes des États-Unis, du Canada ou D’Europe viennent et ont des attentes à l’endroit d’Oaxaca; la ville doit répondre à leurs exigences au lieu qu’eux et elles s’y adaptent, explique Mario Arturo Martínez. Plusieurs de ces personnes qui s’établissent ne s’intègrent pas et ne travaillent pas, puisqu’elles n’en ressentent pas le besoin; plusieurs ne font même pas l’effort d’apprendre l’espagnol et vivent pour ainsi dire en vase clos dans la ville.»

Une ségrégation qui fait souffler un vent d’indignation. «Oaxaca a toujours été une ville en lutte permanente et aujourd’hui, le ras-le-bol est général, explique le photographe, qui est également enseignant au Centre de photographie Manuel Álvarez Bravo. En tant que citoyennes et citoyens, nous devons nous soucier de cette situation comme il se doit et il y a un mouvement de résistance qui gagne en force aujourd’hui à Oaxaca.»

Un cri d’indignation

L’événement qui attire le plus de touristes à Oaxaca est la Guelaguetza. Initialement, cette tradition célèbre l’échange interculturel dans l’État. Son nom désigne une attitude de soutien mutuel et provient de la langue zapotèque, parlée par environ 500 000 personnes à Oaxaca. Il y a un siècle, cette notion essentielle d’une culture millénaire donnait ainsi son nom à ce qui allait devenir la Fête d’Oaxaca. Celle-ci constitue traditionnellement une occasion de partages artistiques et sociaux, dans un esprit égalitaire et solidaire entre les Premières Nations d’Oaxaca.

S’il s’agit d’une célébration culturelle aux origines profondes, de nombreuses personnes aujourd’hui se demandent si la Guelaguetza préserve bel et bien sa signification pour les Premières Nations d’Oaxaca. Convertie en événement commercial d’envergure internationale, elle se présente désormais comme «la plus grande fête folklorique au monde» et attire des dizaines de milliers de touristes durant le mois de juillet. Jadis une occasion de rencontres et de célébrations entre les peuples des quatre coins de l’État, les quatre principaux spectacles de l’événement — appelés los Lunes del Cerro — attirent aujourd’hui un public souvent étranger et bien nanti, ce qui fait grimper le prix des billets avec les meilleurs sièges à plus de 1000 $ US.

Yesenia Morales, dirigeante sociale de San Pablo Güilá, ville située à 72 km de la capitale et dont la langue principale est le zapotèque, a fait lors des cérémonies d’ouverture de l’édition de 2024 un discours exprimant l’indignation suscitée par cette situation.

Un discours devenu viral sur les réseaux sociaux et dans la presse mexicaine

«On souffre ici de l’appropriation d’éléments qui appartiennent aux cultures des Premières Nations, qui sont utilisées en les détournant de leur sens à des fins commerciales», affirme en entrevue Yesenia Morales, diplômée en administration de l’Université Nationale Autonome du Mexique (UNAM).

«La gentrification constitue un phénomène présent à l’échelle mondiale et à l’échelle nationale, note-t-elle. À l’arrivée de personnes qui bénéficient d’un pouvoir d’achat supérieur à la population locale, la population résidente doit migrer vers d’autres zones et on peut voir que ce déplacement est bien réel, en particulier dans la capitale de l’État.»

Son discours lors de la Guelaguetza a mis en lumière l’appropriation culturelle vécue à Oaxaca. «Lorsqu’on parle d’Oaxaca, on dit que c’est le cœur culturel du Mexique, explique-t-elle. Nous avons des traditions très profondes et c’est notamment ce qui explique qu’elles soient l’objet de convoitise, alors il nous appartient de les défendre avec succès.»

Outre l’extractivisme culturel, il existe différentes formes d’abus qui suscitent des luttes sociales et politiques à Oaxaca. «On doit garder à l’esprit que l’exploitation minière constitue une menace vivante pour les communautés, soulève Yesenia Morales. Il est important que les gens prennent conscience de ces périls qui nous guettent et surtout parmi les Premières Nations d’Oaxaca.» D’ailleurs, la militante sociale a dédié ce moment à différents projets dans un esprit de préservation et de mise à l’honneur de l’héritage culturel de San Pablo Güilá.

Un esprit d’engagement que veille aussi à défendre le promoteur culturel et responsable de la troupe de danse Galguez Laxá, Ulises Luis. «Nous devons embrasser nos identités culturelles, affirme celui qui est également à l’origine de diverses initiatives dans cette même ville où la langue d’usage est le zapotèque. La Guelaguetza constitue d’abord une forme d’organisation sociale.»

Ulises Luis note que cette vision comporte une dimension politique vitale. «La terre, c’est la liberté, comme nous l’enseigne Ricardo Flores Magón.»

Un mouvement social

Art urbain À Oaxaca – crédit photo Alexy Kalam – JdA-PA 2024

Une manifestation contre la gentrification a eu lieu à Oaxaca le 27 janvier dernier, plusieurs organisations sociales ont pris la rue afin de dénoncer la conversion de quartiers entiers en zones touristiques, ainsi que la situation globale d’injustice créée par ce phénomène. Un événement vite devenu viral aussi, principalement en raison de la violence de la répression policière qui a eu lieu.

En effet, la marche s’est conclue par l’arrestation de six personnes. Elles ont par la suite dénoncé publiquement le fait de «torture psycho-émotionnelle, sexuelle et physique» durant leur détention. «Je n’ai toujours pas pu sortir faire de l’exercice depuis en raison des graves blessures que j’ai subies au dos à cause de leurs agressions physiques, dit Filadelfx Aldaz. Je dois également faire un traitement médical très coûteux, voire inabordable en plus d’avoir à composer avec une procédure judiciaire; cette situation a été vraiment éprouvante.»

Filadadelx Aldaz travaille avec un organisme qui possède une mission exceptionnelle à Oaxaca, la Comedora Comunitaria Nkä’äymyujkëmë. «Ce nom appartenant à la région et à la culture ayuuk dans l’État qu’on appelle “Oaxaca” signifie “Organisons-nous et réunissons-nous pour manger” lorsqu’on le traduit», précise-t-il, ajoutant que sa décision de se joindre à la marche tient du constat que l’injustice et le racisme prennent des proportions alarmantes dans la ville d’Oaxaca.

L’organisme prépare et distribue des repas aux personnes les plus vulnérables — principalement les personnes migrantes ou sans-abri — dans le centre-ville de la capitale de l’État. «Chaque jour, je vois la racialisation, la criminalisation, les expulsions violentes subies par les personnes ayant moins de ressources en raison du tourisme de masse et de la gentrification.»

La logique commerciale derrière la gestion de la Guelaguetza et de la fête des Morts cause à son avis de graves torts à la population et en particulier aux communautés autochtones. «Les gens au pouvoir utilisent les cultures qui existent à Oaxaca pour faire un spectacle générant des millions de dollars avec la Guelaguetza, ce qui nous expose à souffrir de folklorisation, s’indigne Filadelfx Aldaz. On dirait qu’on souhaite nous réduire à ces personnages peints sur certains murs, portant des habits traditionnels comme un déguisement dont le rôle serait d’ajouter de plus belles choses à la vue des hommes d’affaires, des fonctionnaires et des touristes pour en tirer plus de profit.»

Ayuuk, Filadelfx Aldaz est originaire de Po’kxtäkn Ääy, Estancia de Morelos, localité appartenant à la municipalité de Santiago Atitlán Mixe, dans la Sierra Norte d’Oaxaca. À la suite d’études en Sciences de l’Éducation à l’Université Autonome Benito Juárez d’Oaxaca (UABJO), le militant et pédagogue se dédie — en plus d’enseigner la langue ayuuk — pleinement à son projet communautaire à Oaxaca.

Un choix que motive notamment sa compréhension de la grave situation à laquelle sont confrontées les Premières Nations. «L’orientation du gouvernement risque de mener à un linguicide, un épistémicide, s’inquiète-t-il. En plus de l’appropriation culturelle, il y a une augmentation de l’extractivisme territorial et il y a des projets de mort qui continuent à s’étendre en ce moment, comme le Corridor interocéanique dans l’Isthme de Tehuantepec.»

Assurément, le mouvement social en réaction à ces projets continue de s’organiser à Oaxaca. «La gentrification est une forme de dépossession, un linguicide, un écocide, un féminicide et un transféminicide; c’est un enjeu social majeur et je considère d’autant plus le travail communautaire que je fais comme un engagement que je crois qu’il n’y a rien qui s’oppose davantage à la gentrification que la création d’un tissu communautaire; le partage est une façon de survivre, de résister et de défendre nos vies, nos droits.»

Inégalités exacerbées

«La stratégie touristique s’est intensifiée par l’exploitation de ce que la population considère comme un patrimoine traditionnel, puisque c’est ce qui attire désormais les étrangers à Oaxaca, explique Charlynne Curiel, professeure de sociologie à l’Université Autonome Benito Juárez d’Oaxaca (UABJO). Les coutumes propres à des populations vulnérables et vivant sous le seuil de la pauvreté sont désormais vendues comme des expériences culturelles pour des personnes privilégiées.»

En octobre, les rues de la capitale sont bondées de touristes pour la fête des Morts. Un phénomène que l’on observe également en juillet avec la Guelaguetza. Si ces festivités comportent des racines profondes, leur exploitation commerciale s’est développée de manière fulgurante depuis quelques années. «Le gouvernement a choisi d’exploiter un patrimoine culturel pour faire d’Oaxaca une destination touristique, explique la professeure. Alors que les gouvernements parlent de retombées de centaines de millions de dollars, on est loin de voir se résorber les inégalités pour autant.»

Aux défis du tourisme de masse s’ajoutent ceux associés à la gentrification

«Ce phénomène se poursuit aujourd’hui avec une telle ampleur qu’il engendre une hausse effrénée des prix ainsi que la transformation de quartiers entiers en zones occupées par des touristes et des gens aisés.»

Une situation rendue possible en raison de lacunes juridiques existant en matière de logement à Oaxaca. «La gentrification a fait beaucoup de mal aux personnes précaires en fragilisant leurs conditions de subsistance, indique l’enseignante de la UABJO. Beaucoup de gens payaient un loyer plus ou moins décent et soudain, on l’augmentait de 4, 5 ou 6 fois dans un nouveau bail.»

Charlynne Curiel note qu’une grande partie de la population se sent menacée. «Le problème de la répartition de la richesse et celui de la classe sociale qui exploite le tourisme sont incontournables pour comprendre pourquoi les gens sont aussi mécontents, mais aussi pourquoi on se heurte à un tel manque de volonté politique à réguler les prix ou encore à promouvoir des idées de solutions, comme une taxe spéciale sur l’activité touristique».

À son avis, il y a un éveil social qui a lieu actuellement dans l’État. «Les gens ont résolument conscience de ce qui se passe, mais il reste encore beaucoup à faire pour que cela se traduise par des changements concrets à Oaxaca.»