Pierre Pahlavi, Le Devoir, 20 janvier 2020
Les deux dernières semaines ont été riches en événements sur le front des relations tumultueuses entre les États-Unis et l’Iran. Alors que la poussière retombe et que l’on assiste à une certaine désescalade, il sied de prendre un peu de recul et de replacer ces événements récents et leurs retombées stratégiques dans leur contexte géopolitique.
Pour comprendre ce bras de fer irano-américain, il faut d’abord rappeler les objectifs de la politique étrangère iranienne. Pour des raisons historiques, culturelles et politiques, Téhéran poursuit trois grands impératifs stratégiques.
D’une part, protéger la forteresse iranienne, c’est-à-dire assurer la survie du régime, mais aussi préserver l’intégrité territoriale, l’indépendance politique et l’autonomie économique du pays. D’autre part, constituer autour de l’Iran une zone tampon protectrice à travers la projection de ses capacités soft (idéologiques) et hard (utilisation de ses forces paramilitaires et des milices pro-iraniennes). Ultimement, l’Iran cherche à être réintégré dans la communauté internationale et à être reconnu comme une puissance souveraine et à part entière.
Tenant compte des lacunes importantes de leur pays dans les domaines traditionnels de la puissance militaire, économique et technologique, les dirigeants iraniens ont adopté, depuis le début de ce siècle, une stratégie asymétrique leur permettant de poursuivre ces grands objectifs stratégiques de manière indirecte, en évitant l’usage de la force et l’affrontement direct avec leurs adversaires régionaux et extrarégionaux.
Au cours des deux dernières décennies, cette approche parfois appelée « hybride » ou « multidimensionnelle » a permis à l’Iran d’engranger des gains stratégiques majeurs. Téhéran a su mettre à profit les interventions occidentales en Afghanistan et en Irak et, surtout, le printemps arabe de 2011, pour s’imposer en acteur incontournable de l’échiquier moyen-oriental et devenir un partenaire clé de la lutte contre Daech aux côtés de la coalition internationale dirigée par les États-Unis.
L’Iran a ainsi pu redorer son blason, renouer le dialogue avec Washington et négocier en position de force sur l’épineux dossier nucléaire. La signature de l’accord nucléaire de 2015, réelle victoire diplomatique, a permis de redonner une légitimité au régime islamique, de prolonger son espérance de vie, tout en consolidant son statut de puissance régionale et en se rapprochant d’une réintégration dans le concert des nations. En 2016, Téhéran pouvait donc se targuer d’avoir fait des progrès notables dans la poursuite de ses principaux objectifs stratégiques.
La stratégie de pression maximale
Depuis trois ans, la stratégie régionale et internationale du régime islamique se heurte cependant à des obstacles majeurs. Le plus important est la logique de jeu à somme nulle qui caractérise le système moyen-oriental : tout gain iranien est automatiquement vu comme une perte sèche par les adversaires israéliens et saoudiens de l’Iran.
Le réchauffement des relations entre Téhéran et Washington a été perçu comme une remise en cause des liens privilégiés entre les États-Unis et ses alliés traditionnels dans la région. L’élection de Donald Trump, dont les premières initiatives internationales ont été de dénoncer le traité nucléaire de 2015, de rompre le dialogue avec l’Iran et d’opérer un rapprochement significatif avec Israël et l’Arabie saoudite, a marqué un tournant décisif.
Depuis 2016, les États-Unis, Israël et l’Arabie saoudite ont travaillé de concert pour réduire l’influence iranienne via une stratégie à 360 degrés dite de « pression maximale ». L’objectif commun est d’empêcher l’Iran de développer sa capacité nucléaire et son programme de missiles balistiques tout en affaiblissant le régime à l’intérieur même de ses frontières, en réduisant son influence externe et en l’isolant sur la scène régionale.
D’emblée, cette stratégie multifacette s’est manifestée par la réimposition des sanctions économiques contre l’Iran. Ce double effort d’étouffement diplomatique et de strangulation économique a été renforcé par une pression militaire israélienne en Syrie, saoudienne au Yémen et de la part de l’OTAN en Irak. À cela s’est ajouté, au cours de l’automne 2019, un soutien marqué aux mouvements populaires anti-régime au Liban, en Irak… mais aussi en Iran.
C’est dans ce contexte de « pression maximale » que le général Qassem Soleimani a été abattu. Cette exécution visait plusieurs objectifs. Tout d’abord, désorganiser la force Al-Qods qu’il dirigeait, principale plate-forme de projection de l’influence iranienne sur le théâtre régional moyen-oriental et, ensuite, envoyer un message clair aux Gardiens de la révolution iranienne : « nous pouvons vous frapper n’importe où et n’importe quand ». Cet assassinat était également destiné à pousser les forces militaires iraniennes à commettre une erreur — ce qui, de toute évidence, s’est produit avec les tirs de missiles de la défense antiaérienne contre l’avion de ligne ukrainien. Une tragédie aérienne qui a été sciemment exploitée sur le plan médiatique pour humilier les forces armées iraniennes et nourrir la rancoeur populaire contre le régime islamique.
Pour l’heure, la réplique relativement modérée des Iraniens — frappes contre des bases américaines sans conséquence majeure — et la retenue affichée par les milices pro-iraniennes semblent indiquer que cette stratégie à 360 degrés porte ses fruits et que le régime iranien concède la victoire américaine dans cette manche. Cependant, quels que soient leurs succès, les États-Unis et leurs alliés auraient certainement tort de crier victoire. L’Iran est un pays résilient qui dispose de tous les atouts pour tirer son épingle du jeu et renverser la situation à son avantage.