MATHIEU MAGNAUDEIX, Médiapart, 8 janvier 2020
Sur les chaînes américaines, tout s’est précipité en quelques minutes. Mardi 7 janvier en début de soirée à l’heure de la côte est, la nouvelle d’une attaque par une douzaine de missiles balistiques contre deux bases américaines en Irak, à Erbil (nord) et Ain-el-Asad (est), vient d’être rendue publique. Des victimes militaires côté irakien sont annoncées, sans que l’on connaisse à ce stade le bilan.
Voilà donc la réponse militaire, en tout cas la première réponse militaire, annoncée depuis plusieurs jours par Téhéran à l’assassinat du général Qassem Soleimani, dignitaire militaire et le numéro deux du régime, ordonné la semaine dernière par Donald Trump. Un acte exceptionnel : même selon les standards américain, tuer le chef militaire d’une puissance étrangère est rarissime. La dernière fois, ce fut pendant la Seconde Guerre mondiale : le responsable en question était l’amiral de la Marine impériale japonaise Isoroku Yamamoto, dont l’avion avait été abattu en vol par l’US Air Force en 1943. À lui seul, le rappel de ce précédent fait frémir.
« Nous sommes au courant d’attaques sur des installations américaines en Irak, confirme peu avant 19 heures – 1 heure du matin à Paris – Stephanie Grisham, la porte-parole de la Maison Blanche. Le président est briefé, surveille la situation de près et consulte son équipe de sécurité nationale. »
Pendant quelques minutes, il est question d’une possible allocution à venir de Donald Trump, en direct du Bureau ovale. Twitter et les télévisions s’affolent. Correspondant de la chaîne CNN à la Maison Blanche, Jim Acosta croit savoir que des représailles américaines sont en discussion. Finalement, l’administration américaine annonce que le président ne parlera pas. En tout cas pas dans les prochaines heures.
Les chaînes du câble rappellent que les missiles ont été tirés depuis l’Iran, le jour des funérailles de Soleimani à Téhéran, auxquelles ont assisté des millions de personnes, au prix d’une bousculade qui a fait cinquante-six morts. Et que les attaques ont été menées sous la supervision directe de l’ayatollah Khamenei, le guide suprême iranien. Les journalistes se demandent si des victimes américaines sont à déplorer. Ce pourrait être, disent-ils, une ligne rouge. Ils rappellent un tweet de Donald Trump posté le 5 janvier, où celui-ci promettait une « riposte rapide et entière, peut-être disproportionnée », au cas où « l’Iran frapperait toute personne ou cible américaine ».
« Tout va bien […] So far so good ! »,tweete un plus tard Donald Trump, qui en profite pour vanter l’armée américaine, « la plus puissante du monde », et ajoute qu’il parlera ce mercredi.
Pendant ce temps, le régime de Téhéran diffuse ses éléments de langage aux médias internationaux. « L’Iran dit que s’il n’y a pas de représailles américaines pour ces dernières attaques, elles cesseront. Mais que si l’Amérique attaque, leur réponse sera dévastatrice et étendue », rapporte le journaliste de NBC en Iran. Téhéran, dit-il, promet dans ce cas des attaques contre Dubaï et la ville israélienne de Haïfa.
Sur la chaîne conservatrice Fox News, c’est l’heure de l’émission de Tucker Carlson. Carlson, l’un des présentateurs des shows vespéraux de Fox News, a failli être conseiller de Donald Trump à la Maison Blanche. C’est un des propagandistes du trumpisme les plus acharnés, toujours prompt à dénoncer l’« invasion » des migrants et à propager toutes sortes de théories complotistes.
Depuis la mort de Soleimani, il lâche pourtant les coups contre les « fanfarons » pressés de sonner la guerre. En juin dernier, c’est lui qui aurait convaincu Donald Trump d’annuler une frappe sur des sites iraniens. « L’Iran est-il vraiment la plus grande menace à laquelle nous sommes confrontés ?, a-t-il lancé récemment dans son émission. Qui bénéficie de cela ? Pourquoi continuons-nous à ignorer le déclin de notre pays pour mieux sauter dans un autre bourbier dont il n’existe aucune sortie évidente ? »
« Je continue à penser que le président ne veut pas d’une vraie guerre avec l’Iran », lance Carlson alors que défilent sur l’écran les images des attaques iraniennes contre les bases américaines. Son invité, un ancien marine qui partage ses positions, résume justement la situation : « Je ne sais pas s’ils [l’administration Trump] ont une stratégie. Mais désormais c’est l’un ou l’autre : la désescalade ou bien la guerre. »
Voix éminente du trumpisme, Tucker Carlson se rappelle que Donald Trump s’est aussi fait un nom, lors de sa campagne, en promettant la fin des guerres américaines. Il entrevoit la possibilité d’un boomerang électoral si cette administration est entraînée dans une nouvelle guerre face à un ennemi, l’Iran, dont elle paraît décidée à ignorer la détermination et la réelle force de frappe.
Carlson est une des rares voix conservatrices à tenir ce genre de propos ces jours-ci. Tandis que le monde entier s’interroge pour savoir si la Troisième Guerre mondiale est en train d’être déclenchée, le petit monde des courtisans de Donald Trump joue, lui, sa partition habituelle : la symphonie des sycophantes.
Les ténors républicains n’ont pas osé critiquer frontalement l’assassinat au moyen d’un drone de Soleimani, ordonné par Donald Trump sans accord du Congrès ni même notification préalable, au mépris de la « War Powers Resolution » de 1973.
Dans leur bouche, l’argument est ressassé à l’envi : Soleimani, qui avait la haute main sur les milices irakiennes, est un « terroriste », responsable de la mort de « centaines de soldats américains » depuis l’invasion américaine en Irak de 2003.
En croisade contre l’Iran, le vice-président Mike Pence a établi un lien tiré par les cheveux entre le général iranien et les attentats du 11-Septembre.
Le secrétaire d’État, Mike Pompeo, autre chrétien intégriste persuadé que Trump a été choisi par Dieu pour lutter contre la « menace iranienne », a justifié l’attaque en expliquant que Soleimani était en train de fomenter un attentat imminent contre des intérêts américains. Ce qui n’est pas du tout démontré, et permet surtout de justifier dans l’opinion la théorie de la légitime défense.
Habituels porte-parole de l’exceptionnalisme et du militarisme américains, une nuée de faucons ayant servi dans des administrations différentes, dont certains pantouflent désormais, comme l’a rappelé The Intercept, au sein du surpuissant complexe militaro-industriel, ont défilé dans les médias ces derniers jours pour dire tout le bien qu’ils pensaient de l’assassinat de Soleimani.
« Un effort significatif pour rétablir la dissuasion », a applaudi le général David Petraeus, ancien commandant des forces américaines en Irak et en Afghanistan sous la présidence Obama – qui le nomma aussi patron de la CIA. « Un acte d’autodéfense », a jugé John Negroponte, ancien ambassadeur en Irak et numéro deux du département d’État sous le républicain George W. Bush. « Le président avait l’autorité légale » nécessaire, a estimé Jeh Johnson, ancien secrétaire à la sécurité nationale sous Obama.
Avec l’attaque contre Soleimani, ordonnée depuis son club privé de Mar-a-Lago en Floride, Trump a procédé à un véritable acte de guerre.
Ces derniers jours, il a d’ailleurs persisté, et menacé de frapper « TRÈS VITE ET TRÈS FORT » (sic) 52 sites iraniens en cas de représailles – le chiffre correspond au nombre d’otages américains détenus de longs mois dans l’ambassade des États-Unis à Téhéran en 1979, une humiliation sous la présidence de Jimmy Carter que les républicains, et une partie des démocrates, n’ont jamais digérée, et qui a contribué à ériger le régime iranien en ennemi absolu.
Cette annonce, qui a semblé signaler une volonté de frapper des sites culturels sur le territoire iranien, consiste tout simplement à promettre de commettre des crimes de guerre, interdits par la Convention de La Haye (1954). Pressé de questions, le secrétaire américain à la défense a rétropédalé, avant même les frappes iraniennes.
Cette mue de Trump en chef de guerre n’est pas si surprenante. Le président américain, qui a dénoncé l’accord nucléaire de 2015 avec fracas, est engagé dans une escalade guerrière avec l’Iran depuis des mois. Il a par ailleurs ordonné des frappes en Syrie, multiplié les assassinats par drones (bien plus que Barack Obama qui en était pourtant friand) et soutient totalement la guerre saoudienne au Yémen.
Des milliers de soldats américains sont en train d’être déployés dans la région en renfort des 50 000 militaires étasuniens déjà postés sur place, alors même que l’Irak a formellement indiqué son souhait de voir les forces américaines quitter son territoire.
« Après trois ans atroces, nous avons atteint le point que beaucoup craignaient depuis le jour où Trump a été élu », s’alarme Michelle Goldberg, une éditorialiste de gauche du New York Times. Pour elle, Trump est capable de tout. En vérité, dit-elle, il nous a déjà prévenus lorsqu’il a affirmé – c’était en 2011 – que Barack Obama était disposé à lancer une guerre contre l’Iran pour être réélu en 2012 (ce qu’il n’a pas fait signant trois ans plus tard le fameux accord nucléaire avec Téhéran, soutenu par les Européens). « Trump est le roi de la projection. Ses accusations contre les autres sont en général une bonne indication de ses propres comportements. »
Sous le coup d’une procédure de destitution – après une mise en accusation formelle par la Chambre des représentants en décembre, un procès est prévu au Sénat en janvier, dont il sortira blanchi –, et à l’aube d’une campagne présidentielle qui s’annonce infernale jusqu’au vote du 3 novembre 2020, Trump pense de toute évidence que la corde de la brutalité et du patriotisme est aujourd’hui son meilleur atout.
Surtout si elle lui permet d’enfoncer des coins parmi les démocrates – certains comme Bernie Sanders ou Elizabeth Warren ont clairement dénoncé la pente de Trump vers la guerre, d’autres, comme Joe Biden ou Pete Buttigieg, ont réagi de façon plus modérée. Le président américain se moque de la géopolitique et méprise les subtilités de la diplomatie. Les jours à venir diront s’il considère que la guerre avec l’Iran lui permettra de « win big », « gagner gros » : son obsession.