Privée de ses thèmes de prédilection durant la crise sanitaire du Covid-19, l’extrême droite italienne traverse une passe difficile. Surtout, Matteo Salvini se fait bousculer sur sa droite par Fratelli d’Italia, mais aussi par un nouveau mouvement, les « gilets orange ».
Palerme (Italie), de notre correspondante.– Il rêve d’un nouveau coup de poker pour faire taire ceux qui, ces dernières semaines, décrivent son inexorable perte de vitesse. Alors que la date des élections municipales et régionales de l’automne doit encore être fixée, le chef de file de la Ligue, Matteo Salvini, exige la tenue d’élections générales anticipées pour mettre un terme au gouvernement de Giuseppe Conte.
En août 2019, déjà, il avait démissionné de son poste de ministre de l’intérieur et tenté un passage en force. Résultat : aucune élection anticipée et la formation d’un gouvernement d’alliance, sans la Ligue, entre le Mouvement Cinq Étoiles (le M5S de Conte) et le Parti démocrate. Cette fois, il invoque la santé économique du pays et l’énorme plan de relance qui attend l’Italie.
« Que le Parti démocrate et le Mouvement Cinq Étoiles fassent un examen de conscience, comme je l’ai fait, lorsque j’ai mis un terme à mon expérience de gouvernement en comprenant que tout était bloqué », a exhorté le chef de file du parti d’extrême droite dans un entretien au quotidien turinois La Stampa.
Dans sa croisade contre le gouvernement de Giuseppe Conte, Matteo Salvini peut compter sur Giorgia Meloni, à la tête du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia, mais aussi sur Antonio Tajani, ancien président du Parlement européen qui, malgré ses 66 ans, reste le poulain de Silvio Berlusconi au sein de Forza Italia.
Les trois chefs de file de ce que les Italiens continuent d’appeler « le centre droit » se sont réunis la semaine dernière afin de discuter des scrutins de l’automne. Repoussées en raison de l’épidémie de Covid-19, ces élections auront lieu dans sept régions appelées à renouveler leur président mais aussi dans plus de mille communes à travers le pays.
Mais la crise sanitaire du Covid-19 a changé les rapports de force du paysage politique italien. Giuseppe Conte, omniprésent pendant la gestion de la crise, semble avoir bénéficié d’un fort soutien de l’opinion publique, en particulier au cours des premières semaines de confinement. À l’inverse, la rhétorique bien huilée de Matteo Salvini s’est trouvée privée de son principal fonds de commerce : les migrants.
« Les propositions politiques de la Ligue de Salvini semblent évanescentes, face à l’urgence engendrée par le Covid-19 », analyse Gianluca Passarelli, politologue à l’université romaine La Sapienza, dans une tribune récente intitulée « Salvini s’effondre dans les sondages : le Covid fait plus peur que les arrivées de bateaux ». « La disparition du thème de l’immigration prive la propagande de Salvini de son eau et son oxygène. Il paie le prix d’avoir transformé la Ligue en un parti mono-thématique (one issue party) », poursuit-il.
Surtout, les restrictions de déplacements imposées par le confinement ont privé le chef de file de la Ligue de sa meilleure tribune : les places des villes, les rues, les plages, ces endroits de l’espace public où il rencontre et réunit inlassablement ses sympathisants, avec une stratégie de campagne électorale permanente.
Salvini et ses alliés ont donc tenté de reprendre la main dès le 2 juin, jour de la fête de la République italienne et veille du début de la « phase 3 », qui autorisait notamment les déplacements entre les régions : les trois chefs de file du soi-disant « centre droit » ont organisé un grand rassemblement Piazza del Popolo, à Rome, au mépris des règles de distanciation toujours en vigueur dans le pays (voir la vidéo ci-dessous).
Masques aux couleurs du tricolore italien sur le visage ou sous le menton, ils ont défendu les « Italiens oubliés ». Un thème cher à Giorgia Meloni qui ne cesse de dénoncer les manquements du gouvernement sur les questions économiques. La stratégie est payante : sa popularité n’a jamais été aussi élevée.
« Nombreux sont ceux au sein du parti à considérer que Salvini est coupable d’avoir abandonné les thèmes chers à la Ligue », poursuit le politologue Gianluca Passarelli. Parmi ces thèmes : la liberté d’entreprise et le soutien aux PME, véritables piliers du tissu économique du nord du pays, particulièrement mises à mal par les restrictions du confinement. Si le gouvernement a promis des aides, beaucoup d’entre elles n’ont encore rien reçu et s’impatientent.
« Les Italiens n’ont pas besoin d’autres shows et de défilés, il faut tout de suite le chômage technique pour des millions de travailleurs, des vrais sous pour les entreprises et les familles, des écoles ouvertes et sûres », a expliqué Matteo Salvini pour expliquer le refus de la Ligue, de Fratelli d’Italia et de Forza Italia de répondre favorablement à l’invitation du gouvernement à des « États généraux de l’économie », ouverts depuis le 13 juin. L’enjeu sera de décider du fléchage des 80 milliards d’euros alloués à la relance de l’économie italienne.
« Nous sommes disponibles pour échanger avec le gouvernement, preuve en est : les dizaines et dizaines de propositions que nous avons présentées au Parlement, s’est expliquée Giorgia Meloni. Mais ces États généraux présentent un problème de méthode. Pour échanger avec nous, il faut le faire depuis les institutions, pas dans des villas. » Au risque d’oublier que la villa Pamphilj où sont organisés ces États généraux est l’un des sièges de représentation de la présidence du Conseil. Mais dans un climat social particulièrement tendu, les symboles sont forts.
Le mécontentement gronde dans le pays. Une scène l’a rappelé, le 30 mai dernier, à Milan. Dans la capitale de la région la plus touchée par l’épidémie de Covid-19, le général Antonio Pappalardo hurlait, mégaphone à la main, devant une foule compacte massée Piazza Duomo. Il réclamait la fin du gouvernement de Conte et le retour à la lire italienne.
Pappalardo, fondateur d’un nouveau mouvement, celui des « gilets orange », est persuadé que le gouvernement italien profite de l’épidémie pour « tromper » les citoyens, refuse l’usage des masques et les pratiques de distanciation physique, et s’oppose aux vaccins.
Le Mouvement 3V – Nous voulons la vérité – s’était présenté en début d’année aux élections régionales en Émilie-Romagne afin de défendre la liberté de choix en matière de vaccination. Très critiques, eux-aussi, sur la gestion de la crise du Covid-19 dans le pays, ils ont appelé à une manifestation à Florence samedi 20 juin pour « sauver la Constitution » – manière pour eux de garder leurs distances avec les actions organisées par Antonio Pappalardo.
Âgé de 73 ans, cet ancien général des carabiniers n’en est pas à son coup d’essai. Il avait fait parler de lui pour sa proximité avec les « Forconi » [« ceux qui brandissent les fourches »], un mouvement spontané contre la « caste politique » au début des années 2010. Il avait été l’un des instigateurs d’une révolte de routiers qui a paralysé en 2011 une partie des routes italiennes. Il s’était aussi présenté en 2017 devant le Quirinal, siège de la présidence de la République, pour remettre un mandat d’arrêt contre le président Sergio Mattarella, coupable selon lui de « délit d’usurpation du pouvoir politique ».
Sur son site, le Mouvement des gilets orange énumère quelques-unes de ses priorités : fin du gouvernement non élu par le peuple, institution d’une assemblée constituante, retour à la lire, et gouvernement provisoire. La couleur orange ? « Elle rappelle les oranges du Sud, ce Sud qui deviendra un protagoniste dans la nouvelle Italie à construire. » Après le meeting milanais, le même Pappalardo a encore réuni le 2 juin, à Rome, quelques centaines de personnes, dont de nombreux sympathisants du parti néofasciste CasaPound, avec lesquels il avait promis de « marcher sur Rome ».
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« Ceux qui porteront un masque prendront des claques, on a déjà eu des hospitalisations pour usage excessif de masques ! », prévient-il. Le mélange des genres, cet après-midi-là, est détonnant : un ecclésiaste qui fait brûler une photo de Bill Gates accusé d’être l’antéchrist, des pancartes qui demandent « Rendez-nous notre dignité ! », des appels, pêle-mêle, à une nouvelle loi électorale, à la dissolution du Parlement, à la fin du gouvernement Conte, au boycott de Matteo Salvini, des insultes contre « ceux qui collaborent avec Satan » et toutes sortes de théories du complot autour de « l’épidémie qui n’existe pas »…
« Le Mouvement Cinq Étoiles a échoué comme mouvement anti-caste et ils sont devenus un mouvement de gouvernement, donc le général Pappalardo tente de couvrir ce vide politique, avec des moyens très douteux », expliquait Pietro Senaldi, le directeur du quotidien libéral milanais Libero, dans un récent entretien.
Quelques jours plus tard, le 6 juin, autour du Circo Massimo à Rome, ce sont les ultras et d’autres mouvances d’extrême droite parmi lesquelles Forza Nuova qui s’étaient donné rendez-vous sous la bannière des « Ragazzi d’Italia » pour dénoncer la politique du gouvernement. Rapidement, le rassemblement a dégénéré et s’est soldé par des violences.