Ivana, une enfant grande brûlée, à l'hôpital Geitaoui à Beyrouth le 14 octobre dernier - photo Amélie David

Amélie David, collaboration spéciale et correspondante basée à Beyrouth

Ivana va beaucoup mieux. Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous parler de cette petite-fille de près de deux ans. Mais je souhaite tout de même vous dire qu’elle va mieux. Beaucoup mieux.

J’ai rencontré Ivana il y a quelques semaines, au niveau moins 3 de l’hôpital privé libanais Geitaoui, dans le quartier chrétien de Achrafyeh, à Beyrouth. Ce jour-là, je me rends avec une consœur et deux confrères dans l’unité de service des grands brûlés de cet hôpital. L’unique du pays. On nous a déjà parlé de ce service : l’un des plus surchargés du pays aujourd’hui. Le nombre de lits y a triplé en l’espace de quelques jours seulement. Pour passer de 9, en temps normal, à 25.

Nous rencontrons la co-directrice de l’hôpital, Sœur Hadia Abi Chebli, qui nous raconte en détail l’histoire de ce service, sa création, la formation des équipes, l’intérêt d’avoir un tel service, mais les difficultés rencontrées, notamment celles financières. Le fait d’être un hôpital privé à but non lucratif… Qu’un grand brûlé coûte près de 900 dollars américains par jour, mais que le ministère de la Santé libanais ne leur verse qu’une aide qui couvre la moitié de ces frais, alors que leur service est essentiel… Et aujourd’hui, l’afflux de bénéficiaires, brûlé.es par les frappes israéliennes. Sœur Hadia Abi Chebli en a gros sur le cœur, semble-t-il. Son discours, aussi, est bien rodé pour nous, les journalistes assoiffé.es d’histoires et d’images poignantes.

Sœur Hadia insiste sur le fait que parmi les grands brûlés accueillis dans le service, il n’y a que des civils. Des hommes âgés, des femmes, mais aussi des enfants. Elle dégaine son téléphone portable et nous montre une photo : celle d’un bébé enrubanné de la tête aux pieds dans de larges bandages blancs. C’est Ivana, 1 an et neuf mois, admise la veille. La petite fille est brûlée aux troisième et quatrième degrés. La moitié de son visage et une grande partie de son cuir chevelu ont été brûlés. Nous distinguons une infime partie de sa peau, mais c’est surtout sa tétine, rose, qui ressort. Nous nous reculons de quelques centimètres à la vue de cette petite fille. C’est ma première rencontre avec Ivana.

Nous nous rendons ensuite dans l’unité où elle se trouve. Sa mère, Fatima, est à son chevet. La jeune femme de 36 ans a les yeux embués par la peine. Les paupières toujours rougies des larmes versées au cours de ces derniers jours. Oui, cette maman veut témoigner. Oui, elle veut nous parler. Ivana dort encore un peu. Nous prenons un moment pour l’interview. Nous remontons au rez-de-chaussée et nous allons dehors, dans le petit espace qui sert de jardin au niveau de la cafétéria de l’hôpital. Fatima a les épaules baissées, la tête un peu rentrée sous son voile. Les doigts noués. Elle semble un peu perdue. Elle raconte cette terrible journée : c’était le 23 septembre.

C’était l’anniversaire d’une amie de la grande sœur d’Ivana, Rahaaf, 6 ans. En raison de la guerre qui sévit dans le sud du pays depuis un an déjà, la mère de famille décide de faire un simple goûter et de permettre aux enfants de passer un moment ensemble. Fatima est dans la cuisine. Rahaf et sa sœur attendent leur invitée sur le balcon, en jouant. Et puis, une frappe israélienne s’abat proche de la maison. Le feu, la fumée, le chaos. Fatima accourt pour tirer ses filles des flammes et les jeter hors de la maison. Les larmes coulent sur le visage de Fatima au fur et à mesure qu’elle déroule l’histoire. Et puis il y a eu le transport vers un hôpital de la région, non équipé pour recevoir un corps gravement brûlé. Des soins inadéquats, de la pommade sur des brûlures profondes. Les infections en raison du manque de soins. Trois semaines plus tard, finalement, la petite Ivana est admise dans le service adéquat à plus d’une centaine de kilomètres de son foyer.

De retour au niveau moins 3 de l’hôpital, des pleurs brisent le silence pesant de l’unité. C’est Ivana qui commence à se réveiller. Elle tente de bouger son petit corps. Mais les pansements sont tellement lourds et la douleur tellement immense qu’elle n’y arrive pas. Seule sa tétine fait des aller et retour à un rythme quasi normal entre ses lèvres. Une tétine d’un rose flamboyant, qui ressort d’autant plus au milieu de ce blanc immaculé. Les équipes soignantes sont à son chevet. Leurs gestes sont précis et mécaniques, mais leurs visages sont fatigués. Le personnel aussi, bien sûr est touché par la situation des personnes hospitalisées.

À nous, journalistes, on nous parle plus en détail des soins à effectuer, des semaines passées où des malades n’ont pas survécu à leurs brûlures… Des vies ravagées. Ces brûlures marqueront le corps des brûlés. Mais ils seront aussi inscrits à vie dans leur esprit. Des psychologues passent régulièrement pour parler avec les brûlés et évoquer leurs traumatismes. Ivana, elle, n’a que ses pleurs d’enfant pour s’exprimer. Pour témoigner de sa douleur. Pour décrire sa rage et sa colère, peut-être? Celle d’avoir été arrachée à une vie d’enfant d’un peu moins de deux ans. Prise dans une guerre, dont elle ne connaît même pas la signification et le but. Sa tétine bouge toujours entre les larges pansements. Immense rappel que derrière ces larges bandes blanches, c’est le corps d’une petite fille d’un peu moins de deux ans qui est à vif. Tous les deux jours, désormais, ce bébé sera manipulé pour avoir ces pansements changés.

Quelques jours plus tard, Ivana a reçu une première greffe de peau. Tout s’est bien passé, ont affirmé les médecins. Elle a été transférée au service pédiatrique de l’hôpital : son état ne nécessitant plus de soins intensifs. Mais son corps, lui, est toujours aussi rougi.
Quand nous sommes retournées la voir avec ma consœur près de deux semaines après notre première rencontre, la petite fille n’était plus allongée. Elle était assise près de sa mère. D’épais bandages lui couvraient encore toute sa tête, mais son visage était découvert. Elle souriait. Elle babillait. Elle humectait ses lèvres. Ses yeux noisette cherchaient le regard complice de ses parents et s’interrogeaient, parfois, de qui pouvaient être ces personnes qui lui faisaient des sourires et des signes de la main. La tétine rose était posée sur la table de chevet, entre des bouteilles d’eau minérale et un paquet de couches. Les deux parents étaient présents. La chambre, plus grande. Avec une salle de bain. Ivana devrait sortir bientôt de l’hôpital.

Il lui faudra toujours revenir tous les deux jours à l’hôpital pour changer ses pansements. Ses parents cherchent un logement dans les environs. Ivana va beaucoup mieux. Je ne vous en avais pas parlé avant. C’est maintenant chose faite. Elle va beaucoup mieux. C’est désormais son sourire et son doux regard noisette que je garde en tête.

Article précédentEnvironnement, mobilité internationale et mobilisation locale dans les FSM
Amélie David
Amélie David est journaliste indépendante installée au Liban depuis juillet 2023. Son projet de départ était de couvrir les conséquences des changements climatiques dans cette partie du monde. Mais, après le 7 octobre 2023, elle a réorienté ses projets. Correspondante et collaboratrice pour le Journal des Alternatives depuis un an, elle nous fait aujourd’hui l’honneur de nous offrir une chronique personnelle sur cette guerre qu’Israël mène au Liban, contre le Liban, que beaucoup refusent de voir. Avec sa chronique, elle présentera sa réflexion, mais aussi son émotion et le sentiment qui l’habite semaine après semaine.