Le 24 janvier dernier, un tribunal de seconde instance a confirmé la condamnation de l’ancien président du Brésil, Luiz Inácio « Lula » da Silva pour corruption. La saga judiciaire entamée en 2014 risque de continuer encore plusieurs mois, car Lula a d’autres recours. S’il était définitivement condamné, l’ancien président pourrait aller en prison pour plusieurs années. Plus encore, il ne pourrait pas se présenter à la prochaine élection présidentielle (prévue pour l’automne prochain). L’enjeu n’est donc pas principalement judiciaire et doit être compris dans le contexte d’une histoire de grandes polarisations.
Un pays riche plein de pauvres
Le Brésil est un pays qui a eu dans le passé son lot de tragédies et d’instabilité. Pendant plusieurs siècles après l’arrivée des colonisateurs portugais, on a vu au Brésil une poignée de riches propriétaires monopoliser les richesses et le pouvoir, contre une masse d’esclaves et de petits paysans. Dernier pays des Amériques à abolir l’esclavage, ce pays, qui est selon les statistiques de l’ONU le pays le plus inégal au monde, est demeuré depuis extrêmement polarisé. Sur 200 millions de Brésiliens, 50 million croupissent dans l’extrême pauvreté. Ce sont surtout les descendants des esclaves, notamment dans le nord du pays où étaient localisées les grandes plantations de l’oligarchie. Mais les pauvres au Brésil sont maintenant partout. Lorsqu’on atterrit à Sao Paulo, l’autoroute qui mène à la ville est bordé des deux côtés d’immenses bidonvilles, les « favellas ». Les couches populaires et moyennes, ceux qui ont un emploi formel, doivent s’activer beaucoup pour rejoindre les deux bouts. Mêmes les profs d’université sont souvent obligés d’avoir un deuxième emploi pour payer le loyer et les autres dépenses de la vie courante. Pendant des décennies, cette situation anachronique a été maintenue par des oligarchies par la force. Dans les années 1960, lorsque les mouvements populaires sont devenus trop forts, un coup d’état a amené l’armée au pouvoir jusqu’à la fin des années 1980, laissant derrière un lot d’assassinés, de torturés et d’exilés politiques.
Le surgissement par en bas
À la longue, la lutte pour la démocratie a fini par éroder ce pouvoir anti-démocratique. Les ouvriers de la grande industrie, les paysans sans terre, les enseignants, se sont mis ensemble, avec l’appui de mouvements populaires, des partis progressistes et d’une partie de la puissante Église catholique, à l’époque où des curés et quelques évêques osaient se mettre avec le peuple. Le Parti des travailleurs (PT) est devenu peu à peu l’expression politique de ce grand mouvement qui a imposé la démocratisation partielle du pays, d’où la victoire des coalitions de gauche dans plusieurs municipalités dès les années 1990. Élu à la présidence en 2002, Lula, qui a grandi dans une famille très pauvre, ouvrier syndicaliste et chef du PT, détonnait avec l’histoire brésilienne. Un programme somme toute modeste de transformation a été mis en place, avec des transferts financiers permettant aux couches les plus pauvres de nourrir leurs enfants. La gestion publique a été en partie améliorée avec divers mécanismes permettant une plus grande transparence, dont les fameux « budgets participatifs ». L’éducation supérieure, pour la première fois, a été ouverte aux Noirs, aux autochtones, et d’autres populations traditionnellement exclues. Élu lu pour un deuxième mandat (2006), Lula est devenu l’homme politique le plus populaire du pays.
La revenge de l’oligarchie
Lula et le PT avaient décidé de ne pas confronter directement l’oligarchie, notamment sur la fiscalité (au Brésil, les riches ne paient jamais d’impôt). Les grandes propriétés terriennes n’ont pas été nationalisées, ce qui a beaucoup déçu les millions de paysans sans terre. L’idée étant de procéder à une sorte de « révolution tranquille », qui aurait progressivement changé le pays. Pourtant, avec l’aide des grands médias, appuyés par des secteurs réactionnaires liés aux Églises évangéliques, les élites ont mené une bataille sans merci. Après le départ de Lula en 2010, la nouvelle présidente Dilma Rousseff, qui n’avait pas la couenne aussi dure, a été durement interpellée et finalement destituée, sans être accusée d’aucune malversation, par une procédure parlementaire très questionnable menée par l’actuel président Michel Temer. Depuis, une alliance bric-à-brac s’est constituée pour gouverner, promettant de remettre l’ancien Brésil aux postes de commande. Pour cela, les médias ont mis l’accent sur les histoires de corruption, créant un climat où pour beaucoup de gens, tous les politiciens, du PT comme des autres partis, sont corrompus. Il est vrai que le problème est grave[1]. Mais il aussi l’avantage de discréditer les acteurs politiques, également de détourner l’attention des causes structurelles de la corruption dans un pays totalement dominé par une petite élite. Pour le moment, le nouveau pouvoir tente de réduire les programmes sociaux qui avaient été mis en place par Lula. Une attaque en règle contre les syndicats vise à réduire les pensions et d’imposer une nouvelle législation du travail favorable aux employeurs. Des coupes sombres ont été effectuées contre l’éducation, notamment les universités. Les mouvements sociaux, notamment le Mouvement des travailleurs sans-terre, sont menacés d’être criminalisés. C’est un grand retour en arrière.
Turbulences en vue
Si des élections avaient lieu demain au Brésil, il est probable que Lula l’emporterait. Il est donc prévisible que tout sera mis en place pour le bloquer, à moins que ses avocats trouvent l’argument qui reporterait le procès après le 15 août, date butoir pour déposer les candidatures en vue de l’élection présidentielle d’octobre prochain. Certes, Lula et le PT demeurent vulnérables. Bien que les administrations du PT aient tenté d’assainir la gestion publique, plusieurs responsables ont été attrapés dans des affaires. Ce n’est pas pire que les autres partis, mais dans le cas d’un projet politique qui se disait au-dessus de la mêlée, cela confond les électeurs. L’autre point faible de Lula est ne pas avoir engagé des réformes structurantes. On l’a dit auparavant, il n’a pas voulu confronter l’oligarchie sur l’essentiel, en pensant que celle-ci accepterait ses réformes très modérées. Devant la possibilité d’une grande régression, il reste à voir ce que fera la multitude, y compris les mouvements sociaux qui avaient imposé une certaine démocratisation. On sent que présentement, ces mouvements sont relativement déstabilisés, mais ils ne sont pas anéantis. Ils auront une occasion de se ressaisir lors du prochain Forum social mondial, qui aura lieu à Salvador de Bahia, une grande ville peuplée majoritairement d’Afro-descendants qui restent majoritairement acquis à Lula.
[1] Actuellement, plus de la moitié des 81 sénateurs sont accusés de fraude et de détournements de fonds.