
Lina Al Khatib, correspondante
Il fut une époque où les directions du monde arabe semblaient parler la même langue. Pas seulement la langue littéraire, mais celle d’une conscience collective, d’un refus partagé, d’une solidarité qui se voulait immuable. C’était l’âge d’or du panarabisme, ce moment suspendu où la cause palestinienne n’était pas une question diplomatique parmi d’autres, mais le cœur battant d’un projet politique et moral. Progressivement, l’arabe dont parlaient ces directions a cessé d’être entendu. Les mots ne portaient plus, les promesses non plus. Déjà en 1978, Fouad Ajami affirmait que le panarabisme était révolu. Et dans ce silence croissant, la plus grande perdante a été la Palestine.
Pour saisir pleinement la portée de cette déclaration, il faut la réexaminer à la lumière des bouleversements récents au Moyen-Orient. Beaucoup de questions peuvent être soulevées, surtout à propos de sa rupture avec la cause palestinienne : quand la Palestine a-t-elle cessé d’incarner l’unité arabe ? Pourquoi ceux qui en faisaient jadis un impératif moral l’ont-ils reléguée au second plan ? Et surtout, pourquoi, malgré tout, continue-t-elle de survivre dans les mémoires populaires ? Car c’est bien dans le lien indéfectible, mais sans cesse trahi, entre la cause palestinienne et les promesses brisées de l’unité arabe que se mesure la profondeur de cette rupture
Genèse d’une relation fusionnelle
La Palestine a toujours été plus qu’un territoire. Elle a été l’âme d’un projet. Dans les années 1950, lorsque Gamal Abdel Nasser tente d’unifier l’Égypte et la Syrie, c’est au nom d’un rêve panarabe, dans lequel la libération de la Palestine est une évidence. Comme le rappelle Fouad Ajami[1], la cause palestinienne fut d’abord pensée non pas comme un combat isolé, mais comme le prolongement naturel d’une unité arabe en gestation.
La défaite de 1967, la mort de Nasser, la montée des régimes autoritaires et l’alignement progressif sur les puissances occidentales ont précipité l’abandon de cette vision. Dès lors, la Palestine cesse d’être une priorité stratégique. Elle devient un dossier sensible, un fardeau diplomatique que les capitales arabes manient avec précaution.
Du côté palestinien, on commence à détacher le combat du cadre panarabe. L’OLP affirme sa propre souveraineté politique, et les intifadas futures enracineront cette séparation : la lutte palestinienne se pense de plus en plus comme une lutte par et pour la population palestinienne. Top of FormBottom of Form
Paroxysme de la désunion
Puis surviennent les Accords d’Abraham. La séquence ouverte par ces derniers en 2020 n’a pas créé la fracture, elle l’a rendue visible. Signés sous l’égide des États-Unis, ces accords officialisent la normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays arabes (les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc…). En échange de gains diplomatiques ou économiques, ces États tournent une page : celle du consensus selon lequel aucune reconnaissance d’Israël n’était possible tant que la question palestinienne restait sans solution.
Ces accords, présentés comme des gestes de « pragmatisme » ou de « modernité », actent en réalité un changement de priorité. Pour Nir Boms et Hussein Aboubakr[2], il s’agit d’un véritable tournant idéologique. Le monde arabe ne se pense plus dans une logique de confrontation, mais dans celle de la coopération sécuritaire, de l’ouverture économique, de l’intégration technologique. Autrement dit, la Palestine n’est plus au centre : elle devient une question latérale.
Cette inflexion révèle également une reconfiguration en profondeur des imaginaires politiques arabes. Jadis, les régimes fondaient leur légitimité régionale sur la rhétorique de la résistance et sur l’adhésion à une identité collective forgée dans les luttes anticoloniales. Aujourd’hui, nombre de responsables arabes misent sur des récits de puissance fondés sur le développement, la connectivité et le soft power.
Un nouveau souffle panarabe venu d’en bas
Mais un peuple ne disparaît pas par décret. Et une mémoire, surtout lorsqu’elle est collective, ne s’efface pas si facilement. Le 7 octobre 2023 a réveillé cette mémoire. Dans les rues de Rabat, de Beyrouth, du Caire ou d’Amman, les drapeaux palestiniens réapparaissent, les slogans ressurgissent. Ce ne sont pas les chefs d’État qui parlent, ce sont les peuples. Et leur langage n’est pas diplomatique. Elle est brute, sans détour, parfois maladroite, mais profondément sincère.
La Palestine devient alors un miroir. Elle reflète les contradictions, les lâchetés, les renoncements. Elle renvoie à l’incapacité du monde arabe à se penser collectivement. Et paradoxalement, elle recrée du lien à travers la rue. Elle rassemble à nouveau, mais cette fois, sans médiation étatique.
Ce basculement est fondamental. La Palestine n’est plus défendue par des États, mais par des individus. Elle ne sert plus un agenda politique régional, mais incarne une indignation morale globale. Elle devient l’expression d’un panarabisme social, fluide, horizontal. Comme l’écrit Imad Sayrafi[3], elle incarne désormais une lutte intersectionnelle, où se croisent solidarité transnationale et révolte contre les élites.
Le paradoxe est cruel : plus les gouvernements arabes s’éloignent de la Palestine, plus leurs peuples s’en rapprochent. La fracture est ouverte. Et cette tension, loin d’être accidentelle, révèle l’essence même du moment politique que traverse le monde arabe. Un moment de bascule, où la solidarité ne passe plus par les sommets, mais par les souterrains.
- [1] Ajami. Fouad. 1978. The End of Pan-Arabism. Foreign Affairs 57 (2) : 355.
- [2] Boms, Nir Tuvia, et Hussein Aboubakr. 2022. Pan Arabism 2.0? The Struggle for a New Paradigm in the Middle East. Religions 13 (1) : 28.
- [3] Sayrafi, Imad, et Viktoria Luisa Metschl. 2024. Ruptures dans les projets impériaux et coloniaux et rôle de la solidarité. NAQD 8 (2) : 130‑42.