Èva Lachance-Adamus
Loin d’avoir cessé depuis l’effondrement de l’Union soviétique, le rôle de la Central intelligence Agency (CIA) demeure essentiel pour le maintien de l’hégémonisme mondial des États-Unis. La limitation de son pouvoir, voire son démantèlement, est vitale pour l’avènement d’un monde réellement respectueux de la souveraineté des États.
C’est du moins le constat auquel sont parvenus les experts présents à la conférence The Class Imperative Underlying Criminal U.S. Covert Operations Around the World, qui a eu lieu à New York le 1er juin dernier.
Retour vers le futur
L’Agence fut officiellement créée en 1947. Sa mission fondamentale comprend la coordination des activités d’intelligence américaine ainsi que la collecte d’informations pouvant affecter la sécurité nationale. La CIA fait partie de la branche exécutive de l’État et conseille le président américain sur des questions concernant, une définition bien large, des intérêts de la nation.
C’est par le Central Intelligence Agency Act que l’Agence s’est vu octroyer le pouvoir d’effectuer des opérations totalement secrètes et de mettre en œuvre des procédures hors des standards américains. Elle se définit humblement comme « the Nation’s eyes, ears, and sometimes, its hidden hand. »
Les crimes de la main cachée
Les exemples d’interventions étrangères de la CIA en contradiction avec le droit international sont multiples. Sans les nommer toutes, mentionnons les opérations clandestines menées par la CIA en Pologne, en Hongrie, en Indonésie, au Nicaragua et en Irak, sans oublier Cuba avec la baie des Cochons et Guantanamo. À cela, ajoutons les multiples « services-conseil » procurés à maintes dictatures, notamment latino-américaines comme celle de Pinochet au Chili.
Parmi ses hauts faits d’armes, rappelons les suivants. C’est par la mise en œuvre de l’opération TPAJAX que la CIA participe au renversement du premier ministre iranien en 1953. La raison est simple, un rapprochement avec la Russie communiste ne doit en aucun cas se matérialiser. Selon la même logique, l’opération PBSUCCES forcera, en 1954, le président guatémaltèque Jacobo Arbenz à abandonner le pouvoir. Une fois de plus, les raisons sont économiques et idéologiques. Le président Arbenz avait pour but de « mettre fin à la dépendance du pays envers les États-Unis ».
Plus récemment, la CIA sera trouvée responsable de la mise en application d’un programme de torture. Dans le cadre de la guerre contre le terrorisme entamée par le président Georges W. Bush, un programme de « détention et d’interrogation » sera mis en place par la CIA. Plusieurs méthodes atroces ont alors été pratiquées soit l’utilisation « de positions douloureuses, de station debout forcée, de privation de sommeil prolongée, d’exposition à une lumière aveuglante et à des bruits intenses, de simulacre de noyade ou waterboarding, et [de] la pratique de jeter les détenus contre les murs ou de les enfermer dans des cercueils.»
On sait aussi que l’Agence est engagée à titre d’acteur dans le génocide palestinien. Depuis le 7 octobre dernier, la CIA fournit activement de l’information sur la gouvernance du Hamas et participe aux négociations concernant la détention des otages.
Une critique sans appel des panélistes
Le panel assemblé en juin à New York réunissait cinq spécialistes de la CIA et des services d’Intelligence des États-Unis : Jeremy Kuzmarov, Kit Klarenberg, Louis Wolf, Chris Agee et John Kiriakou. Les témoignages des deux derniers ont particulièrement retenu l’attention.
Fils de Philip Agge, un ex-agent et dissident notoire de la CIA ayant rendu publique son expérience dans les années 70, Chris Agge est un politologue-chercheur. Pour lui les missions de l’Agence s’inscrivent dans la réponse à cette question cynique : « Why is our oil under their sand ? » (Pourquoi notre pétrole est-il sous leurs sables ? traduction libre). Les interventions criminelles de la CIA seraient donc un instrument des classes dominantes américaines souhaitant exploiter une main-d’œuvre et des ressources à bon marché.
Présent à l’évènement, John Kiriakou est un ancien agent de la CIA. Il est celui ayant lancé l’alerte à propos du programme secret de torture. Ses propos concernant la CIA ne pourraient être plus clairs : la CIA n’est pas une agence de soutien, mais bien d’élaboration de politiques. Selon Kiriakou, la mission de la CIA peut se résumer à l’objectif de bloquer le développement économique de différents pays afin qu’ils soient dans l’impossibilité de défier l’hégémonie américaine.
La restructuration, non anodine, des divers services de renseignement en 2004 a toutefois rendu l’identification des actions questionnables de la CIA plus difficile. C’est désormais le Director of National Intelligence qui doit rendre compte de 16 agences d’intelligence additionnelles, en plus de la CIA. Le secret entourant les détails du budget attribué à la CIA complique d’autant plus la tâche.
If you don’t like the game, change the rules.
L’approche acceptée à la CIA depuis des décennies est la suivante : si tu n’aimes pas le jeu, change les règles. Le rapport Doolittle de 1954 portant sur les activités cachées de la CIA mentionnait déjà que « Si les États-Unis [voulaient] survivre, ils [devaient] remettre en cause des idées traditionnellement américaines comme le “fair-play” ».
Cette tactique est en réalité liée à l’ensemble de la politique étrangère américaine. La montée en popularité de l’expression « ruled based order » (ordre basé sur des règles – traduction libre) au détriment du « respect du droit international » en est une manifestation. Les États-Unis, étant dans l’impossibilité de respecter le droit international qu’ils ont si longtemps revendiqué et instrumentalisé, préfèrent aujourd’hui parler de « ruled based order ». Cette notion plutôt floue est une manière pour les États-Unis de réécrire les règles du jeu lorsque ces dernières ne leur conviennent plus. La préférence pour cette approche permet de plus facilement soutenir Israël, pays en complète contradiction avec le droit international, étant donné le génocide en cours à Gaza.