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La Colombie en flammes : la fin du néolibéralisme sera violente

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Universtaire de nationalité portugaise, Boaventura de Sousa Santos est sociologue à l’Université de Coimbra (Portugal) où il assure la direction du Centre d’études sociales. 

 

La Colombie est en flammes. C’est aujourd’hui un des pays qui compte le plus de morts dus au Covid-21, en quatrième position derrière les États-Unis, le Brésil et le Mexique, avec à peine 3,5 % de la population complètement vaccinée. En outre, il fait partie des pays qui s’opposent à la demande de libérer les brevets des vaccins. C’est également le pays où, en 2020, 42,5 % de la population souffrait de pauvreté, et 15,1 % d’extrême pauvreté. A ces données succinctes, mais néanmoins significatives,nous pouvons ajouter que, depuis les accords de paix signés en 2016, entre 700 et 1.100 personnes, défenseurs et défenseures des droits humains, ont été assassinées (les chiffres varient selon les sources, les ONG d’une part, les institutions gouvernementales de l’autre). Les zones précédemment sous le contrôle des FARC-EP font l’objet d’affrontements entre différents groupes armés illégaux, qui ne cherchent qu’à s’en approprier les ressources (narcotrafic, extraction illégale de minerais). Ils se livrent à des exactions, aussi horribles que sanglantes, pour le contrôle des populations civiles, ce qui impacte gravement le tissu social. Et ce n’est que le sommet de l’iceberg du nouveau panorama où se trouve plongé le pays.

Dans ce contexte, alors que le pouvoir est depuis trois ans aux mains d’une droite opposée aux accords de paix, alors que sévit une pandémie qui tue des milliers de personnes, le peuple travailleur est descendu dans la rue pour clamer son opposition à la réforme annoncée du système fiscal, promue par le gouvernement avec l’objectif de collecter 23 milliards de pesos (soit environ 6,3 millions de dollars) pour redresser les finances du pays et financer les programmes sociaux. Il est vrai que le pays a besoin de réformer son système d’imposition, mais cette réforme visait à une augmentation du nombre de personnes assujetties à l’impôt sur le revenu, selon les prescriptions et avec l’aval du FMI.

Augmenter le nombre de personnes assujetties à l’impôt et financer les programmes sociaux n’est pas, en principe, quelque chose d’incongru. On pourrait même envisager que ce soient les personnes aux revenus les plus élevés qui paieraient ces impôts, en application des principes de progressivité, d’équité et d’efficacité en matière fiscale qui sont inscrits dans la constitution de la Colombie. Pourtant, selon les données de la Banque mondiale, la Colombie est l’un des pays les plus inégalitaires de l’Amérique latine (avec un indice de Gini de 51,3). C’est la conséquence d’une politique fiscale inadéquate et régressive qui a conduit à une forte concentration des revenus et de la richesse, au détriment du développement du pays. Cette situation bénéficie à un pourcentage très faible de la population. La réforme à l’ordre du jour s’inscrit dans un système fiscal bien établi et complexe. De ce fait, elle ne vise pas à instaurer une véritable politique progressive en matière fiscale, et elle bénéficierait surtout aux personnes dont les revenus sont les plus élevés.

C’est, dès 2016, que le peuple travailleur a envahi les rues et les places de la Colombie pour exiger la défense de la paix, le respect des accords, la protection des dirigeants des mouvements sociaux et la solidarité avec ceux qui ont été assassinés, tout comme le refus des projets de réforme du régime des pensions, du droit du travail et du système fiscal. Ces cinq dernières années la Colombie a vu ainsi ses rues parcourues par des jeunes, des femmes, des indigènes, des afros-américain.e.s, des enseignant.e.s, des retraité.e.s et des étudiant.e.s, et on a assisté à des événements hors du commun, avec notamment une des plus importantes manifestations depuis les années 1970, celle du 21 novembre 2019 (21N). Grâce à cette prise de pouvoir populaire, et malgré la pandémie du Covid-21, la Colombie a repris, du 9 au 21 novembre, ses marches de protestation contre les exactions policières et la mauvaise gestion du gouvernement face à la crise économique et sociale provoquée par la pandémie, et pour clamer « non aux massacres » qui n’ont pas connu de trêve dans le pays, pourtant soumis aux obligations de confinement. Il faut souligner l’importance particulière de la Minga del Suroccidente Colombiano, en octobre 2020, une mobilisation dirigée par les organisations indigènes, qui a suscité l’émotion par ses mots d’ordre et son courage et qui a réussi à gagner le soutien d’une grande partie de la société à ses revendications tout au long de son parcours d’un bout à l’autre du pays, accueillie avec chaleur par des millions de personnes de ville en ville jusqu’à son arrivée à Bogota.

C’est dans ce contexte que le peuple a décidé le 28 avril dernier (28A) de multiplier les manifestations contre la réforme fiscale et l’inaction du gouvernement. La protestation citoyenne a subi la stigmatisation et la répression de la force publique. Des organisations des droits humains ont enregistré entre le 28 avril et le 5 mai un total de 1.708 actes de violence policière, 381 cas d’agressions physiques du fait des forces de police, 31 décès et 10 victimes de viol par des membres des forces de l’ordre (des chiffres non définitifs). La Défenseure du peuple (l’équivalent colombien de l’Ombudsman) a déclaré que 87 plaintes avaient été déposées concernant des disparitions supposées lors de la grève nationale du 28A.

Ce qui a commencé comme une mobilisation massive contre une réforme impopulaire et un ministre du Budget qui ignorait le prix d’une douzaine d’œufs (et même de tout le panier alimentaire de base), s’est renforcé au point d’obtenir non seulement le retrait de cette réforme et la démission du ministre, mais a même obligé le président de la République Iván Duque Márquez à proposer un espace de dialogue avec les différents secteurs de la société civile, un dialogue qui semble jusqu’ici réservé aux élites de la nation, et qui comme toujours vient d’en haut, jamais d’en bas. Les organisations sociales savent par expérience qu’on ne peut rien attendre de bon de ce gouvernement mais, fidèles à leur ligne de conduite, elles n’ont pas refusé le dialogue.

Cette première victoire du mouvement citoyen descendu dans la rue, le retrait du projet de réforme, a été payée durement et très lourdement, comme en témoignent les chiffres rapportés ci-dessus. Le président Duque avait proclamé la militarisation du pays avant de céder à la clameur sociale. Dès le 1er Mai et les jours suivants, les réseaux sociaux et les rues du pays ont fait face à l’horreur d’un déploiement de l’armée typique de l’état d’exception sous une dictature, où la police a tiré contre des manifestants pacifiques et désarmés. Il s’agit peut-être du déchaînement de violence policière le plus extrême à l’échelle mondiale en ces temps de pandémie.

C’est à Cali que les protestations ont eu le plus d’intensité du fait de la mobilisation des organisations indigènes après le cruel assassinat de Sandra Liliana Peña, gouverneur indigène d’à peine 35 ans qui préconisait la réhabilitation des cultures indigènes ancestrales et s’opposait à toute présence armée sur son territoire. Cali est, du point de vue de sa population noire, le deuxième centre urbain de toute l’Amérique du Sud, riche de mouvements contestataires et de luttes. Elle voit aujourd’hui comment sa population est réprimée de la pire des façons. Cela atteint un point où, alors que se tenait une réunion pacifique, retransmise sur les réseaux sociaux, les escadrons anti-émeutes sont intervenus pour la disperser, en provoquant la mort d’un jeune sous les yeux de plus de 1 000 témoins qui suivaient l’événement sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, Siloé, une favela attenante à Cali, a été privée d’accès à internet pendant la nuit du 4 mai.

La réaction très tiède des institutions du pays (tant administratives que judiciaires) face aux violences policières a laissé un espace à l’action de groupes de civils armés qui ont menacé les manifestant.e.s, accusés de n’être que des « délinquants » et des « terroristes ». A Cali, les étudiant.e.s ont diffusé un échange éloquent : « Nous avons 25 000 armes » a crié un homme habillé de blanc installé dans sa voiture de riche garée devant l’Université del Valle (Univalle). Et un étudiant lui a répondu : « Nous, nous avons une des meilleures bibliothèques du pays ». A Pereira, le maire a encouragé la formation d’un « front commun » rassemblant des agents de polices privées, l’armée et la police, pour « restaurer l’ordre et la sécurité des citoyens ». C’est ainsi qu’un jeune a été blessé de huit balles et qu’il se trouve dans un état désespéré à l’hôpital de la ville.

Où va la Colombie ?

C’est une question importante pour la Colombie mais, au-delà, je crois discerner dans les affrontements qui secouent le pays l’ébauche de l’essentiel de ce qui va se produire dans notre continent et dans le monde entier lors des prochaines décennies. Chaque pays a évidemment sa propre spécificité, mais ce qui se passe en Colombie pourrait bien présager du pire des scénarios que j’ai présentés dans mon livre sur la période post-pandémie (El Futuro Comienza ahora: de la pandemia a la utopía, Madrid, Akal. 2021). Ce scénario s’appuie sur le refus de reconnaître la gravité de la pandémie, le choix de faire passer l’économie avant la protection de la vie et l’obsession idéologico-politique d’un retour à la normale alors même que la normale est un véritable enfer pour la grande majorité de la population. Les conséquences de la pandémie ne peuvent pas être réduites par la magie de l’idéologie des gouvernements conservateurs. La crise économique et sociale de l’après-pandémie sera exceptionnelle, avant tout parce qu’elle se cumule avec les crises qui lui préexistaient. Elle n’en sera que plus grave. La combinaison des mesures d’aides d’urgence, aussi déficientes soient-elles, et de l’affaissement de l’économie provoqué par la pandémie vont conduire à plus et encore plus d’austérité. Les gouvernements conservateurs ne connaissent pas d’autres moyens que la violence de la répression pour répondre aux protestations pacifiques du peuple travailleur contre les injustices sociales. Ce sera à nouveau leur réponse et on va vers une militarisation croissante de la vie quotidienne. Cela passe par l’usage d’armes létales, dont la destination était en principe la défense des frontières face à des armées étrangères. La crise de la démocratie, déjà patente, va s’aggraver encore. Jusqu’à quel point le peu qu’il reste aujourd’hui de démocratie sera-t-il détruit et conduira-t-il à l’avènement de nouveaux régimes dictatoriaux ?

Ce scénario n’est pas une spéculation irréaliste. Un rapport récent du FMI l’envisage aussi. Ses auteurs, Philip Barret et Sophia Chen avancent que les pandémies peuvent avoir deux types d’effet sur la protestation sociale : un effet calmant, qui supprime les causes des troubles en intervenant dans les activités sociales, ou un effet contraire qui augmente la probabilité des insatisfactions sociales et conduit à des troubles et des manifestations au fur et à mesure que disparaît la pandémie. Ils estiment que les protestations seront motivées par les politiques mêmes que promeuvent le FMI et les institutions financières dans le monde entier. L’hypocrisie est telle dans le monde où nous vivons que le FMI ne veut pas voir ou qu’il dissimule les conséquences de ces préconisations. Le peuple colombien mérite et a besoin de toute la solidarité internationale. Je ne suis pas certain qu’elle lui viendra des institutions internationales qui affirment promouvoir les droits humains alors qu’ils sont aussi gravement violés en Colombie. Imaginons un instant que les événements qui frappent la Colombie se soient produits au Venezuela, en Russie ou dans toute autre région du monde qui ne ferait pas partie des amis des États-Unis. Sans aucun doute l’OEA, le haut-commissariat de l’ONU, et le gouvernement nord-américain seraient déjà vent debout pour dénoncer les exactions et proposer des sanctions contre les gouvernements en place. Pourquoi une telle retenue dans les communiqués publiés jusqu’ici ? Il n’échappe à personne que la Colombie est le meilleur allié des États-Unis en Amérique latine, celui qui s’est proposé pour installer sept bases américaines sur son territoire (une décision qui n’a heureusement pas été suivie d’effet grâce à l’intervention de la Cour constitutionnelle). Les relations internationales sont aujourd’hui plus que jamais caractérisées par l’hypocrisie et la partialité : seuls les ennemis des intérêts américains sont coupables de violation des droits humains. Ce n’est pas nouveau, mais c’est particulièrement choquant. Les institutions internationales s’alignent honteusement sur cette hypocrisie et cette partialité. Ce que les Colombiens peuvent espérer, par contre, c’est bien la solidarité des démocrates du monde entier. C’est leur courage et notre solidarité qui sont source d’espérance. Le néolibéralisme ne disparaîtra pas sans tueries, mais plus il tue et plus il disparaît. Ce qui se passe en Colombie n’est pas l’affaire des seuls Colombiens : cela nous concerne toutes et tous, démocrates du monde entier.

Les manifestations en Colombie ne fléchissent pas à l’heure actuelle, et même si une semaine à peine s’est écoulée depuis le début des événements [cet article a été publié le 5 mai NdT], nous devons avoir confiance que la peur n’envahira pas la rue, et nous devons persister dans l’espoir d’un avenir prometteur, où règnent la justice et la paix dans ce pays qui a voulu en finir avec un conflit qui l’a dévasté pendant plus de cinquante ans, en signant un Accord qui est en train de succomber sous les serres du capitalisme abyssal.

 

Cet article a été publié par Publico puis traduit du castillan par Robert March pour Contretemps