Celine Li, stagiaire pour Alternatives en Philippines
Sur le trajet entre l’aéroport et Manille, on peut compter une douzaine de centres commerciaux, passant devant l’un d’entre eux toutes les quelques minutes. Ces bâtiments massifs étaient loin d’être ordinaires ; ils occupaient de vastes hectares de terrain, avec des boutiques et des restaurants d’un bout à l’autre de la rue dans un labyrinthe apparemment sans fin, s’étendant sur ce qui semblait être plusieurs terrains de football en longueur.
En creusant un peu, j’ai appris que les centres commerciaux n’étaient pas seulement un endroit où les Philippins rencontraient leurs amis et leur famille, mais aussi un moyen pour les gens de se désennuyer, d’évacuer le stress et même de travailler de manière productive1. En interrogeant quelques habitants lors de notre premier jour de travail, j’ai appris que les centres commerciaux étaient une caractéristique endémique des Philippines. Non seulement ces espaces étaient des lieux de rencontre, mais ils représentaient aussi une fibre de l’air du temps : une culture rampante de consommation ostentatoire qui a fait son chemin dans toute l’Asie du Sud-Est au cours de la dernière décennie2. Les centres commerciaux se trouvent à l’épicentre de ce cycle sans fin de travail et de loisir, en regroupant ces activités apparemment dichotomiques sous un même toit. Sans oublier que ces mégacentres servent de refuge à la population contre les routes encombrées, la chaleur insupportable et les averses imprévisibles qui surviennent presque tous les jours de l’été3.
Des magasins de meubles aux cinémas, des églises aux patinoires, on comprend mieux pourquoi les centres commerciaux attirent des personnes de tous âges, de toutes préférences et de tous horizons4. Les salles à manger impeccables et l’architecture charmante nous ont attirés, mais la ludification de marques célèbres comme Nike et Starbucks, les expositions interactives des personnages d’Inside Out et le manège scintillant nous ont incitées à rester. Chacun de ces éléments a complété et amélioré notre expérience, rendant notre voyage à travers ces centres commerciaux non seulement immersif mais aussi très mémorable. À plusieurs reprises, mes collègues stagiaires et moi-même avons passé des heures à flâner dans le centre commercial d’Asie, qui porte bien son nom, et, sans surprise, nous n’avons pas pu retrouver notre chemin depuis l’endroit où nous étions entrées. Classé comme le sixième plus grand centre commercial du monde5, j’étais certaine que chaque visite serait remplie de nouvelles découvertes, qu’elles soient culturelles, sociales, historiques, financières, religieuses ou de loisirs.
Essentiellement, les centres commerciaux combinent la vente au détail avec des attributs interactifs, excitants et stimulants, capitalisant sur le changement de paradigme mondial vers la numérisation, tout en gardant les consommateurs satisfaits et engagés, prolongeant ainsi leur séjour et stimulant les ventes. La comparaison entre les centres commerciaux peu décorés que l’on trouve en Amérique et les centres communautaires dynamiques des Philippines devient alors incomparable. « Les centres commerciaux sont un moyen d’évasion pour la plupart des Philippins, découragés par les difficultés du quotidien »6 (trad. libre). On peut conclure que les centres commerciaux représentent un havre de paix au milieu du chaos urbain. Dans un pays où la sécurité, l’accès à l’internet et des toilettes propres sont rares, le magasinage n’est peut-être pas seulement une sortie occasionnelle, mais une activité qui contribue à une meilleure qualité de vie.
En continuant à déambuler parmi les étals animés du marché, je n’ai pu m’empêcher de me demander comment ces méga centres commerciaux ont réussi à être viables dans un pays où près de 20 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté national ?7 Par ailleurs, face au déclin des centres commerciaux en Amérique, comment ont-ils pu rester aussi imposants dans les pays d’Asie du Sud-Est ?
En tant qu’étudiante chinoise née au Canada, il m’était évident que des modèles économiques disparates affectaient des pays asiatiques comme les Philippines, contrairement à l’Europe et aux États-Unis, mais qu’est-ce qui traçait exactement cette ligne stricte entre les consommateurs du Nord et ceux du Sud ? J’étais à la fois fascinée et confuse, mais ma curiosité m’a poussé à aller au bout de mes interrogations.
La réponse se trouve à la croisée de structures économiques idiosyncrasiques et de normes sociétales variées. L’existence des centres commerciaux ne peut être soutenue que par une quantité importante de personnel8. Ces espaces créent ainsi des emplois pour les cuisiniers, les concierges, les agents de sécurité, les détaillants et les solliciteurs, répondant ainsi à la croissance rapide de la population philippine. En outre, les promoteurs des centres commerciaux ont ajouté leur touche unique à une tendance de consommation en plein essor : le shoppertainment ou « amusement commercial », donc le divertissement des acheteurs9. Mot-valise issu de l’anglais « shopping » et « entertainment », ce terme est apparu dans les années 1990 et s’est depuis popularisé en Chine et dans les pays d’Asie du Sud-Est. Le shoppertaintment vise à offrir une expérience d’achat unique qui fait le lien entre le monde réel et le monde en ligne au moyen de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée et d’événements en direct10. Les promoteurs de centres commerciaux asiatiques ont saisi l’occasion d’intégrer ce concept novateur aux grandes surfaces existantes.
En adoptant un regard plus critique sur l’émergence de grandes entreprises commerciales de type occidental, il devient tout à fait évident que les centres commerciaux sont « un site réaménagé pour la poursuite d’anciennes formes de pouvoir colonial »11. En d’autres termes, la prolifération des espaces commerciaux crée et recrée une culture de la consommation qui s’aligne sur l’objectif national d’urbanisation, tout en reflétant simultanément des tendances globalisantes plus larges telles que la privatisation des biens publics12. À la fois spectaculaire, omniprésent et banal, l’empiètement stratégique des grands magasins, des fast-foods et des magasins de proximité ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre au centre des quartiers les plus animés des villes a de sérieuses ramifications économiques et environnementales dans le contexte des sociétés en développement.
Les magasins de quartier luttent pour survivre, car ils ne peuvent pas offrir l’éventail infini de choix et de commodités que propose les multinationales. Face à la concurrence acharnée des marques internationalement reconnues, nombre de ces marchés traditionnels et indépendants disparaissent, laissant les petits commerçants avec de faibles revenus et n’ayant d’autre choix que de chercher un emploi ailleurs. Cette situation conduit à l’homogénéisation des produits et des identités, ainsi qu’à l’érosion des marques philippines13. Plus important encore, la croissance de la classe moyenne, également connue sous le nom de « mall class », devient dépendante d’entreprises telles que Shake Shack, Dunkin Donuts, Tim Hortons, Victoria Secret et Ralph Lauren, qui ont toutes leur siège en Amérique du Nord, redirigeant ainsi l’argent et le pouvoir vers les grandes entreprises. Ce cycle de consommation hautement instable entraîne une augmentation des écarts de revenus, en particulier entre la classe ouvrière et la classe moyenne, un affaiblissement des économies locales existantes et un renforcement de l’assujettissement des classes inférieures14.
Les centres commerciaux représentent donc la recréation de hiérarchies socio-économiques nichées dans les idées d’inclusion et d’exclusion. Les centres commerciaux incubent une série d’expériences qui brouillent les frontières entre la vie, la fantaisie, le plaisir et la responsabilité, tout en rendant invisibles les sans-abris et les laissés-pour-compte. Les centres commerciaux vendent un style de vie ambitieux, analogue à un idéal néolibéral de modernité. Ils sont de faux pourvoyeurs de progrès économique qui nous aveuglent sur les réalités des pays les moins avancés, à la fois dans la réitération des relations de classe oppressives et dans ses impacts environnementaux dévastateurs15.
L’essor des centres commerciaux aux Philippines génère et encourage une production et une consommation excessives. Elle alimente la demande constante de produits nouveaux et améliorés et contribue au changement climatique, malheureusement au détriment de l’environnement déjà en crise du pays. Si les centres commerciaux peuvent donner une illusion convaincante de prospérité, ils cachent la dure réalité des inégalités croissantes, de l’érosion culturelle et de la dégradation de l’environnement aux Philippines.
Notes et références
1. Rico, J.A and K.R.C. de Leon. (2017). Mall culture and consumerism in the Philippines. State of Power. https://www.tni.org/files/publication-downloads/stateofpower2017-mall-culture.pdf
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Yao., D. (mars 2010). Manila: Asia’s shopping mall capital. Toronto Star. https://www.thestar.com/life/travel/manila-asia-s-shopping-mall-capital/article_0f6e3193-7a72-5600-90a2-ac232c52da00.html
5. Wikipedia authors. Shopping mall. (2024, June 22). Wikipedia, The Free Encyclopedia. https://en.wikipedia.org/wiki/Shopping_mall
6. Rico, J.A and K.R.C. de Leon. (2017). Mall culture and consumerism in the Philippines. State of Power. https://www.tni.org/files/publication-downloads/stateofpower2017-mall-culture.pdf
7. Asian Development Bank. (2021). Poverty Data: Philippines. https://www.adb.org/where-we-work/philippines/poverty#:~:text=In%20the%20Philippines%2C%2018.1%25%20of,died%20before%20their%205th%20birthday
8. Rico, J.A and K.R.C. de Leon. (2017). Mall culture and consumerism in the Philippines. State of Power. https://www.tni.org/files/publication-downloads/stateofpower2017-mall-culture.pdf
9. Team Storyly. (2024). What Is Shoppertainment? https://www.storyly.io/glossary/shoppertainment
10. Ibid.
11. Salazar, J. (2019). Of Malls and the Political Reorganization of Metro Manila. Talas Journal. https://www.academia.edu/52169697/Of_Malls_and_the_Political_Reorganization_of_Metro_Manila
12. Sta Maria-Abalos, C.F.L. (2011). Communicating the Culture of Consumerism: Spatiality of SM Mall, Baguio City, Philippines. The Philippines Journal of Development Communication, 4, 1-16. https://pjdc.uplb.edu.ph/wp-content/uploads/2022/07/PJDC-4-2-01.pdf
13. Ibid.
14. Salazar, J. (2019). Of Malls and the Political Reorganization of Metro Manila. Talas Journal. https://www.academia.edu/52169697/Of_Malls_and_the_Political_Reorganization_of_Metro_Manila
15. Ibid.