François Polet, Alternatives Sud, 15 juin 2021
La crise du covid renforce les tendances à la « démondialisation » apparues suite à la crise de 2008 et au « trumpisme ». Les pays en développement en feront-ils les frais, comme le suggèrent certaines déclarations ? La réalité est autrement contrastée. Beaucoup de gouvernements du Sud défendent surtout une insertion plus souveraine dans l’économie mondiale. Et des mouvements sociaux vont plus loin, exigeant de rompre avec le capitalisme international.
Une mutation idéologique semble s’être achevée avec la crise du covid : l’idée que la mondialisation avait été « trop loin » et qu’une forme de « démondialisation » était dès lors souhaitable a quitté les marges politiques pour s’imposer dans le débat public. Les coûts et les risques de la dépendance aux flux mondiaux semblent prendre le dessus, dans l’imaginaire collectif, sur les avantages et opportunités qu’offre l’intensification des échanges transfrontaliers. A minima, c’est la vulnérabilité induite par l’approvisionnement de domaines stratégiques pour la sécurité collective à des chaînes de valeurs internationales que la crise sanitaire met au jour.
Au-delà, la pandémie est envisagée par de plus en plus d’acteurs comme une créature de la mondialisation, née de l’expansion géographique du productivisme et de l’intensité des flux économiques entre continents. Elle est le symptôme d’une « mal organisation du monde », en fonction du seul critère de « compétitivité-coût », qui génère une course vers le bas sociale et environnementale, favorise « la prolifération d’événements incontrôlables prenant une dimension de déstabilisation systémique » et impose dès lors une « relocalisation » des systèmes productifs (Combes et al., 2020).
L’objectif de cet ouvrage collectif est de mettre en lumière des « points de vue du Sud » sur cette hypothèse de la démondialisation. Les appels récents des pays émergents à ne pas céder aux sirènes protectionnistes sont-ils révélateurs d’un rapport plus confiant à l’intégration des économies ? Signifient-ils que ces pays se vivent globalement comme les gagnants de la mondialisation ? La croissance des inégalités et la poussée de la rhétorique nationaliste qu’on y constate (également), suggèrent une réalité plus complexe.
L’Inde, tout en dénonçant le protectionnisme, n’a-t-elle pas récemment tourné le dos à l’immense zone de libre-échange Asie-Pacifique – le RCEP [1] ? Les contributions rassemblées dans cette livraison laissent entendre l’existence d’une tension forte entre insertion dans les chaînes de valeur internationales et volonté de préservation d’un haut niveau de souveraineté économique. Une souveraineté que certains auteurs s’emploient à problématiser, les usages locaux et populaires des ressources naturelles s’opposant régulièrement à leur exploitation dans le cadre des politiques de « développement national ».
TRAJECTOIRE DE LA DÉMONDIALISATION
Le discours sur la démondialisation n’apparaît pas avec la crise du covid-19. Avant d’en retracer le parcours ces deux dernières décennies, une clarification sémantique s’impose. Pour la majorité de ses utilisateurs – politiques, économistes, journalistes –, la notion de démondialisation signifie un « recul de la mondialisation ». Or la mondialisation est elle-même un concept aux frontières floues, qui renvoie d’une part à une intensification des échanges de toute sorte (économiques, sociaux, culturels) entre régions du monde rendue possible par les progrès techniques, d’autre part à la montée concomitante du sentiment d’appartenir à un même monde (Chaubet, 2018). Les migrations touristiques, les sommets mondiaux sur le climat ou l’explosion des remesas sont autant de manifestations du phénomène protéiforme de mondialisation.
Dans le cadre de cet ouvrage, c’est néanmoins essentiellement la moindre mondialisation « économique » qui sera entendue par le terme de démondialisation, soit un repli absolu ou relatif de ces processus qui président depuis trois décennies à l’intégration des économies : internationalisation des processus productifs (les chaînes de valeur), augmentation du poids du commerce international, rôle grandissant de l’investissement étranger.
La démondialisation renvoie donc à une série de phénomènes objectifs et relativement mesurables (comme le recul de la part des exportations dans le PIB mondial), mais elle est simultanément l’objet de discours normatifs exprimant la plus ou moins grande désirabilité de ces phénomènes. Ces discours ont d’ailleurs anticipé, et dans une certaine mesure conditionné les premières manifestations de la démondialisation. Dès 1997, l’économiste Dany Rodrik prenait le contre-pied du consensus pro-mondialisation en affirmant que la « globalisation avait été trop loin » et que ses effets sur les inégalités de salaire aux États-Unis y menaçaient la cohésion sociale (Rodrik, 1997). Il en va de la démondialisation comme de la mondialisation, « la construction de l’imaginaire n’est jamais indépendante des faits, [mais] en s’en nourrissant, il les transforme, se les approprie et les réinterprète » (Laïdi, 2004). L’histoire récente de la démondialisation est donc indissociablement l’histoire de faits et de discours s’étant mutuellement influencés depuis le tournant du millénaire.
Premiers craquements dans la mondialisation
La contestation politique et intellectuelle de la mondialisation émerge dans le sillage de la crise asiatique de 1997-1998. Elle se manifeste dans les mobilisations « citoyennes » contre l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le G8, la Banque mondiale. Ces luttes progressistes sont néanmoins partagées quant à l’opportunité de la démondialisation, dans le cadre d’un mouvement significativement baptisé d’« altermondialiste » par ses principaux promoteurs. Pour ces derniers, ce n’est pas la mondialisation le problème, mais le rôle joué par le marché dans son déploiement, le fait que cette mondialisation soit « néolibérale », que la « globalization » soit « corporate driven », dominée par les grands groupes capitalistes. Leurs revendications vont donc dans le sens de l’accélération d’une mondialisation politique susceptible de civiliser la mondialisation économique, de reconstruire du « public » et du « commun » depuis l’international, et non pas d’un repli sur les économies nationales ou locales, que nombre de militants progressistes assimilent à un protectionnisme aux relents nationalistes (Polet, 2008).
À cette même époque cependant, les vagues de délocalisations que connaissent plusieurs pays occidentaux alimentent la montée d’un climat de défiance populaire vis-à-vis de la mondialisation et des structures internationales qui l’incarnent. Ce sentiment se manifeste avec force en France en 2005, lors du référendum sur le traité constitutionnel européen. Comme l’explique Walden Bello dans sa contribution à cet Alternatives Sud, l’idée de démondialisation, initialement poussée par des mouvements ancrés dans la solidarité internationale, est peu à peu récupérée au cours des années 2000 par des forces d’extrême droite. En France en particulier, le Front national, auparavant sur une ligne libérale en matière économique, s’en prend désormais au « capitalisme sans frontières » en vue de capter électoralement les classes populaires, qu’il présente comme simultanément victimes des délocalisations et des migrations orchestrées par l’Europe et le « mondialisme ».
Dans le champ académique, la crise asiatique ouvre une brèche aux économistes hétérodoxes, symbolisée par l’attribution du prix Nobel de l’économie en 2001 au néokeynésien Joseph Stiglitz, ex-économiste en chef de la Banque mondiale. Sa mise en cause des postulats néoclassiques fondant le « Consensus de Washington » et les programmes de déréglementation du FMI, et sa réhabilitation de l’intervention publique en vue de suppléer aux « imperfections de marché », ne l’empêchent cependant pas de continuer à envisager le commerce international comme moteur de développement, dès lors que celui-là est rendu plus « libre » et « équitable », (Stiglitz, 2002 ; Stiglitz et Charlton, 2005).
Dani Rodrik (1999) et Ha Joon Chang (2003) vont un cran plus loin dans la mise en cause de la doxa libre-échangiste. Pour ce dernier en particulier, l’exposition précoce au marché mondial appauvrit les pays en développement. Il démontre que l’ensemble des pays anciennement et nouvellement industrialisés ont initié leur industrialisation à l’abri de protections tarifaires et que, dès lors, refuser l’instrument du protectionnisme aux pays pauvres revient pour les pays développés, comme l’indique le titre d’un de ses ouvrages, à les priver de « l’échelle » qu’ils ont eux-mêmes utilisée pour se hisser hors de la pauvreté.
2008 – la fin de l’hypermondialisation
La « démondialisation » prend véritablement son essor dans la foulée de la grande récession de 2008, sur le plan du débat d’idées, mais aussi dans la réalité des flux économiques internationaux et des politiques publiques. Face à la débâcle économique et à la poussée du chômage, nombre de gouvernements ont assorti leurs plans de relance de mesures protectionnistes visant à s’assurer que leurs entreprises et leurs travailleurs bénéficient prioritairement de ce soutien budgétaire. Sept ans avant l’élection du nationaliste Donald Trump, le président Obama fait adopter la « Buy American Provision », qui réserve les financements gouvernementaux aux projets d’infrastructure s’approvisionnant chez des fournisseurs nationaux. Assimilées à des mesures d’exception prises dans une situation d’état d’urgence économique, elles ne s’inscrivent pas dans un changement de doctrine économique, les leaders mondiaux déclarant « rejeter le protectionnisme, qui exacerbe plutôt qu’il n’atténue les défis économiques et financiers » (OCDE, 2008).
On peut, sans crainte d’exagérer, estimer que la crise de 2008 a fait entrer l’économie mondiale dans une nouvelle ère, marquée par le basculement de son centre de gravité dans la région asiatique, mais aussi par une tendance, non démentie à ce jour, à une moindre internationalisation de ses flux. Cela se vérifie dans la baisse du poids du commerce international dans le revenu mondial, un index de référence de l’interdépendance économique mondiale : après avoir plafonné à 31% entre 2011 et 2014, soit le niveau atteint en 2007 avant le démarrage de la crise, ce ratio chute à 26% en 2015, et ne remonte pas en 2016. Parmi les divers facteurs en cause, la volonté de plusieurs pays d’Asie de l’Est de recentrer leur stratégie de développement sur la consommation intérieure s’avère la plus déterminante (Cnuced, 2018). Une tendance similaire marque les mouvements financiers, un autre rouage essentiel de la mondialisation : ils n’ont pas récupéré leur niveau d’avant crise et se maintiennent à des niveaux singulièrement bas. Le « grand repli » (Great Retrenchment) des flux financiers semble durable, annonçant une « nouvelle normalité » de la finance internationale (Bussière et al., 2016).
Deux phénomènes méritent d’être évoqués ici, en ce qu’ils influent de manière grandissante sur ces tendances à la démondialisation économique au début des années 2010 : la montée de la préoccupation environnementale et les changements de stratégie d’intégration des entreprises. La sensibilité grandissante au développement durable amène une proportion certes minoritaire, mais grandissante, du public occidental à se préoccuper des externalités négatives de la mondialisation commerciale et à exprimer une préférence pour l’approvisionnement national, voire local.
Au niveau de la politique européenne, l’imposition de critères environnementaux de plus en plus stricts aux producteurs européens, conséquences des engagements internationaux de l’Union en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), amène logiquement la question d’un relèvement des normes environnementales sur les produits importés. Or ces normes sont envisagées par les pays en développement (et les économistes les plus libéraux) comme un nouveau type d’obstacles non tarifaires au commerce mondial, soit une forme de protectionnisme vert qui ne dit pas son nom (Steenblik, 2009).
À un tout autre niveau, une tendance au recul de la division internationale du travail se manifeste, liée à un déclin de la spécialisation verticale des processus de production entre les nations. La part des biens intermédiaires importés par les usines baisse dans beaucoup de pays, à commencer par la Chine, où elle passe de 50% à 30% entre 2007 et 2016 (Cnuced, 2018). En ce qui concerne les entreprises européennes, la tendance au raccourcissement des chaînes d’approvisionnement est dictée par des stratégies industrielles visant à réduire les risques de perturbation des chaînes de valeur de plus en plus complexes et sensibles à une diversité de chocs.
La désorganisation du secteur automobile mondial suite au tremblement de terre et au tsunami survenus au Japon en 2011 a modifié la perception du rapport coûts-bénéfices de la ramification internationale de la production. Mais la tendance au rapatriement des activités est dictée par d’autres facteurs encore, parmi lesquels l’apparition de nouvelles technologies (robotisation, numérisation), le renchérissement de la production dans les économies émergentes, la volonté de protéger les droits de propriété intellectuelle et la recherche d’une plus grande réactivité aux évolutions du marché (phénomène de la fast fashion) (OCDE, 2012).
La démondialisation assumée
La démondialisation s’accentue en 2017 avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et son programme de nationalisme économique. Outre sa décision de retirer les États-Unis du Partenariat transpacifique en gestation, l’ex-président tourne le dos à l’OMC et décide unilatéralement d’augmenter les tarifs douaniers sur les produits chinois, en vue de sanctionner des pratiques commerciales « inéquitables » et le vol de propriété intellectuelle, sur fond de rivalité entre les deux pays pour le leadership mondial de l’économie numérique (Leterme et Delobel, 2019).
Les mesures de rétorsion de la Chine entraînent l’escalade – en 2020, des biens pour une valeur de 700 milliards de dollars sont concernés. En juin 2018, c’est au tour des importations européennes d’être visées par des hausses de droits de douane. En affaiblissant le régime commercial international, l’unilatéralisme états-unien contribue à l’adoption d’attitudes néo-mercantilistes par d’autres pays, comme le Japon, qui décide en 2019 de restreindre les exportations de composants chimiques stratégiques vers la Corée du Sud, dans une tentative de brider la compétitivité des conglomérats coréens (Unay, 2019).
Le nouveau contexte de guerres commerciales renforce les tendances amorcées avec la crise de 2008. Après un rebond en 2017, le commerce international ralentit en 2018 et se contracte en 2019 (en valeur) (Cnuced, 2019). Les surcoûts imprévisibles entraînés par les hausses de tarifs amènent les grands groupes à réduire les investissements étrangers (Ballard, 2019). Au-delà des chiffres, c’est l’architecture internationale héritée de Bretton Woods, soit les espaces multilatéraux ayant favorisé depuis soixante ans l’instauration d’un commerce international réglementé par des accords négociés qui sont déstabilisés, produisant un contexte d’incertitudes rédhibitoire pour les acteurs économiques internationaux. Le « trumpisme » est d’autant plus déroutant pour les partisans du libre-échange que la guerre des tarifs ne paraît pas nuire à l’économie états-unienne, qui bat en juillet 2019 son record de la plus longue période d’expansion économique de son histoire, avec un chômage au plus bas depuis 1969 (The Economist, 2 juillet 2019).
La mondialisation commerciale et financière est donc ralentie dans les faits et ébranlée dans le champ des idées lorsque survient la pandémie du covid-19 au tournant de l’année 2020. On connaît la suite. La paralysie de pans entiers des chaînes de valeur mondiales fait passer en quelques semaines les risques associés aux chaînes de valeur du rang de préoccupation des donneurs d’ordre à celui de problème public majeur pour les États.
Le spectre de la pénurie se répand au sein de la population occidentale, qui découvre que la majorité des médicaments qu’elle consomme contiennent des principes actifs produits en Chine. L’« hyperdépendance » à l’Asie en matière sanitaire est désormais jugée « irresponsable » (Bruno Lemaire, le ministre de l’économie français), la délégation de productions essentielles à d’autres est « une folie » (le président Emmanuel Macron). Plus largement, l’enjeu de la récupération d’une « souveraineté », européenne ou nationale, en matière économique envahit les discours politiques, jusque parmi les promoteurs traditionnels du libre-échange. La délocalisation n’est plus seulement perçue comme le problème de la classe ouvrière, elle place désormais l’ensemble de la population en situation de vulnérabilité.
Comme dans la tempête financière de 2008, le tournant discursif a une dimension opportuniste. Il se concrétise néanmoins dans des initiatives en matière de protectionnisme et de relocalisation industrielle. [2]]] À l’échelle européenne, il renforce le mouvement politique en faveur de « l’autonomie stratégique » du continent face à la décomposition du système international. Il est néanmoins difficile de dire, à ce stade, si ces réorientations entameront sérieusement et durablement le niveau global d’interdépendance économique, ou si elles n’iront pas au-delà d’un ralentissement de la mondialisation tel qu’on l’observe depuis 2008. Cette dernière hypothèse, celle d’une « slowbalization », est avancée par plusieurs économistes, qui estiment que le niveau d’internationalisation de l’économie a cessé de croître, pour des raisons essentiellement technologiques, mais qu’il devrait rester stable (Krugman, 2020).
LES PAYS DU SUD, « CHAMPIONS » DE LA MONDIALISATION ?
Inégale répartition des gains de la mondialisation au Sud
Le 13 novembre 2019, quelques semaines avant la crise sanitaire mondiale, les représentants des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) prennent position en faveur d’un « commerce international transparent, non discriminatoire, ouvert, libre et inclusif » fondé sur un système multilatéral incarné par l’OMC dont tous les membres « évitent les mesures unilatérales et protectionnistes contraires à l’esprit et aux règles de cet organisme » (ABC International, 13/11/2019). Un an plus tard, un traité instituant la plus grande zone de libre-échange au monde est signé par quinze pays de la zone Asie-Pacifique (le RCEP), dans ce qui s’apparente à une alternative au traité transpacifique dont les États-Unis se sont retirés.
Dans un retournement dont l’histoire a le secret, trente ans après s’être vu sommés par les pays riches d’abandonner leurs politiques protectionnistes pour s’intégrer au marché mondial, les pays émergents paraissent avoir supplanté les Occidentaux dans le rôle de champions du libre-échange et d’avocats de la mondialisation.
Ces prises de position alimentent le jugement selon lequel les pays en développement sont favorables à la mondialisation, car ils en seraient les véritables gagnants. N’est-ce pas à la faveur de cette mondialisation qu’un « déplacement massif de la production manufacturière de l’OCDE vers le monde en développement » s’est produit (OCDE, 2010) ? La narration a gagné une force toute particulière avec la popularisation, en 2016, de la fameuse courbe « de l’éléphant » de Branko Milanovic, qui montre que la distribution de la richesse mondiale durant les années de forte mondialisation (1988-2008) a évolué au détriment des classes moyennes et populaires occidentales, qui ont vu leur revenu réel stagner, à l’inverse des super riches et d’une classe moyenne asiatique émergente (Milanovic, 2016).
De là à estimer que « les pays en développement » sont les gagnants de la mondialisation, il y a un pas qu’il est imprudent de franchir. Il s’agit pourtant d’un discours tenu par nombre d’économistes depuis les années 1990 : la mondialisation serait en train de réaliser la « convergence » économique du « Sud global » avec les pays avancés, de niveler le monde par le haut à travers la libre circulation des biens et capitaux, d’entraîner « the Rise of the Rest ». Si l’on raisonne au départ de données globalisées, les trois dernières décennies sont effectivement le théâtre d’une croissance plus élevée dans les pays en développement que dans les pays développés, alors que l’inverse a prévalu durant les quarante années antérieures (Dowrick et DeLong, 2003). La part des pays en développement dans l’économie mondiale est donc passée de moins de 40% à plus de 50% (en parité de pouvoir d’achat) (OCDE, 2017).
À y regarder de plus près cependant, cette augmentation relative repose outrancièrement sur le dynamisme de la Chine et, dans une moindre mesure, des pays d’Asie du Sud et de l’Est – Vietnam, Indonésie, Thaïlande, Bangladesh, Inde. Ces pays, qui sont aussi ceux que Milanovic désigne au moment de situer géographiquement la « nouvelle classe moyenne mondiale », ont maintenu des taux de croissance deux à trois fois supérieurs aux pays riches durant la période qui nous intéresse.
Pour ce qui est de l’Amérique latine et l’Afrique, les taux de croissances élevés concernent essentiellement les années 2002 à 2014, qui correspondent à un super-cycle des matières premières entraîné par l’expansion asiatique. Ces deux continents (et une partie de l’Asie) ne convergent donc pas avec le Nord, mais divergent de plus en plus avec les pays dynamiques d’Asie. [3] Au-delà des taux de croissance instables, ils sont touchés par un phénomène de désindustrialisation précoce dont les conséquences sociales et politiques se font déjà sentir. [4] En d’autres termes, le « déplacement de la richesse vers l’Est et le Sud » annoncé par l’OCDE en 2010 concerne surtout l’Est.
Non seulement les pays en développement profitent inégalement de la mondialisation, mais les gains de celle-ci se distribuent inégalement à l’intérieur des pays. En d’autres termes, tout le monde n’a pas pris l’ascenseur social de la mondialisation au sein des pays présentés comme les gagnants de la grande compétition internationale. Dans l’ensemble, entre 1990 et 2010, période de forte ouverture au commerce mondial, le niveau d’inégalité sociale dans les pays en développement a augmenté en moyenne de 11% (PNUD, 2013). Cette tendance va à l’encontre de la théorie économique néoclassique, suivant laquelle l’ouverture commerciale allait diminuer les inégalités sociales dans les pays ayant un avantage comparatif en termes d’abondance de travailleurs non qualifiés. [5]
Il va de soi que l’ouverture au commerce et aux investissements n’est pas le seul déterminant du niveau d’inégalité de revenu au sein des pays. [6] Ainsi les années 2000 en Amérique latine, durant lesquelles le poids du commerce international a augmenté au sein des économies nationales, ont globalement correspondu à une légère baisse des niveaux d’inégalité du fait des politiques redistributrices menées par des gouvernements progressistes (Jiménez et Azcúnaga, 2015). À l’inverse, en Afrique, les bénéfices de l’intégration économique via l’exportation des ressources naturelles ont été monopolisés par les réseaux politiques contrôlant cette rente.
L’Asie émergente offre une image plus contrastée. Les niveaux d’inégalité ont explosé au Bangladesh et en Chine entre 1990 et 2010 (de 83% et 21% respectivement), ont fortement augmenté au Vietnam et en Inde (de 9% et 8%), mais ils sont demeurés stables en Indonésie et au Cambodge et ont même fortement diminué en Thaïlande, en Malaisie et aux Philippines (de 14%, 15% et 25%). [7]
Bien entendu cette mesure basée sur l’indice de Gini des revenus a ses limites. En particulier, elle ne tient pas compte de l’évolution du patrimoine, notamment de la propriété foncière dans des sociétés qui demeurent largement rurales. Or les trente dernières années ont correspondu à un mouvement de dépossession massive des communautés rurales et de concentration des terres, sous la pression d’investisseurs orientés vers le marché international (Borras et Franco, 2011). L’indice de Gini ne dit rien non plus de la répartition des coûts environnementaux et sanitaires causés par les mines à ciel ouvert, les plantations industrielles ou la pollution urbaine (Duterme, 2020). Il ne renseigne pas enfin sur le développement ou le démantèlement de services sociaux, qui ont pourtant un impact majeur sur le niveau de vie réel des plus pauvres.
Inégalités et populismes d’extrême droite
Donc oui, des groupes importants dans les sociétés des Sud sont objectivement à ranger dans les perdants de la mondialisation. Et l’on peut estimer que l’insécurité économique dans laquelle ils sont plongés par la mondialisation néolibérale est, comme en Europe et aux États-Unis, un moteur de la poussée du populisme nationaliste et conservateur dans cette partie du monde (Zacharie, 2019). Force est néanmoins de constater que les leaders d’extrême-droite ayant émergé au Sud ont davantage prospéré sur le clivage identitaire et les croisades morales que sur la mise en cause du commerce international et des multinationales (CETRI, 2019b). L’adhésion rhétorique de ces populismes au libre-échange peut paraître paradoxale et n’est pas exempte de contradictions. C’est particulièrement le cas des populismes brésilien et indien, deux émergents dont de larges pans de la population ont souffert de l’intégration économique de leur pays au marché mondial.
Au Brésil, Bolsonaro se profile comme un partisan du libre-échange en rupture avec le « gauchisme » des gouvernements antérieurs. Sa victoire est liée à la radicalité de son discours antipolitique, qui a convergé avec les mobilisations conservatrices ayant canalisé la rage des classes moyennes en déclin contre les « corrompus » qui ont dirigé le pays avant lui (Delcourt, 2020). Or le déclassement des diplômés brésiliens est moins le résultat de la gestion du Parti des travailleurs (PT) au pouvoir de 2003 à 2015 que de la dégradation de la situation du Brésil dans la division internationale du travail (Salama, 2019).
Et la politique commerciale de Bolsonaro n’est pas en rupture avec celle de ses prédécesseurs. S’il s’en distingue dans le bras de fer avec l’Argentine du péroniste Fernandez pour ouvrir commercialement le Mercosur (Cartacapital, 15 avril 2021), il défend les mêmes grandes revendications à l’international que le « protectionniste » Lula quinze ans plus tôt (fin du soutien à l’agriculture au Nord), bien qu’avec infiniment moins d’influence du fait de son aversion pour le multilatéralisme. Et il poursuit parallèlement la tendance, effectivement protectionniste celle-ci, de la présidence de gauche à revoir régulièrement à la hausse la liste des produits étrangers (majoritairement chinois) soumis à des mesures antidumping (Folha de São Paulo, 3 août 2019).
Le revirement du président Narendra Modi en Inde est plus parlant encore. Rappelons d’abord l’ampleur du creusement des inégalités que connaît la société indienne depuis le début des réformes économiques libérales en 1991 : entre 1990 et 2014, la part de la moitié la plus pauvre de la population dans le revenu national a chuté de plus de 30%, tandis celle du décile le plus riche bondissait de plus de 40%… [8]
La stratégie de Modi consiste à mener une politique ultralibérale tout en mobilisant le sentiment nationaliste hindou afin d’« apaiser les frustrations socio-économiques en attisant les tensions identitaires et religieuses, avec pour effet une aggravation des discriminations auxquelles fait face la minorité musulmane » (Piketty, 2020). Le programme économique phare de Modi, « Make in India », consiste en une série de réformes administratives et fiscales visant à augmenter l’attractivité de l’industrie nationale pour les investisseurs étrangers, dans l’esprit du rapport Doing Business de la Banque mondiale, en vue d’augmenter sa participation aux chaînes de valeur internationales et de combler son retard vis-à-vis de l’Asie de l’Est.
Pour autant, comme le titrait récemment un journal indien en ligne, « Modi a promu le libre-échange dans les forums mondiaux au fil des ans, mais son bilan en interne est de plus en plus protectionniste » (https://theprint.in, 19 février 2020). En particulier, et deux articles sont consacrés à cet important développement dans cette livraison d’Alternatives Sud, Narendra Modi s’est vu obligé en novembre 2019 d’annoncer le retrait de son pays du projet de zone de libre-échange Asie-Pacifique (RCEP), suite à la pression politique générée par la mobilisation nationale des mouvements de paysans et travailleurs, mais aussi de syndicats patronaux, qui craignaient l’inondation de produits chinois et de lait néo-zélandais.
Le bilan des échanges entre l’Inde et le marché mondial est effectivement sans appel – si l’exportation de services indiens a bondi ces dernières décennies, les balances commerciales de l’industrie et de l’agriculture sont largement déficitaires, du fait d’un important écart de productivité avec le reste de l’Asie. Une réalité qui a aussi amené le gouvernement à élargir à « tous les biens » la loi lui permettant d’interdire l’importation ou l’exportation de certains produits pouvant causer des dommages (injury) à l’économie nationale (https://theprint.in, 19 février 2020).
SCÉNARIOS ALTERNATIFS, FACE À LA (DÉ-)MONDIALISATION
Marges de manœuvre nationales
Dans une toute autre veine, plusieurs articles de cette livraison d’Alternatives Sud proposent une réflexion progressiste sur les problèmes engendrés par le déclin de la souveraineté économique dans le processus de mondialisation. Ils s’inscrivent dans le mouvement théorique et politique de promotion de « marges de manœuvre nationales » (policy space) dans les stratégies d’insertion des pays en développement dans l’économie mondiale, contre l’idée néolibérale d’une insertion « indifférenciée » dans la mondialisation (Abbas, 2007 ; Zacharie, 2013).
En effet, le processus de normalisation néolibérale (le Consensus de Washington) a soustrait aux pays en développement la possibilité de recourir à certaines des politiques et institutions utilisées par les premiers pays industrialisés pour mener à bien leurs politiques d’industrialisation, en particulier, comme le note le Sud-Africain Rob Davies dans sa contribution, l’adoption « d’une politique commerciale asymétrique, avec une libéralisation graduelle des importations, subordonnée à une politique industrielle », soit l’intégration à l’économie mondiale mise au service d’un développement souverainement défini à l’échelle nationale.
Ce qui est en cause, pour le dire autrement, c’est le « grignotage progressif de la souveraineté juridique du Sud par les normes du Nord, aussi bien en matière de droits de propriété intellectuelle que de protection des droits des investisseurs » (Deblock et Regnault, 2006). Un des sites privilégiés de ce grignotage sont les « disciplines internationales » instituées par les accords de l’OMC. L’expression est évocatrice, les dispositions en question visent à « discipliner » les États – à ne plus faire de distinction entre acteurs économiques nationaux et étrangers, à ne pas restreindre l’exportation de ressources naturelles, à s’aligner sur des « bonnes pratiques » standardisées et conçues dans la seule optique d’une maximisation des flux commerciaux et d’investissement, etc. (Drache, 2012). L’idée de marge de manœuvre vise précisément à contrer ce rétrécissement de l’espace des possibilités en matière d’instrument, d’expérimentation et d’orientation de développement.
Les promoteurs du concept de policy space renouent jusqu’à un certain point avec les théories structuralistes de la CEPAL [9], dont l’enjeu consistait à identifier les stratégies permettant de modifier la position des pays de la « périphérie » dans la division internationale du travail. Ils questionnent les conceptions étroites de l’avantage comparatif, qui enferment les pays pauvres dans des spécialisations internationales à faible valeur ajoutée, et revisitent les expériences d’industrialisation par substitution des importations menées dans les années 1950 à 1970 (Chang, 2003 ; 2013). Ils participent bien sûr au mouvement de réhabilitation de l’État « développeur » et au « rajeunissement » de l’idée de politique industrielle en cours depuis la crise de 2008 (Stiglitz et Yifu, 2013). Mouvement lui-même alimenté par l’analyse des expériences de rattrapage d’Asie de l’Est, et dernièrement de la Chine, qui scelle « la chute du mythe du libre-échange », pour reprendre le titre d’un article du New York Times (Mishra, 2018).
Avec la revendication de marges de manœuvre, il ne s’agit pas de se détourner du marché mondial mais de s’y insérer plus avantageusement, d’exporter moins, mais de se donner les moyens d’exporter des biens à plus haute valeur ajoutée. Le retour de l’État « stratège » en matière de politique de développement n’est donc pas synonyme de « démondialisation », où alors uniquement au sens de mode plus souverain d’insertion dans la mondialisation. « Si l’ère de mondialisation précédente a correspondu à un dépérissement de la souveraineté étatique », relève le politologue indo-américain Parrag Khanna, tout porte à croire qu’avec « l’Asie dans le cockpit […], la nouvelle ère de mondialisation sera dominée par les États » (Khanna, 2021).
Régionaliser, au-delà du libre-échange
La signature, le 15 novembre 2020, de la zone de libre-échange Asie-Pacifique (RCEP), et le démarrage six semaines plus tard de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) consolident la voie régionale comme cadre d’intégration économique internationale privilégié des pays du Sud. Cette tendance est indissociable des blocages, notamment Nord-Sud, que connaissent les négociations multilatérales à l’OMC depuis le tournant du millénaire. Ces accords commerciaux bilatéraux et régionaux qui se multiplient et s’entrecroisent depuis plus de vingt ans, au point de constituer un entrelacs difficile à démêler (le fameux « bol de nouilles », selon l’image péjorative de l’économiste Jagdish Bhagwati) renvoie à des processus d’intégration de nature et d’intensité variables, Nord-Sud ou Sud-Sud, assortis ou non de volets de coopération politique.
Comme le relèvent Deblock et Regnault, la tendance des accords Nord-Sud depuis les années 1990 est à l’érosion de la « non-réciprocité », soit de ces modalités qui visaient à accorder un traitement préférentiel (octroyer beaucoup d’accès aux marchés et demander peu de réduction des protections) aux pays du Sud du fait de leur faiblesse économique, et à la généralisation du régime de zone de libre-échange, de ses disciplines et de ses mécanismes de règlement (2006). Cette forme d’intégration asymétrique aux économies du Nord a suscité des résistances politiques des pays du Sud.
Ainsi la Zone de libre-échange des Amériques portée depuis 1994 par les États-Unis a-t-elle été rejetée en 2005 par plusieurs grands pays d’Amérique du Sud, dans une conjoncture marquée par de fortes affinités entre gouvernements progressistes de la région. Plus près de nous, les négociations des Accords de partenariat économique entre l’Union européenne et les pays ACP, dont l’objectif implicite est d’améliorer l’accès des marchandises européennes aux marchés africains, ont suscité des résistances plus dispersées. Le Nigeria seul a la volonté (et le poids) de refuser de signer un accord dont il craint les effets en termes de désindustrialisation, de destruction d’emplois et de perte de recettes douanières (Berthelot, 2018).
L’intégration régionale Sud-Sud peut néanmoins, à certaines conditions, constituer un levier pour la diversification économique des pays concernés. A fortiori à une époque où les économies du Nord et émergentes se referment ou se recentrent. Ce point de vue est avancé par deux auteurs du présent numéro. Ainsi Rob Davies, dans son article sur l’intégration régionale africaine, oppose le « régionalisme ouvert », simple anticipation d’une plus forte libéralisation multilatérale ultérieure, à « l’intégration de développement », qui vise à constituer l’Afrique en marché… pour des produits issus de chaînes de valeur africaines soutenant des activités à plus forte valeur ajoutée.
Plus volontariste, ce deuxième scénario suppose une coopération intergouvernementale active en termes d’infrastructures transfrontalières, de politique industrielle et de prise en compte des asymétries de développement entre pays membres. Ces deux paradigmes ont sous-tendu les négociations sur l’intégration économique du continent qui ont mené à la ZLECA, dont Rob Davies espère qu’elle ne devienne pas un tremplin pour des accords de libre-échange entre le continent et l’Europe ou les États-Unis, dont les encouragements ne sont pas désintéressés.
Les tendances protectionnistes des pays développés offrent par ailleurs l’opportunité de modifier la matrice productive de l’Amérique latine, à l’instar du contexte mondial des années 1930-1940 qui avait engendré une poussée de l’industrialisation sur le continent. C’est l’argument développé par Ricardo Pizarro Hofer, qui juge que seule l’intégration permettra aux pays du continent de sortir du rôle ingrat de fournisseur du marché mondial en matières premières. De la même manière que Raoul Prebisch et la CEPAL il y a soixante ans, et en écho à Rob Davies à propos de l’Afrique, il défend que « (L)a transformation productive en faveur de l’industrie nécessitera un effort d’intégration qui doit aller bien au-delà de l’ouverture commerciale, déjà effective en Amérique latine. Il s’agit de trouver des espaces intelligents de complémentarité productive entre les pays, en déployant des efforts conjoints dans les domaines de la science, de la technologie et de l’éducation. »
Alternatives au marché mondial
Un ensemble de forces sociales, politiques et intellectuelles progressistes au Sud défendent une ligne de rupture avec un capitalisme international source de dépossession des peuples et de destruction environnementale. Le militant philippin Walden Bello est une voix représentative de ces courants. Dans cette livraison, il revisite le concept de « démondialisation », dont il a la paternité et qu’il avait inscrit dès son invention, en 2000, dans un agenda militant clairement progressiste. Cette démondialisation n’est pas celle des nationaux populistes évidemment, mais elle se distingue aussi de la revendication de « marge de manœuvre nationale », en ce qu’elle ne vise pas une insertion plus avantageuse du Sud dans le marché mondial, mais un décentrage vis-à-vis de ce dernier et un recentrage décisif de l’appareil productif sur les marchés intérieurs.
Le concept de démondialisation selon Walden Bello est intéressant en ce qu’il s’efforce de construire des « convergences » entre plusieurs traditions critiques du développement capitaliste. L’agenda proposé s’inscrit pour une part dans le prolongement de l’école de la dépendance (dans laquelle le scholar activist a baigné dans sa jeunesse), qui constituait elle-même une critique du programme de la CEPAL, jugé aveugle à certains mécanismes de la domination économique internationale.
Dans la perspective « dépendantiste », la participation au marché mondial était vouée à reproduire et approfondir les inégalités entre pays (du centre et de la périphérie) et à l’intérieur des pays, au profit d’une élite économique hors sol branchée sur les réseaux du capitalisme international. Cette lecture conflictuelle de l’autodétermination économique des peuples peut paraître datée, elle continue à imprégner idéologiquement des mobilisations politiques parfois massives, qui vivent la vente d’actifs nationaux à des opérateurs étrangers sur le mode de la dépossession ou revendiquent la « nationalisation » des ressources naturelles. On pense à l’Amérique latine des luttes, mais l’immense popularité d’un Sankara ou d’un Lumumba parmi la jeunesse africaine peut également être interprétée comme le symptôme d’un malaise radical face à la place de l’Afrique dans l’économie politique internationale.
Walden Bello ne va néanmoins pas jusqu’à prôner la « déconnexion » et la « sortie du système mondial », comme le faisaient certains théoriciens de la dépendance (Amin, 1986). Surtout, la démondialisation qu’il appelle de ses vœux implique des ruptures qualitatives avec le productivisme et le centralisme politique qui caractérisent les politiques développementalistes, qu’elles soient d’orientation libérale ou socialiste. La critique du capitalisme international qu’elle opère place en son cœur la « communauté » et son rapport à l’environnement.
Elle se nourrit en particulier des luttes socio-environnementales paysannes et autochtones menées ces trente dernières années en Amérique latine et en Asie, et des remises en cause de l’imaginaire du développement et de la croissance qu’elles charrient. Le militant philippin oppose dès lors la « transformation radicale basée sur les mouvements sociaux » aux « réformes menées par les élites technocratiques progressistes » au nom du « développement durable ». Il souligne les affinités entre la démondialisation telle qu’il la conçoit et le paradigme du « Buen Vivir », qui entend refondre les rapports entre sociétés humaines et environnement.
Le Buen Vivir et ses homologues résultent de l’appropriation de cosmovisions indigènes par des universitaires et militants politiques « écosocialistes ». Son utilisation pour le moins problématique par des gouvernements progressistes de la région andine n’ayant pas rompu avec les pratiques « extractivistes » pose la question des conflits d’intérêts surgissant dans la traduction politique « dans le monde réel » des agendas alternatifs de développement « endogène ».
Il en va de même pour un concept phare de la démondialisation, dont la popularité a fortement crû depuis la crise alimentaire de 2008, à savoir la souveraineté alimentaire. Dans cet ouvrage, Puspa Sharma entreprend un examen critique de la « souveraineté » de la souveraineté alimentaire, auquel les mouvements paysans donnent tantôt le sens de souveraineté nationale-étatique, tantôt celui de souveraineté populaire. Il montre que, dans le cas du Népal, ce manque de clarté conceptuelle a permis au gouvernement d’invoquer la souveraineté alimentaire dans le cadre d’une politique de « modernisation » orientée vers l’autosuffisance alimentaire, qui s’est avérée défavorable aux petits producteurs et n’a pas freiné l’importation des produits alimentaires subventionnés en provenance d’Inde.
L’échec des gauches latino-américaines à sortir du néo-extractivisme est précisément ce qui amène Juan Pablo Morea, dans cet Alternatives Sud, à mettre l’accent sur les modalités de construction de modes participatifs de définition de l’utilisation des ressources naturelles, impliquant les communautés locales. L’existence de consensus politiques nationaux inclusifs est indispensable. Appuyée sur les espaces locaux et les usages sociaux des territoires, une gestion territoriale « réencastrée » peut fournir une alternative à la spécialisation internationale dictée par une vision étroite des avantages comparatifs. En d’autres termes, réconcilier souveraineté étatique et souveraineté populaire afin que les besoins sociaux nationaux l’emportent sur les attentes des investisseurs internationaux.
CONCLUSION
Le poids grandissant ces dernières décennies de l’économie mondiale sur les systèmes productifs et les territoires du Sud global a entraîné des bouleversements sociaux et économiques dont les conséquences politiques demeurent largement indéterminées. Pas plus que le néolibéralisme, la vague des populismes d’extrême droite n’est la fin de l’histoire. Les contributions rassemblées dans cet Alternatives Sud pointent l’existence de stratégies nationales progressistes face au marché mondial, qu’il s’agisse de mieux s’y insérer, de s’en décentrer ou de s’en protéger. À leur manière, elles prolongent et renouvellent la question postcoloniale non résolue de la participation souveraine, c’est-à-dire guidée par des priorités démocratiques internes, au sein du système mondial.
NOTES
[1] Signé en novembre 2020, le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) institue une zone de libre-échange incluant quinze pays de la zone Asie-Pacifique, dont la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les pays d’Asie du Sud-Est.
[2] En France, un milliard d’euros (sur cent milliards) est consacré à la relocalisation industrielle dans le plan de relance présenté par le gouvernement en septembre 2020 (La Croix, 13/09/2020). Dans le cadre de « l’initiative nationale de relocalisation des achats stratégiques » lancée en avril 2020 par le Conseil national des achats, une étude coréalisée avec le cabinet d’audit PwC juge qu’un cinquième des importations françaises – à hauteur de 115 milliards d’euros – concerne des produits « relocalisables » en France à certaines conditions (PwC et CNA, 2020).[[
[3] Au Brésil, au Mexique, en Turquie, l’écart de productivité avec les pays à haut revenu a même augmenté entre 2010 et 2015 (OCDE, 2017).
[4] Un récent volume d’Alternatives Sud a été consacré aux causes et conséquences de la désindustrialisation précoce (CETRI, 2019a).
[5] Le théorème de Stolper-Samuelson (1941) prévoit que la libéralisation entraîne une baisse de l’inégalité des revenus dans les pays en développement du fait de leur avantage comparatif dans la production de biens requérant une abondance de main-d’œuvre peu qualifiée (et donc de l’utilisation accrue de cette main-d’œuvre), et inversement un creusement de l’écart salarial dans les pays développés ayant un avantage comparatif dans la production de biens à haut contenu technologique, suite à la hausse de la demande de travail qualifié et à la baisse de la demande de travail non qualifié. Cette deuxième partie du théorème s’est effectivement vérifiée dans la réalité, contrairement à la première.
[6] Il y a néanmoins un consensus large pour la considérer comme un facteur prédominant (Harrison et al., 2011).
[7] Inégalités mesurées sur base de l’indice de Gini de la distribution des revenus primaires des ménages dans chaque pays (PNUD, 2013).
[8] World Inequality Datebase (wid.world), consultée le 15 avril 2021.
[9] Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes des Nations unies.