
Marie-Ève Godin, correspondante en stage
Abdullah Öcalan, le chef historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan – PKK), a appelé à la dissolution du parti et à la fin de la lutte armée le 1er mars dernier, après plus de 40 ans d’existence. Alors qu’on en parle comme de l’Appel du siècle, plusieurs Kurdes de Turquie restent sceptiques.
Cet appel ne pourra pas mettre fin à la lutte des Kurdes pour leur autodétermination. Il témoigne plutôt d’une évolution de la lutte kurde vers une forme de normalisation du parti, après toutes ces années de répression, dans un contexte politique marqué par la chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie. La dissolution du PKK n’effacera pas son constat historique concernant le colonialisme que subit la population kurde.
Retour sur ce groupe rebelle ancré dans les luttes kurdes
Le PKK fut constitué à la fin des années 1970 et est un mouvement de libération armé de guérilla. Il est la plus importante formation armée kurde de la région. Il a su consolider son influence au sein du Kurdistan turc à travers sa riposte à la répression étatique du peuple kurde, notamment à la suite du coup d’État militaire de 1980. Bien que le mouvement ait été qualifié de groupe terroriste par l’État turc et ses alliés, ses racines marxistes et sa défense des intérêts kurdes au pays sont des éléments essentiels pour comprendre les conflits entre le PKK et l’État turc depuis des décennies.
Öcalan représente la voix unique et historique du parti qui jouit d’un culte de la personnalité. Issue de la culture autoritaire du marxisme, ses pratiques dogmatiques ont amené le parti à s’éloigner des origines socialistes du mouvement.
Origines anticolonialistes
Le PKK a émergé des milieux universitaires d’Ankara et est indissociable de son chef, Öcalan, qui a mobilisé les mouvements étudiants de la gauche radicale à travers des débats sur les bases idéologiques du parti. Il a distingué le PKK des groupes de la gauche turque de l’époque en reconnaissant le Kurdistan comme une colonie et en prônant l’autodétermination et l’anticolonialisme.
Déplaçant ensuite ses activités vers les régions rurales, le PKK a favorisé une organisation horizontale et non ethnonationaliste, intégrant des révolutionnaires d’origines autres que kurdes. Son ancrage rural s’est montré crucial pour la survie de la guérilla face à la forte présence étatique dans les villes. Les activités du PKK ont largement été et restent largement confinées aux régions rurales, malgré une certaine base moins vocale établie à l’Ouest et dans les grandes villes kurdes. L’utilité du territoire rural pour la survie de la guérilla et la forte présence de l’État ailleurs dans le pays a amené le PKK à se concentrer dans ces régions.

La violence en réponse à un traumatisme collectif
La lutte armée faisait partie du programme révolutionnaire du PKK dès sa naissance, mais la violence subséquente s’est intensifiée de manière à se rendre hors du cadre d’action initialement délimité par le parti. L’activité et la notoriété du groupe ont augmenté de façon marquante à la suite du coup d’État militaire de septembre 1980. il s’agit d’une réponse à l’agitation sociale et aux luttes armées au pays qui mettaient en péril l’autorité étatique.
La répression de l’activité politique au Kurdistan était déjà présente dans la période précédant le coup, mais l’action de l’État s’est poursuivie et s’est intensifiée de manière à cibler disproportionnément la minorité kurde au pays. Arrestations, torture, exécutions et déplacements forcés : quiconque était soupçonné.e par l’État d’une certaine affiliation politique révolutionnaire était à risque de subir ces représailles.
Ce traumatisme collectif a consolidé l’influence du PKK, qui a su canaliser la colère populaire vers la lutte armée. Utilisant les procès comme tribune et recrutant en prison, le PKK est devenu la principale force prokurde, appelant à la résistance armée.
Culte de la personnalité et déclinaisons violentes
Malgré les efforts du PKK à promouvoir les intérêts de la population kurde sur le terrain, notamment en instaurant des programmes d’éducation et certains services médicaux en milieu rural, les objectifs de développement du groupe ont fini par nuire à l’avancement de la population qu’elle défendait.
Après le coup d’État de 1980, son recrutement s’est rigidifié et hiérarchisé, n’étant plus mené sur une base volontaire. Les personnes engagées qui refusaient d’entrer au service du parti risquaient des exécutions indéterminées, touchant autant l’opposition politique que les civiles kurdes, parfois même des familles entières.
Malgré l’incertitude instaurée au sein de certains groupes kurdes à l’égard de ces actes de violence sans discernement, les rangs du PKK étaient si grands que leur influence est devenue inébranlable au Kurdistan au début des années 1990.
Le groupe possédait une composition hétérogène de membres. La doctrine d’Öcalan enseignée par les systèmes d’éducation du parti les édifiait en tant que pilier rassembleur du mouvement et comme leader suprême dictant les actions du parti. Ce processus s’est surtout mené à l’extérieur du pays, en Syrie, où Öcalan avait fui avant le coup militaire. Aussi, des rapports suggèrent qu’il aurait ordonné l’exécution de rivaux potentiels au sein du parti.
Ainsi, l’origine marxiste du parti s’est progressivement effacée au profit de l’accumulation de pouvoir et du capital social par Öcalan. Dans le contexte de l’effondrement du bloc soviétique, le délaissement de l’idéologie d’origine du PKK culmine, en 1995, par le retrait de la faucille et du marteau du drapeau du parti. À ce sujet, Öcalan explique en entrevue qu’ : « il n’est pas possible pour [le PKK] d’être communiste ».
Devant les pressions exercées par l’État turc pour expulser les membres du PKK de la Syrie, Öcalan fuit le territoire en 1998 avant de se faire arrêter par les autorités turques au Kenya en 1999. Malgré son emprisonnement, il a continué d’influencer le PKK, qui a alterné entre les cessez-le-feu et les reprises du conflit.
Itérations courantes et futures des luttes kurdes
Depuis l’emprisonnement d’Öcalan, la présence du PKK a largement été poussée à se déplacer vers la Syrie et le nord de l’Irak. De nombreux cessez-le-feu ont été établis, puis brisés à répétitions, chaque camp accusant l’autre de ranimer le conflit. Les négociations entre Erdoğan et le PKK de 2012 à 2015 ont échoué, et la répression turque des mouvements kurdes et les attaques envers le PKK ont persisté.
Le Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM), successeur du Parti démocratique des peuples (HDP), a pris le relais sur le front légal, facilitant les discussions entre Öcalan et le gouvernement turc. Mais des membres du DEM, des journalistes et des maires kurdes ont été arrêté.es sous prétexte d’affiliation terroriste ces dernières semaines.
Depuis l’appel d’Öcalan à la paix, la Turquie a intensifié ses attaques contre les membres kurdes en Syrie et en Irak, tuant 26 personnes en une semaine. La dissolution du PKK aurait pu ouvrir la voie à une lutte plus institutionnalisée, mais la répression persistante du gouvernement turc met en doute même la cessation de la lutte armée kurde.
Par ailleurs, la conjoncture politique en Syrie reste encore incertaine. Si le nouveau régime syrien veut instaurer une stabilité qui évite les affrontements entre les communautés, certains dérapages remettent en question sa capacité à assurer une certaine harmonie sociale.
Le nouveau président syrien, Ahmed Al-Charaa, a conclu lundi une entente avec les Forces démocratiques syriennes (FDS) visant à intégrer toutes les activités de ce régime autonome kurde à celles du gouvernement central. Si Al-Charaa dit vouloir unir la population syrienne avec cet accord, les groupes kurdes s’y montrent appréhensifs en raison des liens étroits établis entre la Turquie et Alep depuis la chute de Bachar el-Assad. Erdoğan accuse notamment les Unités de protection du peuple (YPG), une filière des FDS, d’être affiliées au PKK.
Une soudaine éruption d’attaques dans l’est de la Syrie plus tôt cette semaine, faisant des centaines de victimes civiles, laisse aussi croire aux groupes kurdes que la lutte armée reste nécessaire pour défendre leur territoire, malgré l’appel d’Öcalan à baisser les armes.
Le militantisme kurde, réponse à une répression historique et à un régime colonialiste, reste ancré dans une tradition de gauche à ce jour. L’image du PKK en tant que principal acteur dans ce combat s’est transformé à travers le temps, mais l’idéologie fondatrice de ce mouvement et le militantisme kurde restent vivants face à la répression.