Bien que la campagne de financement du Fonds Jeunesse soit terminée, il est toujours possible d’aider la relève du journalisme engagé en cliquant sur le lien ici.
Toute contribution est appréciée !
Clément Basnier Hermida, correspondant basé à Paris
À la suite de la sécession du Sud-Soudan en 2011, l’État soudanais est privé de près des deux tiers de ses ressources pétrolières, alors que le pétrole représentait 86 % des recettes d’exportation. Ce choc fragilise l’économie, érode les réseaux clientélistes du régime d’Omar Al-Bashir et ravive les rivalités internes. Les inégalités dans la redistribution de la rente, le chômage, le manque de services publics et d’infrastructures nourrissent le mécontentement, notamment dans les zones rurales pauvres comme le Darfour et la périphérie de Khartoum.
2018—2019 : de la crise du pain à la chute du régime
En décembre 2018, des élèves du secondaire manifestent à Atbara, ville ouvrière du nord. Rapidement, la contestation s’étend à d’autres villes et atteint Khartoum. L’augmentation du prix du pain et du carburant, combinée à une pénurie de liquidités, sert de déclencheur à un rejet plus global d’un système jugé injuste.
Le mouvement s’organise autour de l’Association professionnelle soudanaise (SPA), qui exige l’augmentation des salaires publics et la légalisation des syndicats. La répression violente transforme les revendications : le mot d’ordre devient la chute d’Al-Bashir — « al-sha’b yurīd isqāt an-nizām » — et la transition démocratique.
Le mouvement de 2018–2019, plus large et décentralisé que ceux de 2011–2013, repose sur des comités de résistance de quartier qui coordonnent manifestations, grèves, arrêts de travail et sit-in. Classes moyenne, ouvrière et populations pauvres y participent, y compris dans des régions éloignées. Les grèves, notamment à Port-Soudan et dans le secteur bancaire, renforcent la pression sur le régime.
FFC et transition confisquée
En 2019, sous l’égide de Nida al-Sudan et avec la SPA, l’opposition rédige la Déclaration de liberté et de changement, dont naissent les Forces de la liberté et du changement (FFC). Elles coordonnent les révoltes, apportent un cadre politique aux revendications et défendent un projet de transition civile après la chute d’Al-Bashir.
Le régime est remplacé par le Conseil militaire de Transition (TMC), dirigé par le général Abdel Fattah al-Burhan, chef des Forces armées soudanaises (FAS). La contestation continue, mais le TMC et les Forces de soutien rapide (FSR) répriment violemment, notamment à Khartoum, faisant des centaines de morts.
À l’été 2019, un accord de partage du pouvoir est conclu entre militaires et FFC, formalisé dans une charte constitutionnelle modifiée par les accords de Juba. Abdalla Hamdok devient premier ministre du gouvernement de transition. Mais la charte donne aux militaires la capacité de bloquer les réformes clés, en particulier celles sur les enquêtes de crimes et la démocratisation des institutions. Le pouvoir civil reste largement nominal.
Du coup de force de 2021 à la guerre de 2023
En 2021, Al-Burhan tente un coup d’État contre Hamdok. De nouvelles protestations de masse réclament un retour à un régime civil. Sous la pression populaire, FAS et FSR acceptent un accord-cadre prévoyant l’intégration des différentes forces de sécurité au sein d’une armée unifiée. Ce processus exacerbe les tensions : Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemetti, chef des FSR, veut préserver son autonomie, ses intérêts économiques et accroître son pouvoir politique. En avril 2023, la rupture entre Burhan et Hemetti plonge le pays dans une nouvelle guerre opposant les deux appareils militaires.
Une société civile centrale, mais sous pression
Les forces belligérantes bénéficient d’un soutien très limité dans la société civile, qui rejette massivement les régimes militaires autocratiques. Les perspectives de paix et de démocratie reposent sur les associations professionnelles, les syndicats, les organisations de jeunes et de femmes, la SPA, ainsi que les mouvements Girifna et Sudan Change Now.
Les comités de résistance poursuivent la mobilisation malgré la guerre, en réclamant la fin des combats, un pouvoir civil, une réforme constitutionnelle profonde, une Assemblée constituante représentative des inégalités structurelles et ethniques, des élections libres et la poursuite des crimes de guerre et des crimes contre les manifestations. Ils restent toutefois la cible d’une intense répression et de campagnes de désinformation menées par les deux forces armées pour saper leur crédibilité.
Taqaddum et la recomposition du camp civil
Dans ce paysage fragmenté, une nouvelle coalition, Taqaddum (Coordination des forces civiles démocratiques), émerge en octobre 2023 autour d’Abdalla Hamdok. Alliage de partis, syndicats et organisations déjà impliqués en 2018–2019, elle se veut pôle civil antiguerre, interlocutrice entre SAF et RSF, et alternative démocratique aux militaires et aux islamistes du Parti du congrès national. Taqaddum cherche à unifier les forces démocratiques sur une plateforme commune et à organiser une table ronde inclusive pour une sortie de crise, en revendiquant une neutralité entre les camps armés.
Son rôle reste cependant contesté. Des cadres islamistes au sein des SAF la décrivent comme trop proche des RSF, en raison de contacts politiques avec Hemetti, tandis que son hostilité assumée à l’égard des islamistes l’aligne de facto sur certaines positions des FSR. Elle entre en concurrence avec les différentes branches des FFC, le Bloc démocratique et les comités de résistance, compliquant son ambition de pôle fédérateur. Pour convertir sa visibilité diplomatique en influence réelle, Taqaddum devra soit assumer une alliance explicite avec un camp — au risque de perdre sa crédibilité civile —, soit renforcer son enracinement social et clarifier son projet de transition.
Le soutien populaire aux élites civiles reste limité, à cause de l’échec de la transition post 2019 à instaurer une assemblée législative et à organiser des élections. Pourtant, les élites politiques traditionnelles perdent en légitimité, tandis que les mouvements civils gagnent en poids. En 2023, une Charte pour l’établissement du pouvoir du peuple est adoptée et un conseil législatif civil est mis en place, illustrant la capacité des comités de résistance à proposer une démocratie participative et une alternative aux partis politiques classiques. C’est de cette société civile organisée que pourrait, à terme, émerger une nouvelle tentative de transition démocratique au Soudan.








