La mémoire au service des luttes : Paul Lafargue

Alain Saint-Victor

Il y a 108 ans, le 26 novembre 1911, Paul Lafargue nous quittait.

Il est né à Santiago de Cuba le 15 janvier 1842. Son père y était propriétaire de plantations de café, et la richesse de la famille a permis à Lafargue d’étudier à Santiago puis en France.

Ses quatre grands-parents étaient d’origine multiethnique : un chrétien français, un Indien de la Jamaïque, un réfugié mulâtre d’Haïti et un juif français.

Lafargue a fait remarquer qu’il était « un international de sang avant [qu’il] en était un par l’idéologie » et que « le sang des trois races opprimées coule dans mes veines. » Lorsque le syndicaliste et journaliste révolutionnaire, Daniel De Leon, lui a posé des questions sur ses origines, il a répondu : « Ce dont je suis le plus fier est mon origine nègre. »En 1851, la famille Lafargue se réinstalla dans sa ville natale de Bordeaux, où Paul fréquenta l’école secondaire. Plus tard, il étudia la médecine à Paris. C’est là que Lafargue a commencé sa carrière intellectuelle et politique, adhérant à la philosophie positiviste d’Auguste Comte. Il prit contact également avec les groupes républicains opposés à Napoléon III. Le travail de Pierre-Joseph Proudhon (considéré comme le plus grand penseur de l’anarchisme) semble l’avoir particulièrement influencé durant cette période. En tant qu’anarchiste Proudhonien, Lafargue rejoint la section française de l’Association internationale des ouvriers (la Première Internationale). C’est au cours de cette période qu’il commença à communiquer avec deux des révolutionnaires les plus éminents de l’époque : Karl Marx et Auguste Blanqui, dont l’influence a largement mis fin aux tendances anarchistes du jeune Lafargue

Il est exclu de l’université du fait de son engagement révolutionnaire. Émigré à Londres, il devient marxiste et épouse Laura Marx, une des filles de Karl Marx. Il participe activement à la Commune de Paris. Il est contraint de s’exiler en Espagne après sa défaite en 1871. 

De retour en France, il reprend ses activités militantes et participe à la fondation du Parti ouvrier. Arrêté en 1883, il profite de son incarcération pour rédiger un livre « Le droit à la paresse » qui critique la glorification morale du travail par la classe dominante. Ce livre contient également une critique des justifications du colonialisme. 

Il se suicide en 1911 avec sa femme de peur de perdre ses facultés du fait de la vieillesse.

Dans une lettre, il explique la raison du suicide : Sain de corps et d’esprit, je finis ma vie avant que s’installe une vieillesse impitoyable qui m’a pris mes plaisirs et mes joies les uns après les autres ; et qui m’a dépouillé de mes pouvoirs physiques et mentaux, peut paralyser mon énergie et briser ma volonté, me faisant un fardeau pour moi-même et pour les autres. Depuis quelques années je m’étais promis de ne pas vivre au-delà de 70 ans et j’ai fixé l’année exacte de mon départ de la vie. J’ai préparé la méthode pour l’exécution de notre résolution, c’était un hypodermique d’acide cyanure. Je meurs avec la joie suprême de savoir qu’à un moment futur, la cause à laquelle je me suis dévoué depuis quarante-cinq ans triomphera. Vive le communisme ! Vive la deuxième Internationale !

Publié en 1880, son œuvre principale, Le droit à la paresse, est une critique impitoyable des conditions de travail dans la société capitaliste

En voici des extraits :

La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d’anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci.

Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie trame à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuise- ment des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d’être chrétien, économe et moral, j’en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre-penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste. Repose en paix frère et camarade.