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Grands Entretiens du Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’occupation d’Haïti (REHMONCO)

À l’occasion du bicentenaire de la commémoration de la rançon de l’indépendance d’Haïti, Renel Exentus du REHMONCO a rencontré le professeur Georges Eddy Lucien (G-E-L) sur la mobilisation des classes populaires haïtiennes pour la demande de restitution et réparation à l’État français. Professeur invité à l’université d’Ottawa, Georges Eddy Lucien enseigne l’histoire et la géographie à l’Université d’État d’Haïti. Il est également membre du Collectif contre la rançon de 1825 (kolektif kont ranson 1825). Nous publions intégralement l’entrevue transmise par le REHMONCO. 

R. E. : Bonjour monsieur Georges Eddy Lucien, qu’est-ce que la rançon de 1825 dans un contexte où l’occident était encore esclavagiste ?

G-E-L— : Le symbolisme de 1804, marquant la fin de l’ordre esclavagiste, et l’ordonnance de 1825, s’inscrivant dans un processus contre-révolutionnaire, illustrent parfaitement la dualité des contraires. En effet, la rançon de 1825, imposée par la France, a pour but de détruire les acquis de la Révolution haïtienne de 1804 et de prolonger les effets du coup d’État de 1806 contre le gouvernement de Dessalines. En sabotant le projet de bien-être collectif, cette rançon s’inscrit comme un moment crucial dans le processus contre-révolutionnaire.

Le coup d’État contre le gouvernement de Dessalines vise à mettre fin à la confiscation des terres des colons au profit de l’État et ouvre la voie à l’ordonnance de 1825, au détriment d’un projet national inclusif et de la philosophie révolutionnaire née du Congrès Bwa Kayiman le 14 août 1791. Ce congrès incarne les revendications de la masse d’esclaves, mais les idéaux de liberté et d’égalité qu’il porte sont en grande partie trahis par les événements qui ont suivi le coup d’État.

La Révolution de 1804 brise l’idéologie raciste et esclavagiste perpétuée par le monde occidental. Elle établit également le principe universel des droits de la personne, fondé sur le bien-être et la liberté pour toutes et tous comme droits naturels inaliénables, contrairement à la conception sélective de la liberté défendue par la civilisation occidentale. De plus, elle fait d’Haïti le premier pays à incarner la solidarité internationale comme lien logique entre peuples, en venant en aide à celles et ceux subissant le joug colonial ou esclavagiste. Haïti soutient en effet de nombreux combattants latino-américains comme Bolivar, Miranda, ainsi que des révolutionnaires de Saint-Domingue. Cet élan de solidarité s’étend même à l’Europe, notamment via le soutien à la Grèce. 

Par ailleurs, elle défend une vision du monde inclusive, intégrant toutes nationalités indépendamment de leur couleur : Allemands, Polonais, Grecs, Autochtones, Noirs américains, etc. 

De plus, 1804 remet en lumière la vie des premiers habitants de l’île. La toponymie Haïti, attribuée à ce territoire autodéterminé, évoque deux aspects marquants de l’histoire. Premièrement, elle rappelle le génocide des Autochtones par les conquistadors espagnols à la fin du XVe siècle, un des plus grands massacres de l’humanité perpétrés par l’Occident chrétien. Deuxièmement, elle fait référence à l’organisation sociale précoloniale, caractérisée par des pratiques communautaires d’ensemencement et de récolte au profit de toues et tous. 

Ces valeurs de solidarité et de partage sont mises en avant lors de la révolution haïtienne de 1804. Cependant, l’ordonnance de 1825, imposée par la France, vise à effacer ces acquis en rétablissant une forme de domination économique et politique. 

 

R.E : Comment se posait la question des luttes de classes au lendemain de l’indépendance d’Haïti ? D’après vous, la soumission de l’État haïtien au dictat de la France en 1825 était-elle l’expression de certains intérêts de classes ?

G-E-L— : L’indépendance d’Haïti en 1804 engendre des contradictions majeures, principalement autour de la question de la terre. Les élites dirigeantes, composées d’anciens libres et de nouveaux libres, se considèrent comme les héritières (anciens libres) ou les ayants droit (nouveaux libres) des terres confisquées par l’État. Cela pose le problème de l’appropriation collective versus l’appropriation particulière. Le cri de Dessalines « Et ceux et celles dont les parents sont en Afrique, n’auront-ils rien ? » semble soutenir la classe des cultivateurs qui milite pour la petite propriété. 

Simultanément, Dessalines n’a pas pu abandonner ses privilèges. Il opte pour la production de produits agricoles destinés à l’exportation, en accord avec ses intérêts.  

Ses mesures montrent l’ambiguïté entre ses conditions matérielles et ses prises de position en faveur des masses. Il s’attaque aux nouvelles élites, mais ne mène aucune politique réelle pour les masses. Ses principales mesures en sont un témoignage probant. : 

  • La consolidation de l’économie de plantations 

  • Le maintien de la grande propriété 

  • L’établissement du caporalisme agraire 

  • L’interdiction de l’oisiveté 

 

Le coup d’État contre Dessalines est une forme de gestion des contradictions mentionnées. Cet événement permet aux anciens libres, tels que Pétion, Inginac et Boyer, ainsi qu’aux nouveaux libres comme Henry Christophe de prendre le contrôle des terres et des ressources du pays. Cette prise de pouvoir répond cyniquement à la question posée par Dessalines. 

De nouvelles contradictions émergent entre anciens, libres et nouveaux libres. D’un côté, Henry Christophe/Alexandre Pétion (1807-1818) ou Henry Christophe/Jean Pierre Boyer (1818-1820), de l’autre côté, Goman contre Alexandre Pétion (1807-1818) ou contre Jean Pierre Boyer (1818-1820). 

La mort des deux figures d’anciens libres en 1820 marque un tournant décisif dans l’histoire haïtienne. La mort de Henry Christophe recompose les alliances entre anciens et nouveaux libres des élites post 1804, montrant le primat des anciens libres dans les sphères économiques et politiques. Celle de Goman met fin au projet de production visant à répondre aux besoins de la population, laissant le champ libre aux anciens libres pour s’accaparer davantage de biens et poursuivre leur politique de consolidation de l’économie de plantations.

 

La mort de Goman et de Henry Christophe en 1820, ainsi que le contrôle de l’île en 1822, font de Port-au-Prince le centre des pouvoirs politiques et économiques. Ils facilitent la pacification de la Grande Anse et du Nord et créent les conditions pour l’appropriation des biens par les tombeurs de Henry Christophe et de Goman. 

Cette accumulation de terres par les anciens libres pose deux défis : le marché et la main-d’œuvre. La non-reconnaissance de l’indépendance limite le marché. L’acceptation de l’ordonnance de 1825 semble résoudre cette première contradiction. Le code rural de 1825 et les lois promulguées par le gouvernement de Boyer résolvent la deuxième contradiction entre grande propriété et petite propriété.

 

Ces mesures sont guidées par les conditions matérielles des dirigeants haïtiens et la classe pour laquelle ils travaillent. Plus généralement, l’ordonnance de 1825 agrandit le marché et offre des possibilités alléchantes pour la classe bourgeoise haïtienne émergente, tout en facilitant les intérêts des banquiers et commerçants français. De même, elle casse les obstacles pour les banquiers et les commerçants français. En effet, à l’échelle des deux Républiques Haïti et la France, l’indépendance de 1804 sont un double obstacle spatial. D’une part, à la circulation du capital français et à l’exportation des produits français en Haïti, d’autre part, à la possibilité des industriels français de s’approprier des matières premières d’Haïti. 

R. E. : — Sur quelles classes se reposait le paiement de cette somme astronomique ? 

G-E-L— : Les paysans haïtiens sont les principales victimes de la rançon de 1825. Pour la payer, le gouvernement de Boyer impose des taxes exorbitantes sur les produits et les terres agricoles, aiguisant ainsi la précarité de leurs conditions de vie. De plus, l’État français contraint Haïti à emprunter à des banques françaises à des taux élevés, ce qui affecte profondément la situation socio-économique du pays. 

La baisse du prix du café, principale denrée d’exportation du pays, sur le marché international a des répercussions significatives. L’État recourt à l’exploitation forestière, expropriant des paysans dans plusieurs régions rurales pour couper les arbres. Cette politique affecte principalement les paysans, qui paient le prix fort, et entraîne une dégradation de l’environnement. 

Ainsi, la rançon affecte à la fois les paysans et leur environnement. Les classes sociales haïtiennes ne sont pas égales devant cette rançon. D’une part, elle précarise les paysans, et d’autre part, la bourgeoisie émergente haïtienne a su tirer son épingle du jeu. 

Bien que la rançon soit un facteur limitatif du développement du pays, elle ne constitue pas l’unique explication. L’exploitation excessive des ressources du pays et de la force de travail par la bourgeoisie haïtienne joue également un rôle déterminant dans la précarisation des paysans et, plus largement, des classes populaires haïtiennes. Il est essentiel de souligner ce point pour éviter de tomber dans une vision dominante qui tend à déculpabiliser la bourgeoisie haïtienne et ses alliés. 

 

 R. E. : Nous sommes à la veille de la commémoration des 200 ans de cette rançon, pouvez-vous préciser l’objectif du Collectif contre rançon pour les lecteurs ?

 

G-E-L— : Le collectif contre la Rançon de 1825 aborde la question de la rançon avec une approche qui dépasse le simple aspect comptable. En plus de mobiliser pour exiger la restitution de l’argent par la France, le collectif œuvre à sensibiliser la masse populaire aux enjeux symboliques de 1804.

L’année 2025 s’inscrit dans un projet plus large :

Il est nécessaire de calculer le montant total de la rançon, incluant le capital de la rançon, les intérêts accumulés, les avantages commerciaux pour la France à l’époque (comme la réduction de moitié des tarifs douaniers), ainsi que le financement de projets tels que la tour Eiffel.

Cette rançon est une véritable sangsue pour les paysans, qui travaillent sans relâche pour la payer. Cette exploitation provoque également un désastre écologique. En effet, l’État haïtien abat massivement les arbres qui servent d’abri contre le soleil, empêchent la pluie de causer de gros dégâts, et donnent des fruits comme nourriture, afin de vendre le bois pour payer la rançon et compenser la chute du prix du café sur le marché international de l’époque. Cette décision politique permet également aux grands propriétaires terriens, aux grands commerçants et aux hauts fonctionnaires de s’enrichir.

La population est le véritable moteur de la bataille pour la restitution. Elle doit se réapproprier la mémoire des luttes pour l’indépendance. Le Congrès de Bwa Kayiman doit servir de modèle d’organisation, en soulignant l’importance des rencontres et des rassemblements dans le combat pour le changement.

R.E : la question de la rançon a été posée par le gouvernement d’Aristide en 2004 ? Comment comprenez-vous la réception de cette question par l’État français aujourd’hui ? Selon vous, il y a une différence entre 2004 – 2025 ?

G-E-L— : Thierry Burkard, ambassadeur de France lors de l’éviction du président Aristide, a admis qu’il existe un lien entre cette éviction et les revendications de restitution de la rançon de 1825 (source : New York Times). L’État français serait prêt à faire tout ce qui est possible pour mettre fin à cette demande de restitution. 

Cette rançon de 1825 soulève des questions de droits de l’homme, un domaine dans lequel la France aspire à être une référence. Restituer cette rançon à Haïti reviendrait à reconnaître l’imposition de réparations aux colons propriétaires de terres et de personnes, ce qui est en contradiction avec les valeurs de la Révolution française de 1789. 

En 2003, l’État haïtien a pris l’initiative de demander la restitution de cette rançon, marquant un moment important dans la lutte pour la justice historique. Depuis l’éviction du président Aristide, les dirigeants haïtiens adoptent une attitude parfois discrète, parfois ambiguë sur cette question. 

En 2025, ce sont principalement des organisations qui mènent la lutte pour la restitution. Le collectif estime que cette question doit être débattue et discutée pour mettre en lumière les enjeux de domination et de classes liés à cette rançon. L’année 2025 doit offrir aux masses populaires l’opportunité de s’approprier cet événement. 

R. E: Selon vous, cette question constitue un enjeu national en Haïti ? Est-ce qu’elle transcende les clivages de classe ou non ?

G-E-L— : Le 17 avril 2025 rappelle un événement fédérateur d’un enjeu national. Cependant, il est représenté différemment selon les intérêts en jeu. Certains évoquent la rançon et mettent en avant un rapport de force nettement favorable à la France, suggérant que le gouvernement haïtien n’avait d’autres choix que de capituler. Cette approche reflète un positionnement de classe. 

L’extrait du poème de Frank Etienne illustre cette idée : 

 

« Si nous ne regardons pas l’horizon à travers les mêmes lunettes, 

Nous ne pouvons pas voir la lune lors du même trajet. 

Si nous ne sommes pas du même côté, 

Nous ne pouvons pas voir les orbites de la reine du soleil sur la même boussole. » 

L’ordonnance de 1825, élaborée dans le contexte du glissement du mercantilisme français au capitalisme industriel et du poids grandissant des banquiers dans le système politique français (banquiers et commerçants), a été soutenue par une partie des élites politiques et économiques haïtiennes. Ces élites cherchent à surmonter les obstacles auxquels elles sont confrontées dans le contexte de la non-reconnaissance de l’indépendance (un marché restreint, la peur d’un retour de l’armée française). Ainsi, l’ordonnance de 1825 vise à consolider leur pouvoir et à accéder à de nouveaux marchés, sans se soucier de se prémunir contre un éventuel retour en force de la France.
 

R. E. : Comment voyez-vous les perspectives de lutte pour la restitution et la réparation de la rançon de 1825 pour les mouvements sociaux en Haïti ?  

 

La manière d’aborder la question de la rançon est déterminante dans la nature de la lutte. Si l’approche est exclusivement comptable, l’horizon de la lutte est très limité et conditionné par des dimensions financières et économiques. Dans ce cas, le symbolisme de 1804 serait convoqué uniquement pour justifier les démarches de restitution, laissant la population à l’écart de la lutte.

 

Le collectif contre la rançon adopte une approche différente. Il considère que les masses populaires doivent être actrices dans la lutte pour la restitution de la rançon. En ce sens, l’année 2025 s’inscrit dans un projet plus large : 

  • Il est nécessaire d’évaluer le montant intégral de la rançon, incluant le capital de la rançon, les intérêts accumulés, les avantages commerciaux pour la France à l’époque (comme la réduction de moitié des tarifs douaniers) ainsi que le financement de projets tels que la tour Eiffel. 

  • Il est essentiel de démontrer l’impact dévastateur de cette rançon, véritable sangsue pour les paysans qui ont travaillé sans relâche pour la payer. Cette exploitation a également provoqué un désastre écologique. L’État haïtien a abattu massivement les arbres qui servaient d’abri contre le soleil, empêchaient la pluie de faire de gros dégâts et donnaient des fruits comme nourriture, afin de les vendre pour payer la rançon et compenser la chute du prix du café sur le marché international. Cette décision a aussi permis aux grands propriétaires terriens, commerçants et hauts fonctionnaires de s’enrichir. 

La population est le véritable moteur de la bataille pour la restitution et doit se réapproprier la mémoire des luttes pour l’indépendance. Le Congrès de Bwa Kayiman doit servir de modèle d’organisation, soulignant l’importance des rencontres et des rassemblements dans le combat pour le changement. La Bataille de Vertières du 18 novembre 1803 doit aussi servir d’exemple. Cette victoire est survenue après deux lourdes défaites, montrant que la persévérance peut mener au succès.