Xavier Ricard Lanata, Terrestres, 16 octobre 2019, https://www.terrestres.org/
Bonnes feuilles extraites de : Xavier Ricard Lanata, La tropicalisation du monde. Topologie d’un retournement planétaire (Paris, PUF, 2019)
Il y a soixante ans, Claude Levi-Strauss dressait dans Tristes Tropiques le constat amer d’un monde avili et souillé par l’anthropisation accélérée. L’homme ne trouve plus, écrivait-il, partout où porte son regard, qu’un miroir déformant : la nature est saturée de ses artefacts, de ses machinations, de ses déchets. L’univers entier s’affaisse à mesure que la civilisation occidentale nivelle toute différence, à l’instant même où elle s’en saisit. L’application d’une même mesure à toute chose réduit le divers. L’entropie naturelle s’accentue à proportion des artifices, des stratagèmes destinés à tirer profit des écarts, de la variété phénoménale. Même la coopération entre les cultures, écrivait-il encore, perd de son intérêt à mesure que celles-ci, du fait même de leur rapprochement, renoncent à ces traits saillants qui faisaient toute leur originalité et leur valeur relative. Le monde semble glisser dans l’informe.
Encore l’ethnologue réservait-il ces remarques aux Tropiques, autrement dit au tiers-monde, à l’époque en pleine décolonisation. C’est là-bas surtout que se donnait à voir le spectacle des dégradations ayant transformé les sociétés précoloniales et la fine résille par quoi elles tenaient au monde, en un simple substrat des productions destinées à la métropole. C’est là, et là seulement semblait-il alors, que le capitalisme avait dépecé le cadavre des anciennes solidarités et de leurs systèmes symboliques, jusqu’à parvenir à l’os : la force brute de travail, la mise à sac du vivant. Tout ceci corrodait les Tropiques, à l’abri de systèmes institutionnels indifférents au spectacle de la violence qui réglait les rapports sociaux dans les fronts pionniers.
Les métropoles cependant semblaient alors épargnées par cette déréliction. L’Europe en particulier, où les plus anciennes cultures s’étaient frottées les unes aux autres sans rien perdre de leur vigueur, de leur originalité, tenait lieu de bastion. La deuxième guerre mondiale avait accouché d’un compromis historique, d’un nouveau contrat social. Le capitalisme, coupable de complaisance à l’égard du fascisme (dont il avait indirectement suscité l’émergence), avait admis d’être « ré-encastré » dans la vie sociale, et cet encastrement avait pris la forme de l’Etat-providence. La violence du marché se trouvait contenue par des formes institutionnelles robustes, le « particulier » s’inclinait devant l’universel, l’égalité était sauve. Ne pouvait-on pas alors penser que la République, faisant désormais l’objet, en France, d’un consensus transpartisant, survivrait à toutes les déflagrations, et qu’aucune formation politique n’aurait l’audace de contester le nouvel équilibre, obtenu au prix de deux guerres mondiales et de plus de vingt millions de morts ?
Au Sud donc, englué dans ses crises héritées d’une économie de rapines, il convenait d’étendre les bénéfices d’un « développement » qui avait tant coûté à l’Europe. Il s’agissait là d’un programme pour les Tropiques, un exercice de « rattrapage ». Aux formes féodales du capitalisme colonial devaient se substituer celles du marché régulé par la puissance publique, garante de l’intérêt général. La modernisation à marche forcée : une fois à destination, le Sud ressemblerait au Nord, toute honte bue, toutes erreurs expiées, un Nord que la guerre avait guéri des nationalismes et des jeux à somme nulle, un Nord en expansion, qui pourrait sans peine ménager à ses anciennes colonies une place au banquet de la prospérité.
Et si le dénouement de cette longue séquence de soixante ans était tout autre ? Les équilibres institutionnels au Nord sont perturbés. La fonction redistributrice de l’Etat est contestée par les élites, et leur défiance s’étend à la démocratie. N’est-elle pas trop bruyante ? La cacophonie des aspirations populaires, par nature contradictoires, n’empêche-t-elle pas d’écouter les signaux émis par le marché, et d’y bien ajuster la machinerie sociale ? Il faudrait, à en croire certains, abandonner les destinées collectives à la sage résolution des experts. Le peuple mériterait la tutelle.
Cette prétention technocratique éveille l’écho douloureux des expériences coloniales, et cela d’autant plus que les « experts » (d’inspiration néolibérale ou « technopopuliste2») s’emploient désormais à faire disparaître les médiations institutionnelles qui préservaient les anciennes métropoles de la violence des rapports de marché. La libre circulation des capitaux soumet les États à la concurrence fiscale et les contraint à la baisse tendancielle du taux d’imposition ; la contribution fiscale, rapportée au PIB, se réduit et change de nature : les impôts proportionnels et progressifs disparaissent au profit de contributions générales (en France : TVA, CSG) qui pèsent relativement plus sur les catégories les plus pauvres. Les inégalités se creusent. Ce phénomène compromet l’intégrité du corps social, menacé d’éclatement à mesure que l’expérience du monde devient trop dissemblable d’une catégorie à l’autre. La res-publica, la « chose publique » se dérobe. L’Occident devient une colonie soumise aux appétits du capital, dont l’accumulation est devenue synonyme de croissance.
Ainsi la croissance est réduite à un double processus : d’une part, l’intensification des flux (d’énergie, de matière), détournés par l’homme à son profit ; d’autre part, la condensation de ces flux, sous la forme de capital fixe3, en certains points précis, placés sous le contrôle absolu d’un nombre réduit de commanditaires, qui exercent, pour le compte du capital (entendu ici dans son acception la plus générale et abstraite, en tant que force historique), la mainmise sur l’ensemble des facteurs des production. Entre les métropoles et les anciennes colonies ne subsiste plus, de ce point de vue, qu’une différence de degrés.
Ce livre s’emploie à tirer toutes les conséquences qui découlent de cette situation nouvelle. Si le Sud est désormais au Nord, et vice-versa, alors les analyses qui autrefois étaient réservées aux « économies en développement » s’appliquent aux économies les plus avancées. Partout l’on observe les mêmes logiques d’asservissement. Les travailleurs pauvres de nos démocraties sont endettés comme ailleurs les journaliers agricoles pris au piège de l’enganche néocolonial. La théorie de la dépendance, conçue à destination des pays de la « périphérie », s’applique tout aussi bien, aujourd’hui, aux pays du « centre ». Le capitalisme, désormais affranchi des frontières qui lui faisaient un costume trop étroit, a fait du monde un vaste terrain de jeu où il se sent partout à son aise, tandis que les sociétés se sentent partout étrangères, comme ces autochtones dont on a envahi le logis et qui se découvrent « indigènes ». D’absolue, leur position est devenue relative. Nous voici tous colonisés.
Ce livre ne voudrait cependant pas se réduire au portrait d’un Occident battu par le vent mauvais des Tropiques. Car les théories du développement se doublent aussi, depuis quelques années, d’une étonnante production intellectuelle qui, partant des résistances anticoloniales, en appelle à une reconfiguration de l’économie-monde susceptible de faire droit à la pluralité des formes de vie. L’immense trésor culturel des sociétés précoloniales, encore vivace en maints endroits du globe, nous devient d’autant plus précieux que nous en avons perdu ici la trace. L’anthropologie, la sociologie du « développement », nous restituent les clefs d’un combat qui n’a plus rien d’exotique. C’est celui que nous devons livrer à notre tour afin de nous libérer du joug d’un colonialisme devenu mondial.
Il s’agit donc de faire des Tropiques notre lieu de résidence intellectuelle, de penser aux antipodes. Pour ce faire, ce livre propose une topologie : il s’agira pour nous de repérer les lieux discursifs (les imaginaires, les idéologies), autrement dit les motifs, du phénomène de tropicalisation que nous nous efforçons de mettre au jour. On verra que ces motifs, nombreux, prennent leur source dans l’expérience coloniale qui fournit la vérité première, le soubassement historique et philosophique du capitalisme. Le monde se tropicalise à mesure que la condition coloniale déborde le cadre géographique des Tropiques et prend à revers les maîtres d’autrefois. Le capital est une force agissante, impersonnelle, qui façonne des subjectivités spécifiques, dont la notion de « tropicalisation » nous paraît fournir la clef.
Or s’il est vrai que le Nord se tropicalise (de facto), alors il convient de détropicaliser, par un mouvement de pensée parallèle (de jure) le Sud : le Sud ne nous est pas étranger. Entre eux et nous, nulle barrière, historique ou intellectuelle, qui ne soit artificielle. Les sociétés que l’on croyait archaïques pourraient bien préfigurer notre avenir. Le capitalisme, comme un cheval auquel on a lâché les rênes, reprend le vieux cours colonial auquel le conduit spontanément sa nature. Les expériences et les théories contre-hégémoniques, au Sud, nous sont devenues précieuses en ceci qu’elles nous instruisent de possibles voies de résistance, en puisant aux ressources de sociétés longtemps exposées aux méfaits de la marchandisation, auxquelles la faiblesse des appareils d’État, l’imparfaite pénétration des logiques de « modernisation », concédaient toutefois des zones de « repli » et de ressourcement qui nous ont fait défaut.
Le Brésil d’aujourd’hui, qui, à l’instar d’autres pays de la région, tente à nouveaux frais l’expérience autoritaire ayant jalonné chaque étape de son histoire, ne nous montre-t-il pas un visage où nous reconnaissons les tendances à l’œuvre dans notre vieille Europe ? Nos voisins états-uniens ne nous ont-ils pas tous précédés, en élisant un président ayant bâti sa fortune sur le mensonge et la prévarication, avec le plus parfait cynisme, au point d’en tirer une morale de gouvernement, the art of the deal ? Ce livre espère fournir au lecteur quelques pistes de réflexion pour conjurer ce sort funeste.