Entrevue par Olivier Doubre avec Demba Moussa Dembélé, Basta, publié le 20 avril 2020
Le monde d’après s’imagine aussi en Afrique de l’Ouest, qui commence à être touchée par le coronavirus après avoir contenu l’épidémie d’Ebola. L’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé appelle le continent à rompre avec les fausses solutions néolibérales, et son lot de privatisations, de coupes budgétaires, et d’ajustements structurels, prônées par le FMI et la Banque mondiale. Et à annuler la dette. Un entretien réalisé par Politis.
Politis : Comment se déroule la crise du coronavirus au Sénégal, du point de vue sanitaire, mais aussi de ses conséquences économiques ?
Demba Moussa Dembélé [1] : Le Sénégal est, comme la plupart des pays d’Afrique, touché par la pandémie. D’après les derniers chiffres du ministère de la Santé ici, on compte 265 cas infectés depuis l’apparition du virus, dont 138 sont considérés comme guéris aujourd’hui [l’entretien a été réalisé le 10 avril]. Il y a eu deux décès, dont Pape Diouf, l’ancien président de l’Olympique de Marseille, l’autre étant une femme de Dakar. Aujourd’hui, on a donc encore 125 personnes hospitalisées. Enfin, depuis trois semaines, nous sommes en période d’état d’urgence : le Parlement a voté les pleins pouvoirs au président Macky Sall pour y faire face. Plusieurs mesures ont été mises en place : un couvre-feu, depuis deux semaines, de 20 heures à 6 heures du matin dans tout le pays, maintenant prolongé jusqu’au 4 mai ; l’interdiction de se déplacer d’une région à une autre et toutes les frontières du pays fermées, comme les États voisins. Dans la journée, il est fortement demandé aux gens de rester chez eux, bien que ce ne soit pas obligatoire. Par contre, la plupart des marchés, toutes les écoles et universités sont fermés.
Justement, quelles sont les retombées économiques ?
Sur ce plan, les conséquences sont très dures car l’économie informelle domine ici par rapport à l’économie formelle : les petits entrepreneurs et commerçants, les travailleurs journaliers, les femmes qui vendent leurs produits dans la rue ou sur les marchés, tous sont en grande difficulté. Le PIB est ainsi affecté et l’économie en général connaît un fort ralentissement. Le chômage et la pauvreté ont commencé à croître fortement : beaucoup de gens se plaignent déjà de la perte de leurs revenus, certains ne pouvant plus manger à leur faim. Le président Macky Sall a annoncé que la croissance économique du pays devrait diminuer de 3 %, par rapport aux 7 % de hausse prévus avant la crise. D’autres économistes pensent même que la croissance pourrait ne pas dépasser 3 %, si ce n’est pire encore.
Le gouvernement sénégalais a annoncé un plan de 1000 milliards de francs CFA (1,5 milliard d’euros) pour aider les ménages affectés et les entreprises, petites et moyennes, et essayer de faire face aux retombées économiques. Toutefois le montant de ce plan dépend pour plus de 59 % de l’aide extérieure, c’est-à-dire de ceux que l’on appelle ici les « partenaires », bilatéraux et multilatéraux. Seulement 41 % environ proviendraient des ressources internes. Il est vrai que certaines entreprises privées ont été mobilisées et que certaines ont mis la main à la poche. Même la diaspora sénégalaise doit bénéficier de ce plan de soutien. Mais la situation du pays est extrêmement préoccupante, sur le plan sanitaire et sur le plan économique.
Vous évoquez la diaspora, qui est source d’importants transferts financiers vers le Sénégal. Avec la crise, ces transferts n’ont-ils pas déjà nettement baissé ?
Habituellement, ces transferts représentent entre 10 % et 12 % du PIB du pays, soit une part substantielle. Et énormément de familles dépendent de ces transferts, qu’ils proviennent de France, d’Allemagne, d’Italie, des États-Unis ou ailleurs. Or, depuis le début de la crise, ils connaissent une chute drastique, puisque beaucoup de gens de la diaspora ne travaillent plus.
Avec l’épidémie, les pays riches ont tendance à opérer un certain repli sur soi. Craignez-vous celui-ci ?
Aujourd’hui, tout le monde est affecté et il est naturel que chaque pays essaie de régler d’abord ses propres problèmes. Cela se comprend aisément et la priorité est évidemment à la recherche de solutions pour chacun. Cependant, chaque pays du Nord a fait des promesses pour les États africains, notamment dans le cadre de l’Union européenne (UE), du G20 et d’autres instances. Mais, comme je suis ces questions depuis des années, je sais bien qu’il y a toujours un fossé entre ces promesses et la réalité par la suite. Même en temps normal, on a constaté ce fossé.
Or, dans les circonstances actuelles, où l’on prévoit une dépression économique majeure (qui ne sera sans doute même pas comparable à celle de 2008), il y a fort à craindre que les promesses énoncées, même les plus récentes, ne soient pas tenues. Aussi, ce que l’on demande avec insistance, c’est que la dette des États africains soit annulée ou, du moins, qu’on puisse bénéficier de réaménagements importants, c’est-à-dire des allégements ou des reports d’échéances, afin de permettre à l’Afrique de continuer à disposer de ressources et ainsi pouvoir faire face à cette crise. C’est la bataille que tente actuellement de mener Macky Sall, en tâchant d’entraîner avec lui le plus possible de chefs d’État africains. Il faut annuler la dette publique de l’Afrique !
C’est une des principales revendications du mouvement altermondialiste, en particulier au Sud. À la faveur de cette crise, le moment n’est-il pas venu de rappeler et mettre en œuvre cette exigence ?
C’est même urgent. Et cette revendication est d’autant plus pertinente que le monde entier fait face à une crise sans précédent. Or, nous avons été, en Afrique, particulièrement victimes des programmes d’ajustements structurels – ce que tout le monde reconnaît aujourd’hui –, qui ont affaibli durablement nos services de santé et nos États. C’est cet affaiblissement que nous payons très chèrement aujourd’hui, en particulier les coupes budgétaires dans les services publics et sanitaires de tous nos pays. Nous sommes donc, de ce fait, tout à fait légitimes à demander l’annulation des dettes publiques, aussi bien bilatérales que multilatérales. J’ajoute à ce propos qu’Oxfam vient de publier un rapport très précis montrant que cette crise risque de plonger plus d’un demi-milliard de personnes dans la pauvreté. Alors que les prévisions de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique prévoient une perte de recettes d’exploitation de près de 100 milliards de dollars, due notamment à la chute des cours des matières premières et du pétrole.
En outre, le taux de croissance en Afrique, que cette commission estimait auparavant à 3,2 %, devrait lui aussi fortement régresser autour de 2 %, selon les données actuelles, d’autres études le voyant à plus long terme plutôt inférieur à 1 %… Pire, la Banque mondiale prévoit, elle, une vraie récession pour le continent, qui pourrait tourner entre – 2 % et – 5 %. La situation est donc très grave, notamment si les « partenaires » ne s’engagent pas à annuler, ou du moins à restructurer, la dette publique de l’Afrique.
Devant ce tableau très inquiétant, que faire, selon vous ? L’Afrique ne doit-elle pas, en premier lieu, tenter des solutions locales, afin de réduire ainsi sa dépendance économique vis-à-vis du Nord ?
Nous, militants altermondialistes, intellectuels africains ou chercheurs, demandons depuis des années aux dirigeants africains de regarder d’abord à l’intérieur du continent pour trouver des solutions. Il ne faut plus attendre que le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’UE ou les pays occidentaux leur disent ce qu’ils doivent faire et qu’ils doivent suivre les vieilles recettes des politiques néolibérales, dont on voit aujourd’hui combien elles ont mené le monde entier à la catastrophe. La crise économique et financière de 2008 avait déjà montré cette catastrophe, cette crise-ci vient de le confirmer. Pour l’Afrique, le moment est venu de dire clairement – et avec force – « trop, c’est trop ! ». Et que l’on ne peut plus faire confiance à ces politiques qui nous ont menés à cette situation.
Il est temps d’affirmer que nous avons des solutions endogènes. Ici, à Dakar, nous avons un Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, qui a produit un très grand nombre de documents sur les politiques publiques, dans les domaines de la recherche, de la santé, de l’éducation, de l’agriculture, des investissements. Or, jusqu’ici, nos dirigeants les ont ignorés et ont préféré attendre que des experts viennent de Washington ou d’Europe nous dire ce que l’on doit faire – ce qui, malheureusement, a toujours échoué. C’est donc le moment pour les dirigeants africains de s’asseoir autour d’une table et de réfléchir, en affirmant que la solution est d’abord locale et endogène.
On ne peut plus continuer à faire confiance à des institutions internationales qui ont ruiné nos économies et surtout nos services publics. Nous avons des institutions africaines, nous avons des citoyens qui réfléchissent à des solutions, ici, et c’est le moment de les mettre en application ! Si, aujourd’hui, l’Afrique se ressaisit et, notamment, accélère son intégration, tant au niveau régional que continental, si elle utilise à bon escient ses ressources et ses intelligences dans la voie du développement, elle peut trouver des solutions à ses problèmes spécifiques et, même, devenir à terme une locomotive économique du monde à venir. Si, au contraire, elle continue à faire confiance aux institutions économiques internationales, en poursuivant dans l’impasse des politiques néolibérales dictées par le Nord, elle va dans le mur !
Au niveau global, quelles autres solutions voyez-vous à proposer ?
Il s’agit de réformer le système de gouvernance du monde, qui est encore celui mis en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ici, la lutte contre le système du franc CFA fait partie de nos priorités et c’est pourquoi nous soutenons la création d’une monnaie unique de la Cedeao [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, ndlr [2]] pour la sous-région de l’Afrique de l’Ouest. Il y a aujourd’hui sur la table un projet de banque centrale africaine dont le secrétariat se trouve ici même à Dakar. Et d’importants progrès ont été faits en ce sens puisqu’une quarantaine de banques centrales africaines ont déjà intégré ce projet. En outre, le projet d’une zone de libre-échange continentale doit être lancé en juillet.
Tout ceci devrait nous permettre de créer une véritable monnaie souveraine qui, au-delà de l’intégration du continent, doit pouvoir peser en faveur d’une refonte de la gouvernance mondiale. Car le FMI et la Banque mondiale, qui ont été créés en 1945, ont fait leur temps ! Il faut changer ce système qui a montré ses limites et a été créé dans des circonstances totalement différentes, vieilles de soixante-quinze ans. Ce système a montré son incapacité à prévoir, ou à prévenir, les crises – et à imaginer des solutions. Ou il s’est borné à mettre en œuvre des « solutions » néolibérales – dont on sait maintenant qu’elles ne sont en rien des solutions, mais ont toujours, au contraire, aggravé les crises successives que nous avons subies, l’Afrique en tout premier lieu – et qui signifiaient privatisations, coupes budgétaires (comme dans la santé), ajustements structurels, dettes (impossibles à rembourser), etc.
Il nous faut donc de nouvelles institutions, tenant compte aujourd’hui du nouveau poids économique de certaines régions du monde (comme l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique) – bien différent de celui qu’elles avaient en 1945. Ce changement doit commencer par les Nations unies, où l’Afrique ne compte que deux sièges au Conseil de sécurité, alors qu’un très grand nombre des crises que celui-ci doit traiter sont des crises africaines… Plus de soixante-quinze ans après sa création, il serait temps que le système des Nations unies puisse mieux refléter la réalité du monde d’aujourd’hui. Nous sommes au XXIe siècle – et non plus en 1945.