Isabelle Bourboulon, Possibles (Attac France), 15 décembre 2020
Depuis que sonne l’alerte de la crise climatique et que se multiplient ses manifestations dans le monde, le modèle productiviste agricole dominant est mis en cause pour sa responsabilité dans le réchauffement du climat (plus d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle de la planète). Mais on perçoit moins à quel point ce modèle productiviste est source d’inégalités et, y compris, d’insécurité alimentaire. En réponse à un système désastreux à tous égards, les alternatives productives et économiques de l’agroécologie paysanne constituent un véritable outil de transformation sociale.
Les ravages de l’agriculture productiviste
Pour s’intégrer au système économique mondialisé qui lui demande d’abonder des marchés internationaux financiarisés avant de nourrir les peuples, le modèle agricole d’aujourd’hui s’est construit sur une augmentation à outrance des quantités produites par agriculteur. Cette intensification s’est accompagnée d’une chute phénoménale du nombre de paysans remplacés par un recours exponentiel aux intrants chimiques dont la production est fortement consommatrice d’énergies fossiles. Elle a aussi entraîné l’utilisation massive d’énergie fossile pour le fonctionnement des machines agricoles et pour le transport des produits sur des distances parfois très longues. L’intensification et l’industrialisation de l’élevage ont provoqué une accentuation des émissions polluantes (méthane, surplus de fumiers et lisiers, etc.). L’intensification des monocultures a détruit la quasi-totalité de l’humus accumulé par des siècles d’agriculture paysanne.
La production agricole industrielle concentre les terres agricoles et favorise la déforestation de nombreuses zones de la planète, détruisant ainsi d’importantes réserves de carbone. Ces pratiques sont les principales sources d’émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture [1]. Alors que le rôle premier des plantes et de l’agriculture est de transformer l’énergie solaire en carbone puis en sucres, en fibres et en protéines qui nourrissent les humains et les animaux, l’industrialisation a fait d’une partie de l’agriculture une activité consommatrice d’énergie fossile, anéantissant ses effets bénéfiques.
Raréfaction de l’eau, sécheresses accentuées, fréquence accrue des inondations et événements climatiques extrêmes provoquent des dégâts souvent irréversibles. La destruction des cultures et des outils de production n’est plus rare. Le changement climatique provoque aussi une modification des cycles biologiques et de la biodiversité rendant la pratique agricole de plus en plus difficile pour les paysans, obligés de s’adapter à un calendrier saisonnier perturbé.
Les modifications de températures provoquent un changement des conditions sanitaires des cultures, rendant leur gestion de plus en plus difficile. L’irrigation pour les cultures ou l’abreuvement en élevage deviennent compliqués à assurer. Enfin, les activités maritimes sont aussi très touchées par le changement climatique, responsable de l’augmentation du niveau moyen de la mer et de tempêtes plus fréquentes. Les paysans et populations rurales du Sud sont encore plus fortement soumis aux événements climatiques extrêmes et à l’accaparement de terres. Ainsi, ce sont des millions de réfugiés climatiques qui se déplacent pour fuir des zones devenues inappropriées à l’agriculture. Les femmes sont d’autant plus touchées, car elles sont souvent le pilier de la famille pour l’alimentation.
Le business des fausses solutions
Les multinationales de l’agro-industrie sont aujourd’hui sur tous les fronts pour s’assurer de faire partie de la solution au problème qu’elles ont contribué à créer. Autant demander à un pyromane d’éteindre l’incendie qu’il a provoqué. Dans leurs tentatives pour « écoblanchir » leur image (« greenwashing »), elles occupent progressivement une place dominante dans les négociations sur le climat. Et, alors qu’un changement de modèle s’impose, les dérèglements climatiques deviennent une opportunité de profits pour l’industrie et les multinationales. Elles se saisissent de la problématique pour faire passer leurs fausses solutions, toujours plus néfastes pour l’environnement et les populations.
On retrouve dans toutes ces fausses solutions [2] les OGM, les herbicides, les biotechnologies, la géo-ingénierie qui propose de « manipuler » le climat, les nanotechnologies, etc. La production d’agrocarburants utilise des millions d’hectares pour alimenter les machines, alors qu’ils devraient être couverts de forêts ou de cultures vivrières. La généralisation de l’utilisation de la biomasse (plantes, algues, résidus organiques, fumier, etc.), afin de remplacer le pétrole, réduit la vie marine ou empêche les sols de récupérer la matière organique nécessaire à leur fertilité et à leur protection contre l’érosion.
« L’agriculture intelligente » face au climat est le symptôme de cet opportunisme. Ce concept, né au cœur de la FAO en 2009, est très vague et désigne toutes les pratiques agricoles destinées à augmenter la production, tout en contribuant à la lutte contre le réchauffement climatique. Présentée comme un nouveau produit qui va ralentir la crise climatique, elle inclut l’usage des intrants chimiques, des OGM, et ne remet pas en cause l’élevage industriel ou les agrocarburants. Ce concept est une coquille vide dans laquelle s’engouffrent conjointement multinationales (par exemple, McDonald’s, Walmart, Monsanto-Bayer, Haufa Chemicals…), gouvernements (États-Unis, Costa Rica…) et institutions internationales (FAO, Banque mondiale) pour faire passer et financer leurs innovations industrielles et biotechnologiques aux dépens de l’autonomie des paysans et de la souveraineté alimentaire.
Une histoire paysanne entre révoltes et jacqueries [3]
Loin de l’image conservatrice, voire réactionnaire, que l’on attribue parfois aux paysans dans nos sociétés développées, l’histoire française est jalonnée de résistances et de soulèvements paysans contre les « accapareurs » de la noblesse et du clergé. Derrière ces révoltes, se révèle une conception populaire du droit que les communautés villageoises se sont transmise de générations en générations – par exemple, des droits d’usage coutumiers sur les terres communales. À l’aube de la Révolution, ce sont ces droits que les paysans vont défendre : droit de pâturage ou de labour sur les communaux, droit de chasse, droit de couper du bois d’œuvre ou de chauffage ou droit d’« affouage », droit de « glanage » (ramassage de la paille et des grains tombés au sol), droit d’utiliser les biens laissés vacants par leur propriétaire, etc.
Pendant la Révolution, deux conceptions du droit se sont opposées, celle d’un droit bourgeois de propriétaire et celle d’un droit populaire d’usage qui s’est traduit à la Convention par un programme du « maximum » : maximum des prix et des profits, limitation de la taille des fermes, redistribution aux paysans sans terre des terres spoliées par les seigneurs. La Convention vote ainsi le 1er Maximum le 4 mai 1993, puis le partage des communaux et l’expropriation des seigneurs du « domaine utile » redistribué aux paysans (soit 40 à 50 % des terres cultivées en France) ; des greniers publics sont créés et la liberté du commerce des biens de première nécessité est abolie. Las, la réaction « thermidorienne » sonnera le glas de ces réformes et Robespierre finira sur l’échafaud…
L’égalitarisme du mouvement paysan a été dans l’histoire française l’expression la plus radicale de l’antiféodalisme et de l’anticapitalisme naissant. La lutte entre les paysans pauvres et la bourgeoisie a été sans merci. L’opposition entre autonomie paysanne et capitalisme ascendant, entre droit coutumier des communautés et droit individuel a marqué durablement cette histoire. Au point qu’aujourd’hui encore subsistent des usages traditionnels dans les villages de montagne où les terres communales sont toujours gérées collectivement. Robespierre parla d’une « économie politique populaire », Buonarroti, compagnon de Babeuf, d’une « économie sociale ». Les droits de l’homme et du citoyen inscrits dans la Constitution française doivent beaucoup à la lutte des populations rurales majoritairement paysannes. La « communauté rurale » persistera bien après la Révolution et fera encore des révolutions au XXe siècle (Chine, Vietnam).
Le Brésil, pionnier de l’agroécologie
Question : combien de familles de paysans sans terre brésiliens pourraient vivre sur la « fazenda » de 200 000 hectares de la famille Logemann, cotée à la bourse de São Paulo et financée par la Banque mondiale, qui cultive coton, maïs, soja et café transgéniques pour l’exportation ? On comprend pourquoi le Mouvement des sans-terre (MST) au Brésil a fait de l’agroécologie la réponse au modèle agro-industriel dominant importé des États-Unis. Le MST né à partir des occupations de terres de l’état du Rio Grande do Sul à la fin des années 1970 (1979-1983), lutte pour une redistribution équitable de la terre, afin de permettre aux paysans d’accéder à une ressource qui, dans ce pays, est concentrée dans les mains de « l’élite » (0,8 % des propriétaires possèdent 31,7 % des terres).
Les promoteurs brésiliens de l’agroécologie attachent beaucoup d’importance à la biodiversité naturelle et cultivée : la diversité des plantes cultivées dans et autour des parcelles favorise en effet l’exploration des sols par les systèmes racinaires, la valorisation de l’énergie solaire par les différents étages foliaires, l’installation de microclimats entre les plantes, la diversification des populations de micro-organismes du sol, la diminution des dégâts des parasites, une meilleure gestion des risques et une meilleure répartition de la charge de travail et des revenus. Par ailleurs, les pratiques agroécologiques prennent toujours en compte les aspects sociaux [4], en particulier la recherche d’équité et le soutien aux agricultures familiales ; la recherche d’une meilleure valorisation des produits par la transformation familiale des produits permet d’accroître leur valeur ajoutée locale ainsi que la création de circuits courts et solidaires en grande partie gérés par les agriculteurs eux-mêmes : marchés paysans, groupes de commercialisation, coopératives de produits agroécologiques.
Ces trois dernières décennies et, en particulier, depuis l’arrivée au pouvoir du Parti des travailleurs de Lula, les zones rurales et les agricultures familiales ont bénéficié d’appuis de l’État fédéral et des États régionaux. Au nombre des mesures qui ont bénéficié à des dizaines de millions de familles en situation d’extrême pauvreté, figurent, entre autres, le programme national de renforcement de l’agriculture familiale (un plan de crédit créé en 1995), la garantie de récolte, la mise en place d’une sécurité sociale des agricultures familiales, un programme de bourses familiales assorti de conditions comme celle de scolariser les enfants de moins de 16 ans, ou encore le programme « Faim Zéro » offrant des débouchés garantis, à des prix stables et attractifs, pour les produits venant des agricultures familiales.
Ce n’est pas une surprise : depuis l’élection de Jair Bolsonaro, le MST est dans le viseur des autorités. Moins de sept jours après l’arrivée au pouvoir de celui-ci, des agents de sécurité d’une entreprise privée ont tué une personne et en ont blessé huit autres lors d’une occupation dans le Mato Grosso (centre-ouest du Brésil). Les quatre agents arrêtés ont été libérés au bout de quelques semaines… Le gouvernement a annoncé qu’il ferait tout pour fermer les écoles du MST (des « fabriques de dictateurs », selon le Secrétaire spécial aux affaires foncières) qui accueillent plus de 200 000 enfants et jeunes. Dans le Pernambuco, 450 familles ont été expulsées d’un campement qu’elles occupaient depuis 2012. Au mois de mars dernier, la coordinatrice du mouvement des personnes affectées par les barrages hydroélectriques (MAB) a été assassinée. Actes de répression, expulsions, meurtres…, les assauts du gouvernement d’extrême droite contre les mouvements sociaux et paysans se succèdent.
Les fondamentaux de l’agroécologie paysanne
Le mouvement Vía Campesina s’est approprié le concept d’agroécologie lors de sa cinquième conférence tenue en octobre 2008 à Maputo (Mozambique). Depuis, le concept s’est largement diffusé et a été adopté jusque par les organisations internationales comme la FAO. C’est d’ailleurs pour s’en démarquer qu’en 2012 Vía Campesina a ajouté le mot « paysanne », tout en en précisant les principales caractéristiques. Parmi celles-ci, le travail avec la nature occupe une place centrale : il s’agit de préserver l’environnement, la biodiversité et le patrimoine naturel. Par ses systèmes économes et sa capacité à utiliser les cycles biologiques naturels, l’agroagriculture paysanne permet de limiter au maximum son impact sur la ressource en eau.
L’autonomie est un autre de ses principes : l’agriculture paysanne recherche les modes de culture et d’élevage qui maintiennent, voire améliorent, la fertilité des sols et tendent vers l’autonomie. Elle veille aussi à la gestion de l’espace : maintien des haies, entretien et aménagement des structures paysagères et des espaces naturels non cultivés, etc. La qualité de l’alimentation grâce à des systèmes qui font appel à peu d’intrants de synthèse (engrais et pesticides) est une autre priorité, de même que la répartition des volumes et des moyens de production : la taille raisonnable des troupeaux permet le maintien de ces puits de carbone que sont les prairies et les espaces pastoraux arborés (sylvo-pastoralisme). Le travail léger des sols diminue fortement la consommation de carburant fossile à l’hectare. Enfin, l’insertion forte de l’agriculture paysanne dans des systèmes économiques locaux encourage une relocalisation de la production.
Mais, pour se réaliser pleinement, l’agroagriculture paysanne exige que l’installation de paysans nombreux soit encouragée. L’accaparement des terres et la consommation démesurée des surfaces agricoles trop souvent utilisées pour des projets énergivores et « climaticides » (par exemple en France, l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou l’usine des 1000 vaches) doivent être stoppés. En Europe, cela signifie aussi abandonner la politique agricole commune (PAC) actuelle au profit d’une nouvelle politique bien plus ambitieuse, qui soutienne les alternatives et permette un changement de système. Mais tout ceci ne sera rendu possible qu’avec l’arrêt du libre-échange : les accords négociés ou en cours de négociation (TAFTA, CETA, UE-Mercosur) qui livrent l’agriculture et l’alimentation au libéralisme le plus débridé en déstructurant les filières agricoles et en détruisant la souveraineté alimentaire des peuples, doivent être remis en cause. La relocalisation du système ne pourra s’opérer que grâce à la justice climatique : les pays du Nord doivent reconsidérer leurs modes de production et de consommation pour permettre aux populations des pays du Sud de vivre décemment.
L’agroécologie paysanne intègre les savoirs et savoir-faire traditionnels
Plusieurs gouvernements africains [5], comme le Sénégal avec la bourse de sécurité familiale ou le Niger avec l’initiative 3N (les Nigériens nourrissent les Nigériens), ont adopté des programmes pour améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition en utilisant l’approche « Faim Zéro » du Brésil. Il s’agit d’adapter une solution en s’appuyant sur les connaissances endogènes et locales spécifiques à chaque pays. Au Sahel, par exemple, la gestion efficace et durable des ressources en eau est plus que jamais une priorité.
La connaissance des phénomènes naturels par les populations leur donne la capacité de prédire les événements saisonniers. Par exemple, les pasteurs sahéliens peuls, transhumants, utilisent leur propre calendrier et distinguent jusqu’à cinq saisons ; ce qui leur permet une meilleure compréhension des risques. Autre exemple : le paysan burkinabé Yacouba Sawadogo qui a reçu en 2018 le Right Livelihood Award (plus connu sous le nom de prix Nobel alternatif), a eu recours dès 1980 à une technique ancestrale, le zaï, qui consiste à utiliser des cordons de pierres pour empêcher le ruissellement des eaux, mais aussi les rigoles que creusent les termites pour récupérer l’eau. En procédant ainsi, il a gagné des dizaines de milliers d’hectares sur le désert du Sahara.
Sur le continent africain, l’agroécologie qui intègre les savoirs et les savoir-faire traditionnels aide à la préservation de la biodiversité et des ressources naturelles. Il ressort de nombreuses études que les petits paysans qui observent les pratiques agroécologiques non seulement résistent mieux, mais encore se préparent mieux au changement climatique en réduisant au maximum les pertes de récoltes entraînées par les sécheresses. Ils améliorent ainsi leurs revenus. Même si le terme d’écologie est relativement récent en Afrique, il ne s’agit en rien d’un phénomène nouveau et expérimental. L’agroécologie a déjà pleinement fait ses preuves : traditionnellement, l’humanité cultive la terre selon les principes écologiques que met en avant l’agroécologie et qui sont profondément ancrés dans de nombreuses pratiques agricoles indigènes.
L’agroécologie en pratique : » de paysan à paysan « [6]
Les exemples les plus significatifs du développement de l’agroécologie à une plus grande échelle sont liés à des processus organisationnels, en particulier ceux au sein desquels les paysans jouent le rôle de protagoniste. La méthode « de paysan à paysan » est un processus par lequel les acteurs assurent la coproduction de savoirs à travers l’échange d’idées, d’expériences et d’innovations agroécologiques : celles qui réussissent sont systématisées de façon collective et utilisées comme exemple pour motiver les autres. Ces processus ont généralement un lien avec d’autres domaines de formation comme les écoles paysannes, espaces d’organisation et d’articulation au niveau local, national et international, la coopération Sud-Sud et les processus entre organisations paysannes.
Après avoir démarré en Amérique centrale au début des années 1970, le mouvement de paysan à paysan est désormais largement reconnu comme l’une des meilleures façons de développer et promouvoir l’agroécologie. Les paysans partagent non seulement des informations et des techniques, mais aussi des concepts agroécologiques abstraits, des savoirs et une sagesse, au moyen de modèles, de démonstrations, d’activités ludiques, de chansons, de poèmes et de récits.
Le « Movimiento agroecológico de campesino a campesino », ou MACAC en espagnol, est un exemple emblématique adopté par l’association nationale de petits agriculteurs (ANAP) à Cuba, qui a joué un rôle décisif pour aider le pays à survivre à la crise générée par l’effondrement du bloc socialiste en Europe et au durcissement de l’embargo commercial nord-américain. Le MACAC repose sur l’émulation des paysans par leurs pairs, comme une pédagogie de l’expérience et de l’exemple.
Autres exemples, l’Atelier paysan, en France, et Farm Hack, au Royaume-Uni, mettent en œuvre une approche menée par les acteurs locaux dans l’élaboration, la modification et le partage de la conception d’outils agricoles, de machines et autres innovations. Ces initiatives « de paysan à paysan » construisent des plateformes « open source » (Creative Commons) permettant aux paysans de se rassembler pour « hacker » et mettre à profit leur ingéniosité collective dans l’élaboration de technologies adaptées à leurs pratiques agroécologiques. Autrement dit, à développer leur propre souveraineté technique et technologique, à promouvoir leur l’autonomie et à se réapproprier des savoirs et des compétences.
À l’Atelier paysan, la formation se fait de façon horizontale mais aussi à travers une personne référente, l’un des ingénieurs de la coopérative. À la fin de la formation, chaque participant rentre sur son exploitation avec un outil qu’il sait comment construire, réparer et éventuellement adapter à ses propres besoins. Ces formations à l’auto-construction durent entre deux et cinq jours [7]. Quant au Farm Hack au Royaume-Uni, il implique en général une plateforme en « open source » qui sert à partager les inventions et des événements qui regroupent des paysans, des fabricants, des ingénieurs et programmateurs informatiques. Les innovations sont mises à la disposition des autres membres de la communauté. L’objectif est de partager des outils, des compétences et des idées grâce à des démonstrations sur place, des ateliers pratiques, des séminaires, des activités ludiques et des échanges culturels [8]. Ces initiatives jouent un rôle important dans la création de réseaux entre les personnes, et donc dans le renforcement des mouvements sociaux.
Pas d’agroécologie paysanne sans les femmes [9]
Bien que les femmes ne jouissent pas d’une égalité d’accès aux ressources productives, elles représentent environ 43 % de la main-d’œuvre agricole dans les pays en développement. Elles jouent un rôle à tous les stades de la production alimentaire : la collecte des semences, la préparation des terres, le désherbage, l’élevage, la pêche et le tissage des filets, la récolte et le stockage, ainsi que la transformation, le conditionnement et le commerce des aliments. Pourtant, en dépit de leur rôle clé, les femmes rurales sont confrontées à la discrimination en raison de leur genre, elles sont exclues des processus de prise de décision et victimes d’exploitation sexuelle et de violence familiale.
En soutenant la biodiversité et les savoirs traditionnels, l’agroécologie paysanne affirme le rôle crucial des femmes en tant que gardiennes des semences et des savoirs autochtones. En outre, dans sa dimension politique, elle tend vers un système plus juste et inclusif à l’opposé des inégalités auxquelles les femmes sont confrontées. Ainsi, à Cuba, une étude menée par la Vía Campesina et l’ANAP a démontré que la conversion de la monoculture à l’agroécologie a modifié les rôles traditionnels de genre et les rapports de force dans les familles paysannes. En Inde, des initiatives de récupération collective de terres en jachère se sont faites grâce à des groupes communautaires exclusivement féminins ; celles-ci ont également réintroduit 80 variétés végétales traditionnelles, en collaboration avec un réseau de banques génétiques géré par des femmes dalit (de basse caste) dans 60 villages. Un collectif de femmes au Tamil Nadu a permis aux femmes marginalisées des zones rurales de créer de nouvelles exploitations et banques de semences collectives.
Au Rwanda, la coopérative des petites agricultrices d’Abishyizehamwe a mis en place une série d’actions, allant de la création de banques de semences communautaires à un centre de développement de la petite enfance en passant par la collecte de l’eau de pluie. Au Mali, les paysannes qui travaillent en agroécologie et sont membres de la coopération COFERSA [10] ont mené à bien des actions de sensibilisation sur l’intérêt des aliments locaux (fonio, mil, sorgho) pour remplacer la consommation d’aliments importés à valeur nutritionnelle faible (pain blanc), améliorant ainsi leur accès au marché.
Au Tadjikistan, Zan va Zamin (Femmes et Terre) est une organisation de base créée en 1999 par un petit groupe de femmes militantes. Son objectif est de garantir la sécurité foncière et l’accès à la terre, la préservation de la biodiversité et des savoirs traditionnels, et la création d’associations et de coopératives de paysans. Jusqu’à présent, l’organisation a aidé plus de 1200 femmes à obtenir des titres de propriété sur leurs terres. En plus de mettre à disposition des crèches locales, elle encourage les femmes et les personnes âgées à jouer leur rôle de gardiennes et de passeuses du patrimoine agricole. Elle a appuyé la création de plus de trente banques de semences et de douze écoles paysannes qui produisent au moins mille tonnes de légumes par an, tandis que les jardins et pépinières communautaires fournissent de petits arbres et entretiennent plus de 10 000 arbres fruitiers. Elle a également fourni aux populations locales des séchoirs solaires pour légumes, des serres fonctionnant à l’énergie solaire et des fours à basse consommation. Tous ces exemples montrent que l’agroécologie paysanne constitue un point d’appui essentiel dans la lutte pour la justice sociale, qui inclut l’égalité des genres et la reconnaissance et la participation des femmes comme sujets politiques et agents de changement. Le féminisme intersectionnel en tant que combat politique met en lumière la façon dont certaines personnes sont plus touchées que d’autres. Par exemple, un ménage dirigé par une femme dalit se heurtera à beaucoup plus de difficultés pour avoir accès à la terre ; et, bien que les femmes âgées soient probablement dépositaires de davantage de savoirs autochtones sur les sols, les semences et les pratiques agricoles, elles subiront néanmoins de nombreuses discriminations dues à leur genre, leur âge ou leur appartenance ethnique. Dans les épreuves traversées dans les crises climatiques, c’est dans le paradigme de l’agroécologie et de la souveraineté alimentaire que le féminisme est le mieux représenté, car la solidarité y est mise en pratique via des actions collectives qui remettent en question les rôles de genre ainsi que les inégalités, l’oppression et l’exploitation des femmes. Finalement, au croisement de l’agroécologie et du féminisme, les femmes construisent une identité collective comme sujets de droits qui leur ont été refusés à travers l’histoire.
La crise climatique exige que la société se pose les questions fondamentales touchant à la signification même de l’humain, à sa place dans la nature, au vivre ensemble, à la justice… C’est pourquoi il faut entendre les paysans et paysannes qui, au quotidien, vivent les conséquences du réchauffement climatique et les injustices du capitalisme, et expérimentent de nouvelles pistes d’action. Pourvoyeurs de l’alimentation, protecteurs des paysages et de l’environnement, innovateurs économiques, sociaux et culturels, les paysans et paysannes œuvrent à la transition qui permettra à l’humanité de dépasser le modèle capitaliste néolibéral.