L’Amérique latine en 2020 (5) : le Venezuela dans l’impasse

PATRICK GUILLAUDAT,  extrait d’un texte paru LES CAHIERS DE L’ANTIDOTE, numéro 7, décembre 2020, Éditions Syllepse

 

Le Venezuela possède les plus grosses réserves de pétrole au monde, devant l’Arabie saoudite ainsi que les huitièmes réserves de gaz mondiales. Son sous-sol regorge aussi de terres rares dont l’exploitation explose. Dans un pays de moins de trente millions d’habitants, cette richesse procure une rente qui devrait permettre de sortir le pays de la pauvreté et lui procurer une large autosuffisance. Elle devrait être largement supérieure à celle de la plupart des pays du Sud, étouffés par leur dépendance aux pays du Nord.

Pourtant, historiquement, le Venezuela a toujours été un des pays d’Amérique latine les plus pauvres. Avant la victoire de Hugo Chávez en 1998, plus de 50 % de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté, un chiffre supérieur à la moyenne de l’Amérique latine. La raison était simple : la rente pétrolière était captée directement par les couches sociales moyennes et supérieures créant un fossé avec les pauvres. Comme dans tous les pays de rente, la corruption reste le mécanisme principal d’enrichissement, au point que deux présidents de la République ainsi que plusieurs ministres ont été poursuivis pour des faits de cette nature. Ce phénomène a atteint son paroxysme pendant les années 1980 et 1990, période où ont été mises en place les politiques néolibérales, comme la libération totale des marchés financiers. Alors quand éclatent les émeutes de la faim en 1989, le tristement célèbre caracazo, comme conséquences de ces politiques, il n’est pas étonnant qu’elles aient été réprimées avec une violence inouïe (de 500 à 1 000 morts suivant les sources) par le gouvernement, dirigé par le social-démocrate Carlos Andrés Pérez, chargé de protéger cette captation de la richesse par les élites politiques et économiques.

Quand Chávez est élu en 1998, il est porté par une vague populaire d’exécration de la classe politique dirigeante et par l’espoir d’une meilleure répartition des richesses. Il établit son programme sur deux axes principaux : changer de régime avec une nouvelle Constitution et établir la justice sociale. Dès le début de son mandat, il veut utiliser la rente pétrolière principalement pour mettre en œuvre des programmes sociaux et ce qui va provoquer la colère des riches, la réforme pétrolière qu’il organise. En prenant la main sur la compagnie pétrolière nationale, PDVSA, le nouveau gouvernement s’est aperçu qu’il n’y a pas de livres de compte, que les chiffres de production ne sont pas réellement recensés et qu’il existe un réseau d’export-import parallèle. Voulant rétablir cette chaîne de corruption qui était sa principale source d’enrichissement, la bourgeoisie décide de fomenter un coup d’État, dont l’échec va radicaliser le régime de Chávez.

Mais l’économie vénézuélienne est extrêmement fragile. L’agriculture ne suffit pas à nourrir la population. Les terres cultivables sont aux mains de grands propriétaires qui destinent leur production à l’exportation et la réforme agraire tant espérée est limitée. Le gouvernement démantèle quelques grandes propriétés mais a tendance à limiter cette réforme à l’octroi aux petits paysans de terres propriété de l’état, souvent en friche. Quant à l’industrie, elle est dominée par les usines d’assemblage, notamment automobile, et la production d’acier.

La richesse apparente, clinquante, des centres commerciaux de Caracas ou de Maracaibo n’est que le résultat d’importations massives de produits manufacturés étrangers. En réalité, la bourgeoisie fait ses courses à Miami et détient généralement une résidence secondaire en Floride tandis que les pauvres urbains sont cantonnés dans les quartiers périphériques des villes. Il y a une illusion de richesse, fruit de l’accaparement de la rente pétrolière, qui masque l’immense pauvreté du reste du pays.

Le fait même de récupérer une partie des revenus du pétrole pour financer la lutte contre la pauvreté va devenir la principale source de tension avec la bourgeoisie. Car désormais, elle se retrouve privée d’une part substantielle de la rente des hydrocarbures et donc de ses revenus.

DE CHÁVEZ À MADURO

[Le] terme de « révolution bolivarienne » est apparu pour désigner la rupture entre l’ancien monde (avant Chávez) et le nouveau. Et il est vrai que le programme de Chávez rompt avec les politiques néolibérales sur des terrains essentiels pour les Vénézuélien·es, comme la redistribution des richesses et la lutte contre la corruption. Rien d’étonnant à ce que cette victoire soit accompagnée de manifestations de liesse populaire.

Entre 1998 à 2013, date de la première élection de Maduro, l’histoire du Venezuela se divise en deux périodes.

La première, qui dure jusqu’en 2007-2008 est l’époque de la réforme pétrolière, des lois sociales, de la nouvelle Constitution, de l’octroi de droits nouveaux pour les peuples autochtones. Le taux de pauvreté est divisé par deux en huit ans, et le régime institue une politique d’alphabétisation tout en créant des universités bolivariennes ouvertes et gratuites. À partir de 2002 et surtout en 2003, sont mises en place des missions, programmes sociaux préférentiels vers les pauvres, centrés sur l’éducation, la santé, l’alimentation, le logement. À la différence des politiques néolibérales de lutte contre la pauvreté, pilotées par la Banque Mondiale et le FMI, il ne s’agit pas de programmes de transferts monétaires conditionnés, mais de structures associant la population à leur gestion. Par exemple, les centres de santé créés dans les quartiers populaires sont généralement organisés autour d’un médecin, cubain la plupart du temps, associé avec des volontaires du quartier formés spécialement à la prévention.

Cette politique sociale est largement soutenue par la population au point que Chávez est réélu en 2006 avec près de 63 % des voix.

Mais la structure économique n’est pas radicalement transformée. Pendant toute la durée de la « révolution bolivarienne », la part du secteur privé dans le PIB reste stable à 65 % environ, laissant la main à la bourgeoisie dans la quasi-totalité de la production. Le secteur public, regroupant principalement les entreprises stratégiques, comme le pétrole, l’électricité ou la téléphonie, est géré par des administrateurs publics, mais les relations sociales en leur sein ne sont pas modifiées et n’ont rien à envier à celles du secteur privé.

En très peu de temps, un sentiment d’insatisfaction se développe suite à deux évènements majeurs qui vont faire entrer le chavisme dans une nouvelle période. Le premier est la perte par le pouvoir du référendum de 2007, tandis que le deuxième est la gestion des conséquences de la crise mondiale de 2008. La défaite électorale au référendum de 2007 va sonner comme un avertissement. Au lieu d’approfondir le processus de « révolution bolivarienne », le gouvernement va se crisper et systématiser une politique clientéliste afin de stabiliser son pouvoir. Le parti du président, le PSUV (Parti socialiste uni du Venezuela) va devenir une véritable machine électorale dédiée à la défense exclusive du gouvernement chaviste.

La crise financière mondiale de 2008 révèle la fragilité de l’économie vénézuélienne. Après la faillite de banques privées, le gouvernement refuse de créer un pôle bancaire public par nationalisation de l’ensemble du secteur bancaire. Quant à la rente pétrolière, elle n’est toujours pas utilisée pour desserrer les liens de dépendance en servant une politique d’industrialisation, comme a pu la connaître l’Amérique latine entre la fin des années 1920 et les années 1950-1960. En raison de cette structure économique centrée sur les ressources du pétrole, le gouvernement, pour compenser les effets de la crise mondiale, va accélérer l’exploitation des matières premières et développer une politique extractiviste. Le pays se trouve alors entraîné dans une spirale de reprimarisation de son économie où l’industrie s’affaiblit.

Les réponses politiques et économiques du régime aux défis que traverse le pays vont ainsi provoquer une montée des mécontentements, y compris dans les quartiers populaires. Les taux de pauvreté qui ont fortement baissé au début, désormais restent stables et vont remonter année après année à partir de 2010. Le salaire moyen diminue à partir de 2007. L’équipement des quartiers populaires (assainissement, accès l’eau potable…) recule. Les services publics pâtissent aussi de cet entre-deux.

La droite va profiter de cette crise politique et sociale, pour se reconstruire autour de nouveaux partis. Les étudiants, principalement ceux des universités « traditionnelles », hors des universités bolivariennes, vont devenir le fer de lance de la reconstruction d’une droite modernisée et beaucoup plus radicalement anti-chaviste.

Cette deuxième période du chavisme, ouverte en 2007-2008 est aussi celle de l’ascension de ce que l’on appelle la bolibourgeoisie. Née au sein de l’appareil d’État, elle profite de sa place dans les institutions et les entreprises publiques, et va petit à petit prendre la direction du PSUV. Elle va se développer comme fraction de la bourgeoisie en prenant la tête d’entreprises privées déjà existantes et en participant directement à la création de nombre d’entre elles, phénomène qui va s’accélérer après 2014.

LE THERMIDOR DE MADURO

Chávez est réélu le 7 octobre 2012 avec 55,07 % des voix mais décède d’un cancer le 5 mars 2013. Vice-président, Nicolás Maduro lui succède par intérim. Une nouvelle élection présidentielle est programmée pour le 14 avril 2013. Maduro est élu avec 50,6 % des voix, battant de justesse le candidat de la droite, Henrique Capriles.

Mais dès le début du mandat de Maduro, un événement majeur va bouleverser la situation économique et sociale du pays : l’effondrement des cours mondiaux du pétrole. Chávez a bénéficié de la hausse continue des prix du pétrole entre 1998 et 2008, passant de 16 dollars le baril à plus de 130, pour retomber sur une courte période de 2009 à 40, mais remonter ensuite continuellement jusqu’à environ 105 $ en 2014. Mais ensuite, tout change, la chute est vertigineuse et durable. Les prévisions gouvernementales, notamment pour les dépenses sociales, n’avaient pas anticipé cette baisse de ressources financières. Plus grave, les syndicats de salarié·es du pétrole avaient alerté depuis des années sur la vétusté des installations, en particulier dans les usines de raffinage. Le pouvoir se trouve coincé entre deux problèmes : d’un côté la chute des cours et de l’autre la dégradation des infrastructures qui l’obligent à diminuer la production.

Or, cette situation désastreuse à laquelle s’ajoute la diminution des ressources, met le pays dans une situation très difficile. La spirale de la crise économique est lancée.

UNE RÉORIENTATION RENOUANT AVEC LE CAPITALISME SAUVAGE

Le gouvernement va amorcer un changement de cap pour tenter de répondre au manque de ressources financières. Il crée dès novembre 2014 des Zones économiques spéciales sur des territoires précis, ce qui permet aux entreprises, en particulier les multinationales, de s’abstraire de respecter les droits sociaux et environnementaux ainsi que ceux des peuples indigènes au nom de l’intérêt supérieur de la nation. La plus importante de ces zones, et la plus contestée, sera l’Arc minier de l’Orénoque qui s’étend sur une surface équivalente à celle du Portugal. Le pouvoir va accentuer sa politique centrée sur l’extractivisme. La surveillance militaire de ces zones et la répression des rares tentatives de contestation rendent très difficiles les enquêtes des organisations de la « société civile ». L’exploitation du sous-sol accélère la croissance de l’économie criminelle, pas uniquement en raison de l’irruption de producteurs agissant en toute illégalité, mais surtout parce que les méga projets d’exploitation amènent des trafics, des « bandes armées de sécurité », et étouffent toute tentative de s’opposer à ce rouleau compresseur.

Accélérant cette libéralisation de l’économie, le gouvernement va éditer une loi le 28 décembre 2017, sur la facilitation et la protection des investissements étrangers. Elle prévoit la sécurisation des investissements des multinationales, leur accès privilégié aux services publics ainsi que la garantie d’encaissement immédiat des profits.

Un autre aspect majeur de la réorientation économique va être l’implication nouvelle et accélérée des militaires dans l’économie. Si sous Chávez les militaires sont contenus dans des fonctions d’appui à un gouvernement majoritairement civil, sous Maduro, les militaires prennent aussi la tête de la plupart des entreprises publiques du pays (PDVSA, métro de Caracas, ports, entreprises métallurgiques…). Une partie de la hiérarchie militaire se transforme en groupe d’hommes d’affaires et crée ses propres entreprises.

Quand la crise économique débouche sur une crise humanitaire, notamment alimentaire, le gouvernement crée en septembre 2016, le « Commando pour l’approvisionnement souverain » chargé d’organiser et de contrôler la distribution des produits de consommation courante. Il y a 18 groupes, chacun dirigé par un militaire, organisé autour d’un type de produit, huile, viande, beurre, etc. Cette réorganisation du pouvoir autour des forces armées est visible à tous les niveaux.

Cette plongée spectaculaire a des conséquences sociales importantes. Alors que l’arrivée de Chávez avait permis de réduire rapidement et fortement la pauvreté, celle-ci recommence à exploser dès 2014, passant de 28,3 % à près de 80 % en 2019. Il y a deux raisons importantes à cela. D’abord l’explosion du chômage et de la précarité, avec un taux de chômage qui passe de 7,5 % en 2013 à 47,9 % en 2019 ! Ensuite le fait que, malgré les hausses régulières des salaires décidées par le gouvernement, le salaire réel ne suffit plus pour vivre. En équivalent dollar, le salaire mensuel minimum est divisé par vingt entre 2013 et 2019, passant de 128 $ à 624. Ce qui fait que la catégorie de pauvres n’est plus uniquement composée d’exclus de l’emploi ou de paysans pauvres, mais regroupe aussi la majorité des salariés du pays.

Cette situation intenable explique qu’y compris dans les secteurs sociaux acquis au chavisme, se développent de nombreux conflits sociaux, comme dans le Métro de Caracas, le secteur de la santé, ou celui du pétrole, etc. Même des sections de base de la confédération syndicale inféodée au régime (la CSBT) sont obligées de participer à de nombreuses luttes, tant la contestation sociale atteint ses propres bases.

Pour amortir les effets de cette crise, le gouvernement met en place début 2016 les CLAP (comités locaux d’approvisionnement et de production) en lien avec les Conseils communaux. Leur tâche consiste à organiser la distribution de produits de première nécessité, alimentation, médicaments, produits d’hygiène, soit dans des lieux dédiés à leur distribution soit par porte à porte. En temps de crise, ce système est une source de corruption fondée sur le clientélisme politique, phénomène qui provoque des protestations fréquentes des habitants. Les CLAP, créés pour organiser la survie des habitants, répondent aussi au système de pénurie organisée depuis le début du chavisme par le patronat vénézuélien, qui a pris une ampleur impressionnante depuis le manque de produits de base. Dans ce système, le patronat utilise deux moyens. Le premier c’est le stockage de produits pour faire monter les prix en organisant ainsi une pénurie fictive. Le deuxième consiste à faire passer des marchandises en Colombie et ensuite, soit de les vendre aux Vénézuélien·nes passant la frontière, soit à les racheter en bénéficiant d’un taux de change préférentiel pour l’importation de produits.

UNE EXPÉRIENCE DANS L’IMPASSE

Les premières années du chavisme ont été vécues par la majorité de la population comme une bouffée d’air pur. En moins de dix ans, les quartiers populaires, jusqu’ici abandonnés avaient vu arriver des services publics gratuits d’un nouveau genre, organisés en missions, comme des centres de santé, des écoles, des magasins subventionnés, etc.

Les comités de terres urbaines, nés dans les bidonvilles bien avant la victoire de Chávez, ont obtenu une reconnaissance légale et établissaient en collaboration avec les services de l’État des titres de propriété pour les habitations illégales garantissant ainsi la pérennisation du droit au logement.

Autant de décisions politiques qui expliquent largement l’enthousiasme de la population vis-à-vis de la « révolution bolivarienne ». Toutes ces mesures étaient à contre-courant des politiques néolibérales imposées partout sur la planète. Aussi, s’opposer à cette vague néolibérale représentait un espoir pour tous ceux qui aspirent à changer le monde.

Cependant, le chavisme n’est pas anticapitaliste et le socialisme du 21e siècle dont il se réclame n’a jamais été défini. Il ne s’est jamais agi de remettre en cause le poids de la bourgeoisie dans l’économie vénézuélienne dont la place n’a pas été contestée. C’est très net quand on regarde les relations sociales de production au sein des entreprises. Pourtant les syndicalistes critiques, ceux qui ont construit l’UNT (Union nationale des travailleurs) après le coup d’État de 2002, contre le syndicalisme réactionnaire de la CTV, avaient une exigence principale : la mise en place du contrôle ouvrier comme premier pas vers la création d’une société socialiste. Le nouveau Code du travail de 2012 n’a pas intégré cette revendication.

Au Venezuela, cet investissement dans les arcanes du pouvoir d’État, des institutions et des entreprises publiques, a eu un effet pervers : la création d’une couche sociale qui, par la place qu’elle y a acquise, a commencé à s’enrichir et à s’identifier au mode de vie de la bourgeoisie. Assez rapidement, cette couche sociale a infléchi la politique économique du gouvernement pour la rendre toujours plus proche des canons du néolibéralisme, mâtinée d’interventions de l’État. Elle a investi les entreprises, en a créé des nouvelles et a cherché à prendre la place de ses concurrents issus de la bourgeoisie « traditionnelle », historique. Elle s’est transformée en fraction de la bourgeoisie et de par son origine historique, issue du chavisme, elle a été désignée comme « bolibourgeoisie ».