Il y a 10 ans, le monde retenait son souffle avec le début du printemps arabe. De féroces dictatures étaient emportées par la résistance acharnée et pacifique des peuples, en Tunisie et en Égypte, notamment. Quelques mois plus tard, la vague d’Occupy traversait les États-Unis et le Canada, avant de « retraverser » l’Atlantique pour impulser de puissantes mobilisations en Espagne, en Grèce et ailleurs en Europe. Dans d’autres contrées, des partis progressistes gagnaient des élections, au Brésil, en Bolivie et ailleurs en Amérique du Sud sous la force de la « vague rose ». Une percée inattendue survenait en Grèce avec Syrisa, qui devenait le gouvernement en 2015, illustrant l’idée que la réinvention de la gauche était en marche. Et effectivement partout dans le monde, ça bougeait, au Sénégal et au Burkina Faso, en Inde et aux Philippines. Au Québec, le leadership réfléchi et stratégique du mouvement étudiant, soutenu par la multitude urbaine, aidé par le beau printemps de cette année, a fait basculer notre société. Non seulement en tassant dans le coin les champions libéraux de l’austéritarisme, mais en ouvrant la porte aux nouvelles générations d’où la croissance spectaculaire de Québec Solidaire.
On était contents, on pouvait se dire, « ça s’en vient ».
Et puis, les choses ont tourné autrement. Le printemps arabe est devenu un hiver cauchemardesque en Syrie, où un régime impitoyable s’est permis de massacrer tout un peuple avec la complicité des puissances, engouffrant toute la région dans une orgie de sang. Aux États-Unis, Wall Street réussissait sous Barak Obama à réparer quelques pots cassés en faisant payer la crise de 2008 par le peuple, d’où l’élection d’un dangereux populiste de droite en 2016. En Europe, de nouvelles coalitions réunissant la droite « classique » à des « nouvelles » extrêmes-droites faisaient des percées importantes, pendant que les contingents de la gauche semblaient à court d’idées. Des « hommes forts » prenaient le devant de la scène en Inde, aux Philippines, en Turquie, au Brésil et ailleurs. Les mouvements de masse qui avaient eu le vent dans les voiles se heurtaient à un dispositif du pouvoir raffermi, beaucoup plus répressif et régressif, au profit d’un 1% d’une insolence absolue. Profitant de ce moment, une « nouvelle-ancienne » droite s’est recomposé au Québec autour d’une seule personne, François Legault, élu par défaut par un électorat écœuré des vieux partis. Le 17% de QS a été un baume, peut-être un signal, que la « game » n’était pas terminée.
Et
effectivement en 2019, on a observé les grands remous. Quelque chose comme une
nouvelle onde de choc a fait son éruption aux quatre coins de la planète, parfois
là où on s’y attendait le moins : Bagdad, Khartoum, Santiago du Chili, Alger,
Port-au-Prince, Barcelone, Quito et même Hong Kong, pendant que la France, ce
pays du combat éternel, se ré-enflammait dans un formidable mouvement de
mouvement, avec les syndiqués, les déclassés, les étudiants, les gens des quartiers.
Parallèlement, les droites, pour la plupart, sont entrées en crise, comme on le
voit aux États-Unis, en Inde, en Italie, au Brésil. Certes elles résistent par
toutes sortes de moyens, en ayant imaginé une sorte de nouvelle formule de coup
d’état, moins casqué et armé, mais tout aussi redoutable et répressif, ce qu’on
observe en Chine, en Bolivie, en Espagne-Catalogne. À travers tout cela apparaît
la gigantesque escroquerie du capitalisme prédateur, destructeur de la vie,
sans foi ni loi et de son frère jumeau, la « démocrature », où on
fait semblant de respecter les droits alors qu’on les viole 24 heures par jour.
En
dépit de tout, des partis, des États mêmes, sont discrédités, ridiculisés. Les
Argentins avaient inventé la formule, « Que se vayan todos »! (Qu’ils
partent tous).
En
septembre dernier, on était des millions, à commencer par la plus grande
manifestation de l’histoire à Montréal, à dire, « le problème n’est pas le
climat, le problème, c’est le système ». Les efforts ridicules du dispositif
du pouvoir à prétendre « verdir » le capitalisme ne changeront rien à
une conscience populaire fortement enracinée, appuyée par une armée de
scientifiques consciencieux, et une nouvelle génération de réseaux de plus en
plus organisés, disposant d’une pensée « stratégique » (savoir où,
quand et comment frapper).
L’histoire
n’est jamais terminée, en dépit des espoirs pervers de tous les réactionnaires
du monde et de leurs intellectuels-mercenaires. La violence va probablement s’accentuer,
on le sent avec l’arrogance des gouvernances prêtes à tout. Des supergrands
(les États-Unis, la Chine, la Russie) se font déjà la guerre par procuration,
tout en préparant de méga conflits qui pourraient ressembler aux films de
science-fiction !
Plus terre-à-terre, on n’avait pas vu comme on l’a vu dans les deux dernières années des forces du (dé)sordre tirer à bout portant sur des manifestants non-armés à Paris, Delhi, Santiago, Istanbul. Avec les murs visibles et invisibles, on lance un arsenal de guerre contre les masses en mouvement qui fuient pour leur vie. On voit des législations liberticides et des systèmes frauduleux d’une ampleur sans précédent briser non seulement des mouvements populaires, mais aussi la résistance de certains gouvernements ou partis sensibles aux intérêts du peuple, comme en Bolivie et en Angleterre.
De l’autre côté, on ne restera pas les bras croisés. Dans chacune des grandes régions du monde dont a très brièvement parlé, les mobilisations ne vont pas cesser. Après une décennie intense comme on l’a connu, des mouvements ont muri. La puissante montée d’un féminisme populaire ici et là, et notamment en Amérique latine et aux États-Unis, secoue la cage. Comme l’irruption des minorités racisées et discriminées qui exigent une reconnaissance, non seulement (et non surtout) des États, mais des sociétés dans lesquelles elles vivent dans une zone de semi-citoyenneté. Les vielles recettes du populisme, de la politique de tout-le-monde-contre-tout-le-monde (surtout contre les immigrants et les réfugiés) et de l’identitarisme s’enlisent en devenant évidentes, aux yeux des peuples, pour ce qu’elles sont, comme elles l’avaient été à l’époque de la montée des fascismes au vingtième siècle.
Des
générations de jeunes et de jeunes de cœur font des bilans. De nouveaux espaces
de débats et de recherches sont mis en place, la plupart du temps à l’extérieur
des lieus sclérosés que sont devenus les universités, en combinant d’anciennes
méthodologies (universités populaires) avec de puissants outils numériques. Un
peu partout, on teste de nouvelles manières, de nouveaux moyens, de nouveaux outils.
On expérimente pour déterminer comment combiner l’action méthodique et lente de l’éducation populaire, de l’accumulation des forces (c’est un marathon, pas un sprint!), avec quelques grands coups, comme le sera probablement les manifestations écologistes de l’automne prochain. On sait que le pouvoir ne se « prend » pas comme une pomme pourrie par un changement soudain ou une élection, mais on sait aussi qu’on ne fait pas pousser les plante plus vite en les tirant la tige. Il faut non seulement de la patience, mais un « art » politique qui permet d’avancer pas à pas dans la « guerre de position » de Gramsci, où on confronte les pouvoirs, et pas seulement dans leur carapace de coercition, mais plus loin encore, dans leur dispositif profond de domination et dans leur incroyable capacité de fabriquer du « consentement », comme nous l’a expliqué Chomsky. On sait que la « grande transition » à laquelle on aspire a besoin d’une « grande convergence ».
Pour renforcer nos réflexions, on sort peu à peu des dichotomies éculées et dogmatiques. On arrête de dire qu’on sait tout. On cesse de se réclamer de manière stupidement fermée de grandes expériences et de grandes intellectualités qui nous ont légués, non pas des recettes, des mots magiques, des formules, mais des pistes, des méthodes rigoureuses, du courage et aussi, le goût de l’enquête qui vient de la confrontation entre les théorisations et les pratiques.
Le
grand poète cubain José Marti, au début du vingtième siècle, juste avant les
grandes turbulences qui ont secoué le monde pendant plusieurs décennies,
disait, « c’est l’heure des brasiers ». Pour nous donner du courage,
il disait aussi que derrière le feu incandescent des confrontations, « il ne faut y voir que la lumière ».
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