Alain Gresh, extrait d’un texte paru dans Orient XXl, 1 octobre 2020
Herbert. R. McMaster, qui fut une année durant conseiller national à la sécurité du président américain Donald Trump, a expliqué le 20 septembre 2020 qu’Al-Qaida et l’organisation de l’État islamique (OEI) disposaient de plus de capacités aujourd’hui qu’avant le 11-Septembre et qu’elles avaient accès à des moyens de destruction bien plus dévastateurs. Cette déclaration coïncide avec les négociations qui se déroulent au Qatar sur l’Afghanistan et dont le résultat probable sera d’acter le retour des talibans au pouvoir, voire à tout le pouvoir. Près de vingt années de « guerre contre le terrorisme » pour en arriver là ? Tout ça pour ça ?
Cette guerre, pour la région qui s’étend du Maroc au Golfe, a signifié bombardements, destructions, morts, réfugiés. Les espoirs nés en 2011, ravivés en 2019 par les soulèvements en Irak, au Liban, en Algérie restent encore à exaucer : la transition (chaotique) en Tunisie et le renversement d’une dictature trentenaire au Soudan restent des succès isolés. La vague de Covid-19 a amplifié les souffrances indicibles de populations, enfermées dans un dilemme sinistre, mourir du virus ou mourir de faim. Partout, des élites dirigeantes incompétentes s’accrochent à leurs postes, à leurs privilèges et à leurs comptes à l’étranger. Les structures étatiques, là où elles n’ont pas été englouties dans des guerres civiles, se réduisent à un appareil de répression de plus en plus brutal.
Face à ce délitement qui se produit à ses frontières, l’Europe — comme les États-Unis d’ailleurs — a retrouvé ses vieux tropismes : défendre la stabilité contre « le terrorisme », les régimes en place contre les aspirations des peuples, comme celui du président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, dont le bilan répressif est bien plus sanglant que celui — déjà peu glorieux — de son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan. Pour l’Occident ces régimes sont des remparts contre le terrorisme, alors même que leurs politiques l’alimentent ; contre les vagues migratoires, alors même qu’elles sont le résultat de l’immobilisme qui désespère une jeunesse dont l’unique horizon devient le départ à l’étranger.
L’aveuglement occidental se manifeste aussi avec la « paix » signée entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Peut-on appeler « paix » un accord qui « oublie » les Palestiniens et leurs droits, et donne une prime à la colonisation des territoires palestiniens occupés au mépris du droit international ? Pour obtenir le ralliement du Soudan, les États-Unis ont soumis les nouvelles autorités à un chantage odieux : signer un accord avec Israël ou rester sur la liste américaine des États soutenant le terrorisme, ce qui prive de ressources vitales un des pays les plus pauvres de la planète. Imaginons le tollé que provoquerait un tel cynisme s’il venait de Moscou ou de Pékin.
Washington comme Tel-Aviv savent que le type de règlement qu’ils préconisent n’est négociable qu’avec des dictatures. Le choix des Émirats ne doit rien au hasard : ces mini-États évoquent 1984, la dystopie de George Orwell, où le clinquant technologique camoufle à peine le contrôle méticuleux des corps et des esprits. Et leurs médias aux ordres peuvent proclamer en toute impunité que « la guerre, c’est la paix ». Pousser le Soudan dans la même voie, malgré l’opposition de sa population, c’est contribuer à l’échec de cette fragile transition vers la démocratie.
Ces grilles d’analyse de la région – menaces terroristes, islamistes, migratoires –, et les réponses militaires et sécuritaires qui en découlent occultent les véritables problèmes. Comme l’explique Bertrand Badie dans son dernier ouvrage1, les crises que nous connaissons sont désormais avant tout sociales, sanitaires, alimentaires ou climatiques. Ce sont elles qui alimentent les conflits et rendent les armées et la force impuissantes.