Pierre Beaudet
Le Canada, nous dit le ministre des affaires extérieures Marc Garneau, entend défendre les principes de respect des droits humains, d’où l’imposition de sanctions contre la Chine à propos de la répression contre les Ouighours.
Une politique extérieure hostile aux droits humains
En réalité, l’État canadien est totalement engagé avec des États répressifs un peu partout dans le monde :
- Avec l’Arabie saoudite, où le régime assassine, viole et emprisonne (notamment les femmes), c’est « business as usual ». La vente d’armes canadiennes continue allègrement.
- Le gouvernement indien actuel viole les droits des minorités, notamment les 150 millions de musulmans et promeut une politique de la haine qui s’apparente de plusieurs manières au régime nazi à l’époque de l’extermination des Juifs. Avez-vous entendu Trudeau ou Garneau dire quelque chose sur cela ?
- Le gouvernement de la Turquie, fidèle allié du Canada dans le cadre de l’OTAN, mène une guerre sans fin contre l’importante minorité kurde (15 millions de personnes), emprisonnant les militants des organisations kurdes et en poursuivant une impitoyable guerre dans l’est du pays où est concentrée cette minorité. À moins que je ne sois sourd, je n’ai pas entendu le Canada s’exprimer sur cette question.
- Lors des coups d’état organisés au Honduras et au Paraguay, et plus récemment au Brésil et en Bolivie, le Canada entretient des liens étroits avec les apprentis dictateurs tels Jair Bolsonaro.
On pourrait continuer sur cela pendant longtemps, sans compter l’alliance subordonnée avec les États-Unis qui conduit le Canada à jouer le rôle de larbins dans les innombrables aventures de la « guerre sans fin » menée contre les peuples en Afghanistan, en Irak, en Syrie. Il faut vraiment avoir un esprit tordu pour penser que les sanctions contre la Chine s’inscrivent dans les « valeurs canadiennes ».
La « menace » chinoise
En réalité, l’objectif des États-Unis, avec l’appui du Canada, est d’organiser une grande offensive contre la Chine sur plusieurs niveaux (économique, politique, militaire). La Chine aux yeux de Washington est devenue trop forte, l’adversaire à abattre. Fait à noter, il y a un consensus au sein des élites états-uniennes sur cette question, comme on le constate depuis plusieurs années (de Clinton à Bush en passant par Obama et Trump). Dans le contexte du déclin de l’impérialisme américain, Washington ne tolère plus les exploits de la croissance chinoise dirigée par un parti/État tout puissant, qui refuse d’intégrer les « règles », comme par exemple, la protection de son système financier contre la financiarisation et la spéculation organisées depuis Wall Street.
Contre la Chine « émergente »
Autre « crime » de la Chine que les États-Unis ne veulent pas laisser impuni, l’économie chinoise tente de se sortir du cercle vicieux de la dépendance envers les grandes puissances en donnant aux secteurs de la haute technologie un élan qui menace les monopoles des États-Unis et de ses alliés-subalternes comme le Canada. Ainsi selon Cédric Leterme[1], la Chine a déposé en 2019 le plus grand nombre de brevets auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement estime que la Chine est à veille de dépasser les États-Unis dans les secteurs de l’intelligence artificielle, le « big data » et le 5G[2]. En parallèle, la Chine est devenue un très gros joueur dans les régions du Sud qui pendant si longtemps sont restées dans l’ombre des États-Unis, notamment l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Asie. On comprend dès lors l’importance pour les États-Unis d’entraver cette évolution. Mais comment faire cela ? Plus facile à dire qu’à faire. Néanmoins, les puissances impérialistes ne vont pas de laisser distancier facilement.
Le nouveau « péril jaune »
Les États-Unis en effet disposent encore de puissants avantages, dont une suprématie militaire incontestable (le budget militaire des États-Unis dépasse celui de tous les autres pays dans le monde, y compris la Chine, la Russie, les pays de l’Union européenne, etc.). En Asie, les États-Unis disposent d’un puissant réseau de bases militaires permanentes, sans compter les ententes réalisées avec certains pays de la région (le QUAD). Depuis Obama, la priorité est d’assurer le contrôle états-unien sur l’Asie-Pacifique. Parallèlement, les États-Unis, comme ils l’ont fait pendant longtemps durant la guerre froide contre l’Union soviétique, sont en mesure, souvent via des relais, d’appuyer des foyers de dissidence en Chine, notamment dans le Xinjiang et au Tibet. Enfin, Washington a une autre arme de « destruction massive » qui est de construire autour de l’immense réseau médiatique et culturel, où les thèmes de la « perfidie chinoise » sont reproduits de mille manières (la Chine serait responsable de l’épidémie du COVID, par exemple). Des millions d’Américains déchus sont maintenant convaincus qu’ils ont perdu leur emploi à cause de la Chine, au lieu de porter le blâme sur les responsables politiques et corporatifs qui ont mis en marche la mondialisation néolibérale. Depuis 2019, le racisme anti-chinois est en hausse en Amérique du Nord, y compris au Canada.
Les angles morts de la Chine
Cette nouvelle offensive des États-Unis est facilitée du fait des pratiques autoritaires du Parti/État qui essaie (sans toujours réussir) de bâillonner la dissidence interne et de mettre en œuvre des pratiques carrément discriminatoires contre les minorités, y compris les Ouighours. D’autre part, l’expansion de la Chine dans l’économie mondiale prend l’allure de l’appropriation des terres et de l’érection de méga projets extractivistes menaçant les populations et l’environnement, notamment en Afrique et en Amérique latine. En réalité, le dispositif du pouvoir en Chine se construit sur le même socle du capitalisme mondial, même si cela se fait sous des formes en partie différentes[3]. Il est illusoire de penser que l’expansion de la Chine se fait pour des motifs altruistes, encore moins internationalistes.
Nous ne sommes pas dupes
L’implication enthousiaste du Canada dans la nouvelle guerre froide ne peut pas être considérée autrement que ce qu’elle est, dans l’embrigadement du Canada-subalterne derrière les États-Unis. Il faudrait être naïf, ou pire, complice, pour penser que cela a à voir avec les « principes » de respect des droits humains. Pour autant, une autre naïveté est d’imaginer que la Chine est l’« allié » des peuples en lutte contre l’impérialisme. La Chine défend son propre terrain, pas plus pas moins, en tant que puissance impérialiste émergente. Pour nous, l’ennemi de notre ennemi n’est pas notre ami.
[1] Cedric Leterme, « Au-delà de la menace chinoise », Alternatives sud, Chine : l’autre superpuissance. Vol. 28, 2021.
[2] CNUCED, Rapport sur l’économie numérique, 2019
[3] En Chine, le capitalisme est mené par l’État, et non l’inverse. Ce capitalisme d’État reproduit les conditions que l’on connaît dans le capitalisme « tout court » : l’accumulation pour l’accumulation, l’exploitation des travailleurs et des travailleuses, le pillage des ressources et la dégradation de l’environnement, la discrimination, l’enrichissement d’une classe de milliardaires tant dans l’appareil d’état que dans le secteur privé, etc.