Pierre Beaulne[1]
À première vue, le Canada ne semble guère se qualifier comme pays impérialiste. Tout au long de son histoire, il a plutôt subi les pressions de l’impérialisme britannique, puis de l’impérialisme étatsunien. Malgré cela, une classe capitaliste autochtone désireuse de poursuivre ses propres intérêts est parvenue à se constituer. Assez rapidement, ses activités ont débordé les frontières nationales, appliquant les schémas organisationnels et les modèles d’affaires utilisés par les autres puissances économiques. L’expansion à l’étranger de ces capitaux s’est orientée dans deux domaines : les finances et les utilités publiques. Plus récemment, les investissements directs canadiens se sont diversifiés dans d’autres domaines comme les télécommunications, le commerce, les ateliers de misère. Mais alors qu’ils déclinent dans la fabrication, ceux-ci progressent surtout dans la finance et les assurances, les industries extractives et la gestion des sociétés. Ces trois industries comptent maintenant pour 70 % du total des investissements directs canadiens à l’étranger[2]. Quant aux investissements de portefeuille canadiens à l’étranger, ils ont explosé depuis deux décennies. Profitant pleinement de la mondialisation, le capital canadien s’internationalise comme jamais auparavant, s’articulant aux nouvelles formes d’exploitation et de domination économiques caractéristiques de l’impérialisme, au point de tendre à s’y dissoudre.
Quand les banques canadiennes sortent
La présence des banques canadiennes à l’étranger remonte à la deuxième moitié du XIXe siècle. La Banque Royale, à l’origine la Merchant’s Bank of Halifax, est encouragée par Londres à s’intéresser au financement du commerce des produits tropicaux en provenance des Antilles où elle prend pied dès 1864. De son côté, la Banque de Nouvelle Écosse s’établit en Jamaïque en 1889 pour soutenir le commerce maritime et le tourisme. L’expansion se poursuit jusqu’ à la Grande Dépression. Au début du XXe siècle, une certaine rhétorique impérialiste s’empare des banquiers canadiens[3]. Ceux-ci font pression sur Ottawa pour qu’il demande à l’Imperial War Cabinet de Londres de lui céder les Antilles britanniques comme compensation pour la participation du Canada dans la Première Guerre mondiale, une demande qui ne se matérialisera pas.[4]
Une deuxième vague d’expansion s’amorce dans les années 1960, pour tirer profit des besoins de financement du développement industriel en Amérique latine. Les opérations des banques prennent un élan considérable dans les années 1970 grâce au lucratif marché du recyclage des pétrodollars partout en Amérique latine. Cette vague culmine avec la crise de la dette des pays d’Amérique latine au début des années 1980, qui met un terme à l’effervescence bancaire. Après l’acquisition de la Banque Harris de Chicago par la Banque de Montréal, en 1984, les années 1980 sont une période de consolidation interne et de restructuration des dettes souveraines. La Banque Royale se déleste de portions importantes de ses actifs dans les Caraïbes.
La reprise de l’expansion extérieure commence à poindre au milieu des années 1990, sous forme d’élargissement des opérations bancaires habituelles, mais aussi d’acquisitions. Dans le cadre des orientations néolibérales, le décloisonnement des opérations permet l’intégration des opérations bancaires, de courtage et d’assurances, ce qui donne aux banques des assises plus larges. La levée graduelle des restrictions sur les placements à l’étranger de l’épargne retraite, ainsi que le refus du gouvernement fédéral d’autoriser la fusion des grandes banques canadiennes, pousse celles-ci à s’extérioriser davantage. La globalisation des marchés financiers est à l’ordre du jour. Les banques canadiennes ne tiennent pas à rester sur la touche à regarder passer la parade. Elles vont chercher à tirer le meilleur parti des paradis fiscaux des Caraïbes où elles ont depuis longtemps pignon sur rue, si l’on peut dire.
La troisième vague d’expansion est alimentée par la privatisation de banques d’État ou la vente de banques privées en Amérique latine. La Banque Scotia mène le bal à cet égard en multipliant les acquisitions. Entre-temps, la Banque Royale et la Banque TD concentrent leurs acquisitions aux États-Unis dans les services commerciaux et de détail, suite à l’échec de leur tentative de fusion en 1997.
La crise financière de 2008 donne un coup de frein à cette expansion, mais celle-ci reprend de plus belle peu après du fait de l’état de santé fort enviable des banques canadiennes au sortir de cette crise. On commence maintenant à s’intéresser davantage à l’Asie, un marché plus dynamique. Les grandes banques cherchent à prendre pied en Chine, ainsi que dans toutes les grandes capitales. Mais c’est un marché plus réglementé que celui d’Amérique latine où il est plus difficile de pénétrer.
Au total, les cinq grandes banques canadiennes ont un degré d’exposition extérieur variable. La plus internationalisée est la Banque Scotia, présente dans 55 pays, solidement implantée au Mexique, dans les Caraïbes et en Amérique latine. La Banque de Montréal, la Banque Royale, la TD et la CIBC ont des activités importantes aux États-Unis, la Banque TD étant la plus centrée sur l’Amérique du nord. Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de savoir que ce sont souvent les mêmes personnes qui siègent aux Conseils d’administration des banques et des grandes entreprises actives au Canada[5].
Terrain miné
Le Canada est un des gros joueurs dans l’industrie minière. Environ 60 % de la capitalisation boursière mondiale de l’industrie passe par les places financières canadiennes. Les trois quarts des sociétés d’exploration et d’exploitation minière de la planète transigées en bourse ont leur siège social au Canada. Ces compagnies sont inscrites à la Bourse de Toronto et gérées par des bureaux d’avocats à Bay Street ou à Vancouver. Mais les bailleurs de fonds peuvent aussi bien venir d’Australie, de Belgique ou d’ailleurs.
La moitié des actifs détenus à l’étranger est concentrée dans quatre pays: États-Unis (12 %), Chili (14 %), Mexique (14 %), Argentine (10 %). L’Amérique latine, y compris les Caraïbes, compte pour 55 % des actifs.
Pourquoi le Canada ? Plusieurs raisons expliquent cette présence. D’abord, il existe ici une expertise solide en matière de conseil légal et de financement des industries minières. Surtout, la réglementation canadienne touchant les investissements miniers à l’étranger est très laxiste. Les conditions d’inscription en bourse sont fort accommodantes. Il n’est même pas nécessaire d’avoir un Conseil d’administration avec une majorité de résidents canadiens ou une majorité d’actionnaires canadiens pour être considéré comme une entreprise canadienne. Le gouvernement ne s’occupe pas de savoir si ces entreprises payent des impôts dans les pays où elles sont implantées. D’ailleurs il importe peu que ces entreprises opèrent au Canada ou non. Le gouvernement canadien se borne à prescrire aux entreprises de respecter les lois locales et de se comporter en bon citoyen, mais à peu près rien n’est fait pour vérifier la conformité des entreprises aux lois des pays où elles opèrent. Bref, le Canada offre une législation de complaisance pour les sociétés minières, constituant de fait une niche fiscale attirante. C’est ce qui a amené Alain Deneault, William Sacher et Richard Desjardins à qualifier le Canada de « paradis judiciaire » pour les minières, dans leur livre Paradis sous terre[8].
Au Canada, aucun mécanisme ne permet de rendre les compagnies canadiennes redevables de leurs actions à l’étranger, que ce soit au chapitre de l’environnement ou des pratiques sociales. La dernière tentative pour remédier à ces lacunes remonte à 2010 quand l’opposition libérale a présenté le projet de Loi C-300 qui aurait établi des standards internationaux en matière de droits humains et d’environnement pour les entreprises canadiennes pétrolières et minières opérant à l’étranger, rendant l’appui politique et financier du gouvernement conditionnel au respect de ces normes. Malheureusement, le projet a été défait de justesse.
Voilà qui explique en partie les comportements répréhensibles des compagnies minières canadiennes à l’étranger. Ces comportements délinquants, comme le signalait une pétition des Églises Unies du Canada, concernent la destruction de l’environnement, la destruction de terres agricoles et le déracinement de populations, l’incapacité d’obtenir pleinement et adéquatement le consentement des populations locales, la complicité dans les violations des droits de l’Homme, l’utilisation de milices paramilitaires comme forces de sécurité, etc. Les exactions commises par ces milices en termes de viols, de violences exercées sur les populations locales, d’assassinats de militants défraient régulièrement la chronique.
La quantité de litiges et l’étendue des dégâts est proprement scandaleuse : Barrick Gold en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Chili, au Pérou, en République Dominicaine, Excellon Resources à Durango au Mexique, McEwan Mining en Argentine, Anvil Mining Ltd au Congo, Eco Oro Mining à Bucaramanga en Colombie, TVI Pacific aux Philippines, China Gold International au Tibet, Pacific Rim au El Salvador, Tahoe Resources au Guatemala, Blackfire Exploration au Chiapas, Goldcorp au Honduras, Centerra Gold au Kirghizstan et en Mongolie, Gabriel Resources en Roumanie, Belo Sun Mining Co. au Brésil, Talisman Energy Inc. au Soudan, etc[9].
Cette expansion du capital international par le biais du Canada a fortement coloré les orientations du gouvernement canadien. En effet, les activités minières canadiennes à l’étranger constituent un puissant moteur des politiques gouvernementales envers les pays en développement. La présence importante d’investissements en Amérique latine coïncide avec une prolifération de traités de libre-échange avec les partenaires commerciaux du secteur minier, en particulier le Pérou (2009), la Colombie (2010), le Honduras (2011), Panama (2012), alors que nombre d’autres négociations sont en cours. Pour mémoire, en plus d’être connu comme fournisseur de pavillons de complaisance, le Panama a la réputation de jouer un rôle de premier plan dans le blanchissage des fonds issus du narcotrafic[10]. Les intérêts de l’industrie canadienne sont également reflétés dans les Accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE). Depuis le début des années 1990, 27 accords de ce genre sont en vigueur; trois autres ont été signés en 2014. [11]
Le Canada, une nouvelle niche fiscale
Déjà le Canada constitue un paradis fiscal pour l’industrie minière à cause de sa législation de complaisance. Mais plusieurs autres dispositions fiscales attirent les entreprises étrangères.
Le taux d’imposition fédéral sur les profits a été sensiblement réduit ces dernières années, passant de 22 % en 2006 à 15 % en 2012. Pour mémoire, le taux se situait à 38 % en 1972. Parallèlement, les provinces ont été encouragées à réduire leur taux à 10 %. Si bien qu’aujourd’hui le taux combiné fédéral-provincial se situe autour de 26,5 %, comparativement à 35 % aux États-Unis.
En outre, les États-Unis imposent les profits des filiales d’entreprises américaines partout dans le monde quand l’argent est rapatrié vers la société mère, ce qui n’est pas le cas au Canada. Ces avantages ont donné naissance à ce que certains appellent « l’inversion fiscale ». Selon cette stratégie, l’entreprise étatsunienne procède à une réorganisation dans un pays où les avantages fiscaux sont supérieurs en achetant ou fusionnant avec une entreprise locale. Cela permet de transférer l’argent gagné à l’international à la société mère sans payer d’impôt additionnel aux États-Unis. Selon une compilation du magazine Fortune, déjà 28 fleurons étatsuniens se sont incorporés à l’étranger[12].
Parallèlement, le gouvernement a multiplié les conventions fiscales avec les paradis fiscaux antillais. La première de ces ententes conclue avec la Barbade remonte à 1980. Aujourd’hui des « Accords d’échange de renseignements fiscaux » existent avec une douzaine d’îles. Ces ententes permettent aux sociétés de déclarer des revenus internationaux dans les juridictions où les impôts sont minimes pour ensuite retourner l’argent au pays sous forme de dividendes non imposables au Canada.[14]
Conclusion
Tout cela fait-il du Canada un pays impérialiste ? Pas au sens classique, en tout cas. Comme le faisait remarquer Cy Gonik, le Canada ne domine aucun autre pays politiquement ou économiquement[15]. Il n’a pas la capacité militaire ou diplomatique de protéger les multinationales canadiennes implantées à l’étranger. L’économie canadienne est structurellement liée à celle des États-Unis qui, seulement au chapitre du commerce, absorbe les trois-quarts de ses exportations de marchandises, comptant pour un cinquième du PIB. Par ailleurs, à l’ère des marchés financiers globalisés, l’exportation de capitaux ne constitue plus un critère de différenciation. À peu près tous les pays exportent maintenant des capitaux. De plus, le gros des investissements canadiens à l’étranger s’effectue encore dans les pays avancés, en Amérique du nord ou en Europe. Même si le contrôle américain de l’économie canadienne a reculé et que les capitaux canadiens s’exportent davantage aux États-Unis, le stock de capitaux américains détenus par des Canadiens ne représente qu’une faible fraction du total.
De nos jours, cependant, l’impérialisme s’apparente davantage à un système mondial de rapports de domination et d’exploitation, au sein duquel les États-Unis occupent toujours la place du conducteur. Ceux-ci exercent leur influence de manière directe, mais aussi à travers des relais. À cet égard, le Canada constitue un rouage de ce système.
[1] Extraits d’un texte paru dans les Nouveaux Cahiers du capitalisme, numéro 13, 2015.
[2] Statistique Canada, Cansim 376-0052
[3] Peter James Hudson, Imperial Designs: the Royal Bank of Canada in the Caribbean, Department of History at Vanderbilt University in Nashville, Tennessee.
[4] Kevin Edmonds, Canadian Banks and Economic Control in the Caribbean, North America Congress on Latin America, 15 mars 2012.
[5] Murray Cooke, Banking On Mergers, Center for Social Justice, Toronto, 2005
[6] Alain Deneault, Paradis fiscaux : la filière canadienne, Écosociété, 2014
[7] Statistique Canada, Cansim 376-0051
[8] Alain Deneault, William Sacher, Richard Desjardins, Paradis sous terre, Écosociété, Octobre 2012
[9] Dave Dean, 75 % of the world’s mining companies are based in Canada, 9 juillet 2013 http://www.vice.com/en_ca/read/75-of-the-worlds-mining-companies-are-based-in-canada,
[10] Alain Deneault et Claude Vaillancourt, S’acoquiner avec le paradis du narcotrafic, Le Devoir, 21 décembre 2010
[11] Gouvernement du Canada, Les APIEs du Canada, Affaires étrangères, commerce et développement Canada.
[12] Stéphanie Gramond, La passe fiscale de Tim Hortons, La Presse, 26 août 2014
[13] Nicolas Van Praet, Financial Post, 25 août 2014. http://business.financialpost.com/2014/08/25/washington-likely-to-keep-close-watch-on-tax-loophole-as-burger-king-seeks-to-become-canadian/
[14] Tax Justice network, Indice d’opacité financière, 7 novembre 2013.
[15] Cy Gonik, Is Canada An Imperialist State ?, Canadian Dimension, 29 octobre 2006