Étrange et fascinant volume que ces Écrits sur l’aliénation et la liberté de Frantz Fanon que, sous la direction de Jean Khalfa et de Robert J.C. Young, font paraître les éditions La Découverte. Étrange d’abord, car foisonnant, labyrinthique, presque excessif dans sa générosité : non seulement ce recueil dévoile tous les inédits et introuvables de Fanon connus à ce jour (sans aucune restriction de statut, de période, d’état d’achèvement, etc.) mais encore s’y ajoutent des documents aussi intrigants pour le chercheur ou l’érudit décolonial que la liste détaillée d’une part significative de sa bibliothèque (agrémentée d’indications sur les annotations marginales que Fanon inscrivit dans les livres qui l’ont marqué) ou encore le résumé détaillé d’un cours qu’il donna à l’université de Tunis.
Mais, disais-je, ces Écrits sont aussi (et surtout) un objet fascinant. D’abord parce que les éditeurs ont fait le choix judicieux d’arrimer la parole proliférante de l’auteur à un appareil critique, tantôt clair, sobre et informatif, tantôt brillant, suggestif et audacieux (l’excellent commentaire des pièces de théâtre du tout jeune Fanon que déploie Young appartient à cette seconde catégorie). Mais jamais, pour emprunter une métaphore à George Steiner, le commentaire ne vient étouffer la pensée fanonienne, à la façon d’un lierre jaloux, escaladant, s’étoffant en étouffant le monument sur lequel il s’appuie. Toujours, l’explication adapte à l’œuvre son registre. Ensuite, et c’est là l’essentiel, fascinant en raison des textes eux-mêmes dont la prodigieuse variété n’atténue pas l’impression diffuse qu’une secrète unité les anime. On a toujours le sentiment d’une tonalité commune, liant la thèse de psychiatrie aux écrits politiques parus dans El Moujahid au cœur de la guerre d’Algérie, connectant le style sincère et épuré des éditoriaux parus dans les journaux internes d’hôpitaux psychiatriques et celui, célère et organique, des pièces de jeunesse.
Par son parti pris radical – tout donner à lire de la manière la plus intelligible possible – ce tome d’Écrits sur l’aliénation et la liberté semble ne viser qu’un but : faire voir, enfin, Fanon lui-même, lui tout entier. Et le lecteur est mis en demeure d’accepter sa protéiformité. En recourant à un concept fanonien, je dirais que, plus qu’un livre, ces Écrits sont une « constellation ». Qui s’y aventure encourt le risque de s’égarer parmi les astres, mais c’est un danger auquel devront à présent s’exposer tous les curieux de Fanon. En sortiront grandis tous ceux qui ne se satisfont pas du portrait douceâtre d’un Fanon modéré et tolérant, d’un Fanon iréniste et « color blind »… Bref, d’un Fanon scandaleusement en harmonie avec les notions asséchées et désensibilisantes dont se gargarise la présente époque, notamment lorsqu’elle se pique de militantisme. Car l’un des grands mérites de ces Écrits est de se dresser sur la route de ceux qui, tout à leur lecture presbyte et exclusive de Peau noire, masques blancs, ignorent l’engagement du militant du FLN, la verve du conférencier panafricain, et tentent de le domestiquer, de l’acclimater à la froideur boréale de leur tempérament politique. À ceux-là, ces Écrits rappellent que Fanon vient bien d’ailleurs : d’un autre monde et d’un autre temps que le leur. Sa contemporanéité, la vigueur inentamée de sa pensée et de son style, tiennent précisément à son inadéquation avec les idées qui, dans l’Europe d’aujourd’hui, ont le plus de vogue.
Qui osera reprendre à son compte cette objection adressée au grand écrivain Richard Wright, jugé trop modéré : « S’il est une démarche stérile, c’est bien celle qui consiste, pour un opprimé, à s’adresser au “cœur” de ses oppresseurs : il n’est pas d’exemple, dans l’histoire, d’une puissance dominante qui ait cédé aux objurgations, si émouvantes ou raisonnables soient-elles, de ceux qu’elle écrasait ; contre des intérêts matériels, sentiments et bon sens ne sont jamais entendu » (p. 524). Ceux qui brandissent des livres de Fanon mais frémissent quand le PIR évoque une « gauche blanche » pourront-ils admettre la violence de ces propos visant le politique SFIO Paul Rivet, et tous les gens de la même eau : « Chauvinisme et racisme, voilà donc l’héritage spirituel que laisse Paul Rivet, “homme de gauche” s’il en fut ! D’aucuns expliquent les positions rétrogrades de ces hommes de gauche en France par une soi-disant ignorance du problème colonial ou par les difficultés rencontrées dans l’action pratique. Le testament de Paul Rivet – et ce cas ne nous intéresse que parce que typique – montre à l’évidence que c’est l’idéologie même de cette gauche qui est en cause » (p. 495). Combien, enfin, seront horrifiés en apprenant que, sans rien renier de ses convictions sécularistes, Fanon eut avec le penseur chiite Ali Shariati une correspondance dans laquelle il avançait que « l’islam a plus que toutes les autres puissances sociales et alternatives idéologiques, la capacité anticolonialiste et le caractère antioccidental » (p. 543) ?
Ce ne sont là que quelques exemples, mais ils donnent le ton. Dans un article récemment traduit en Français, l’importante philosophe étatsunienne Judith Butler faisait une étrange suggestion. Au lieu de lire l’œuvre de Fanon dans l’ordre de parution de chaque texte, elle propose de considérer que « philosophiquement parlant, […] Peau noire, masques blancs devrait en fait suivre Les Damnés de la terre » [1] – la raison principale étant que la note paisible sur laquelle se clôt le premier livre de Fanon adoucit l’âpreté résolue des Damnés, ouvrage rédigé au cœur de la guerre par un écrivain au seuil de la mort. Toutefois, l’analyse de Butler fait bon marché de la dynamique existentielle, presque biographique, qui anime chaque ligne de Fanon et que les Écrits sur l’aliénation et la liberté rappellent page après page. Fanon est né aux Antilles, à vécu en France métropolitaine, et a lutté contre le colonialisme en Afrique. Pour génial, pour inépuisable qu’il soit, Peau noire, masques blancs n’en est pas moins le livre « français » de Fanon, le livre d’un jeune homme de 27 ans qui a déjà l’intuition des batailles à venir (n’oublions pas le beau passage sur les combattants indochinois en conclusion de Peau noire), mais ne s’y est pas encore abandonné. Quelqu’un peut bien rêver, « philosophiquement » bien sûr, de le basculer cul par-dessus tête ; mais « Afrique » et « tiers monde » furent bel et bien les derniers mots du psychiatre martiniquais, et l’étrange révisionnisme qui pousse une auteure, aussi brillante soit-elle, à changer les termes de cette simple vérité mérite d’être considéré avec suspicion.
Si le vrai Fanon effraye nos meilleurs esprits, la lecture de certaines pages de ces Écrits devrait les plonger dans des abimes d’épouvante. C’est que loin d’être un idéologue de la tolérance, Fanon est au contraire le philosophe de l’intolérance à tout ce qui fait barrage à la dignité des peuples du tiers monde et de leurs diasporas. Chacun de ces Écrits, malgré leur diversité, peut être lu comme un assaut lancé contre un pouvoir, une habitude enkystée, une norme dévitalisante. Cette caractéristique n’est pas qu’une dimension décisive de la pensée de Fanon. C’est également celle qu’il investit, en bon existentialiste, dans toute son écriture et dans sa façon d’envisager l’acte même d’écrire.
Cette dimension est particulièrement prégnante dans les éditoriaux qu’il rédigea pour « Notre journal », organe de presse interne à l’hôpital psychiatrique de Blida : « Les pensionnaires qui écrivent dans le journal ne le font pas pour faire quelque chose. Ils expriment chacun quelque chose qui pour eux prédomine. L’acte d’écrire est déjà un acte supérieur. Celui de lire aussi » (p. 277). En raison même de leur apparente banalité, ces éditoriaux font partie des textes les plus intéressants du recueil. En effet, ils témoignent de ceci que, peu importe le contexte ou le destinataire, la pensée de Fanon est toujours présente, pleinement investie dans chacun de ses écrits. Comment ne pas voir au travail, dans tel passage adressé à ses patients et ses collègues, les fondements de sa politique, de son éthique, de son engagement militant ? « Rajouter des commissions à d’autres commissions est une chose. Donner vie à chaque commission, transformer chaque commission en parole de vérité et d’enrichissement est une autre chose. Ce n’est pas immédiatement évident. Car le mensonge n’est pas le fait d’un isolé. Il y a une complicité dans chaque atteinte à la vérité » (pp. 286-287). Au détour de simples réflexions sur la place d’organes représentatifs et démocratiques au sein de l’institution asilaire se lisent déjà l’orientation radicale, mais surtout vigilante, qui sera la sienne au sein du FLN comme dans ses réflexions prémonitoires quand au devenir des jeunes nations africaines : « Toute institution n’est-elle pas en constant danger de viciation ? […] Il faut s’installer au cœur de l’organisation et l’interroger. Si elle est source généreuse, elle doit permettre l’apparition de multiples personnalités. Elle doit rendre possible d’interminables et fructueuses rencontres. Elle doit être constamment multipliée. Elle doit être à la disposition, au service de ses membres […] si enfin elle ne provoque pas la responsabilité de ses membres, alors c’est qu’il est temps de s’arrêter. On fait fausse route » (p. 281).
Ce recueil met, plus nettement que jamais, en évidence le lien existant entre la réflexion psychiatrique et la philosophie sociale de Fanon. Issu d’un courant thérapeutique avant-gardiste né au milieu du XXe siècle, l’analyse institutionnelle, il semble en de nombreuses pages anticiper sur cet autre héritier majeur de ce courant que fut Félix Guattari (y compris dans ses incursions philosophiques-expérimentales aux côtés de Deleuze). Le cours de Tunis que dévoilent Young et Khalfa, intitulé « Rencontre de la société et de la psychiatrie » et transmis par Lilia Ben Salem (qui y assista) en est la preuve. C’est probablement le texte le plus intéressant pour qui s’intéresse à l’aspect philosophique et spéculatif de l’œuvre de Fanon, ainsi qu’à son lien à la tradition marxiste humaniste. Malgré sa brièveté, l’auteur y aborde de front une vaste série de sujets qui, s’ils étaient présents dans l’œuvre publiée, n’y étaient souvent qu’effleurés. S’en dégagent ainsi, outre des explications quant aux liens entre science du psychisme et sciences sociales, un questionnement sur le capitalisme, mais également sur les sociétés de contrôle européennes, le secteur tertiaire et la souffrance au travail.
Ainsi Fanon dessine-t-il les contours d’une véritable géopolitique de la souffrance, avec pour première escale une critique de la réification fortement inspirée de Georg Lukacs dont venait de paraître en traduction l’ouvrage majeur : Histoire et Conscience de classe. Par exemple, en esquissant une ontologie de la pointeuse automatique des usines modernes, Fanon décrit la dépossession par l’ouvrier de sa propre temporalité : son assujettissement à un ordre extérieur et imposé. Après ce passage, qui se laisse lire comme un prolongement existentiel de la critique de l’aliénation du jeune Marx, il aborde la question de la ségrégation raciale en œuvre dans les pays du Nord. S’appuyant notamment sur le blues et le roman africain-américain, il décrit une société où rôde l’extrême violence, un monde structurellement injuste. Les quartiers ghettoïsés sont décrits comme des pièges dans lesquels la vie des Noirs s’empêtre : « On comprend que le “nègre” veuille quitter Harlem ; mais c’est vouloir être blanc » (p. 441).
C’est logiquement vers les peuples colonisés que se tourne la suite du cours où les deux dimensions précédemment développées, l’institution du travail aliéné et le racisme, se télescopent. Fanon y décrit le caractère singulier de la situation des exploités par cette résurgence de l’esclavage qu’était le travail forcé. Si, aux yeux du jeune Marx, le travail en usine se caractérisait par sa dimension déshumanisante, Fanon souligne que l’idéologie coloniale conçoit au contraire la tâche du colonisé comme une tentative pour injecter un peu d’humanité dans son corps bestial et primaire. « Si on veut humaniser la nature, il faut forcer, c’est le travail forcé. Le travail forcé est la réplique du colon à la paresse de l’indigène ; on force l’autochtone à travailler, on va le quérir chez lui. Le travail forcé est une conséquence logique de la société coloniale. Puisqu’on peut forcer l’indigène, on comprend qu’on puisse le frapper » (p. 444). La déshumanisation coloniale n’est pas, comme en Europe, le résultat de l’aliénation : elle la précède et en justifie l’intensification. Ce sont d’abord le droit colonial et une culture raciste prédatrice qui ont fait leur office. À la différence du cas du prolétaire décrit par Marx, aucun effort n’est fait pour maintenir en vie les indigènes astreints au labeur obligatoire. C’est que cette population est un réservoir virtuellement inépuisable de forces de travail consommables et corvéables à merci. Fanon le souligne, un chômeur des colonies « est un indigène dont l’énergie n’a pas encore été réclamée par la société coloniale » (p. 445). Cet acharnement à « socialiser » violemment la « nature » du colonisé, à l’humaniser par le droit et le travail contraint ont eu, en vérité, pour conséquence une défection du social. Le colonialisme est littéralement parvenu à prendre la place de la socialité.
C’est la reconquête de cette socialité, de cet être-collectif indépendant, critique et réfractaire qui traverse, à la façon d’un courant électrique, l’ensemble de ces précieux Écrits sur l’aliénation et la liberté. Redonner son monde au Nègre ; redonner son monde au fou ; redonner son monde au colonisé. Voilà ce qui semble animer l’effort fanonien. Loin des appels, vides et stériles, à « inventer le nouveau » dont se gargarise vainement la gauche contemporaine, Fanon savait qu’il n’est jamais possible de partir que de ce qui est. Lorsqu’un intellectuel aussi remarquable qu’Abdellali Hajjat suggère que Fanon nous inviterait à sortir de l’histoire, à « inventer » le terrain de l’histoire par on ne sait trop quelle ressource de la volonté collective, il mésinterprète sa pensée [2]. L’avenir tel que le pense Fanon n’est pas ce « nouveau » pur, ce produit de l’invention sans vie ni contenu qu’on promet avec d’autant plus de hâte qu’il n’engage à rien [3]. Le Fanon que nous présentent ces Écrits est le penseur du temps et le philosophe de la responsabilité. Il est un révolutionnaire qui ne professe pas le mépris de la mémoire, qui sait que le passé se transforme, se laisse dépasser, mais ne rompt pas. « Une des choses les plus difficiles pour un homme comme pour un pays est de garder toujours présents sous les yeux les trois éléments du temps : le passé, le présent et l’avenir. Garder ces trois éléments sous les yeux c’est reconnaître une grande importance à l’attente, à l’espoir, à l’avenir ; c’est savoir que nos actes d’hier peuvent avoir des conséquences dans dix ans, et donc que nous pouvons avoir à justifier ces actes ; d’où la nécessité pour réaliser cette union du passé, du présent et de l’avenir d’avoir de la mémoire » (p. 235). Contrairement à ce que suggère M. Hajjat, Fanon n’est pas l’homme qui demande aux Nègres de s’arracher « les couches de l’épiderme » (c’est-à-dire les strates de leur passé) ! Il est celui qui leur demande de se considérer avec sagesse, avec cet esprit critique qu’on nomme réflexivité. Car s’il faut s’arracher à quelque chose, c’est bien à ce qui lie au colonialisme, à ce qui sépare de sa propre dignité. Ce mal là n’a pas sa demeure dans les replis sombres de nos peaux, mais dans l’organisation structurellement violente d’une société pathologique.
Ainsi, la politique, dans son concept même, n’est pas autre choque que ce que le théologien nomme l’inculturation de la Foi. C’est-à-dire l’adaptation empathique, compréhensive du projet libérateur aux impératifs et aux défis de l’époque et surtout aux humains bien réels, incarnés, qui le peuplent. C’est là que se mesure sa vérité. Cela exige de s’adresser à ces êtres qui ont une mémoire, des mémoires, de la mémoire. Qui vivent un présent tissé de souffrances et désirent un espoir. Les opprimés existent ; personne ne les invente. L’ultime phrase du cours de Tunis est le plus beau rappel de la conception que Fanon se faisait de la vérité. Nous n’en connaissons pas d’autre : « Le colonisé qui résiste a raison » (p. 445).
Cet article a été publié sur le site du Parti des Indigènes de la République
http://indigenes-republique.fr/le-colonise-qui-resiste-a-raison-sur-les-ecrits-sur-lalienation-et-la-liberte-de-frantz-fanon/
Notes
[1] Butler Judith, « Violence, non-violence : Sartre à propos de Fanon », in : Actuel Marx, n° 55, p. 33.
[2] Hajjat Abdellali, « Les dilemmes de l’autonomie : assimilation, indigénisme et libération », http://quartiersxxi.org/les-dilemmes-de-l-autonomie-assimilation-indigenisme-et-liberation.
[3] On peine à croire que le Fanon qui, en matière de psychiatrie, défend les positions qui suivent pourrait soutenir une doctrine politique absolument opposée : « Réapprendre, je trouve cette expression très belle. […] Il s’agit de permettre au pensionnaire de reprendre, de recommencer en l’aidant à mieux comprendre, à mieux saisir, c’est-à-dire encore une fois mieux se saisir. Il ne saurait s’agir de dire : tout ça ne vaut rien, il faut tout détruire. Il s’agit encore une fois d’offrir au pensionnaire des cadres, des ensembles, des occasions à l’intérieur desquels il lui devient possible de retrouver ce qui a existé. Il faut amener le pensionnaire à redécouvrir le sens de la liberté, premier jalon vers la responsabilité » (pp. 278-279).