Le confessionnalisme contre les peuples

 

Abdelwahab El-Effendi, Orient XXl, 

Réflexions d’un intellectuel arabe · Azmi Bishara est un intellectuel arabe parmi les plus importants. Dans son dernier livre, dont le titre traduit pourrait être « Confession religieuse, confessionnalisme et communautés imaginées » (Arab Center for Research and Policy Studies, 2018), il réfute l’idée dominante selon laquelle le confessionnalisme marque le retour d’un phénomène historique qui aurait régné pendant plusieurs siècles sous diverses formes dans la région arabe.

Pour Azmi Bishrara, ce qui caractérise le confessionnalisme moderne est qu’il entend se baser sur l’idée d’une entité imaginaire transcendant le temps et l’espace. Or le confessionnalisme n’est pas nécessairement le fait d’une confession religieuse traditionnelle, c’est-à-dire d’un groupe partageant une même région géographique et une même expérience historique et cultuelle. Les communautés religieuses ou « confessions » ainsi définies sont quasiment présentes dans toute l’histoire humaine et ne relèvent pas nécessairement d’un phénomène de confessionnalisme.

À l’instar des familles et des tribus, les communautés religieuses étaient des entités solidaires, partageant des croyances et des rituels, mais pouvant coexister avec d’autres communautés religieuses avec lesquelles elles entretenaient d’ailleurs d’étroites relations, contractaient des liens par les mariages et échangeaient biens et services. C’est le confessionnalisme qui, dans ses manifestations modernes, en tant que fanatisme lié à une supposée identité antagoniste d’autres identités, crée la « confession religieuse », et non l’inverse. Au sein d’une telle confession imaginée, l’individu ne vit pas dans le groupe, comme c’était le cas au sein de la communauté religieuse traditionnelle. C’est bien plutôt « le groupe qui vit en lui, et l’habite » pour ainsi dire.

Bishara attire notre attention sur le vide éthique qui favorise cette transformation. Car toute communauté traditionnelle — qu’il s’agisse d’une confession religieuse, d’une corporation, d’un groupe humain partageant un lieu d’habitation, etc. — se constitue autour d’un système de valeurs qui caractérise ce groupe et unit ses membres, et qui constitue le fondement de l’appartenance et son objet. Tandis que dans le confessionnalisme, créé de toutes pièces autour d’une identité imaginaire, l’appartenance n’est pas basée sur des valeurs partagées : elle se substitue plutôt au système de valeurs existant. Ainsi, la classification « avec nous ou contre nous » est un ersatz de la division entre le Bien et le Mal, le Beau et le Laid. Le fanatisme religieux peut même se substituer à la foi religieuse, et l’exercice du culte n’est plus une obligation dès lors que la personne se montre exaltée dans sa défense de la confession en tant qu’identité, appartenance opposée à l’Autre désigné comme l’ennemi. Un membre de la confession peut alors commettre les pires péchés, ils ne lui seront nullement reprochés ; il sera défendu par les siens, qu’il soit victime ou bourreau. Inversement, les vertus de l’Autre n’intercèderont nullement en sa faveur, car il sera incriminé pour son identité.

Ainsi, non seulement on fait fi des principes moraux, mais on adopte des principes binaires dans tout jugement de valeur. Celui qui est « avec nous » sera ainsi favorisé tandis que celui qui est « avec eux » devra subir l’injustice. La jalousie, l’envie et la lutte intéressée deviennent la règle. Tout ce qui sert l’intérêt de la confession selon cette définition inconsistante, étrangère à toute religiosité et éthique appartient au Bien, même s’il est pernicieux, alors que tout ce qui sert les autres relève du Mal, même s’il peut servir l’intérêt général.

Le confessionnalisme est né dans le cadre de l’État moderne, avec l’émergence de sentiments nationalistes, coïncidant avec l’intervention coloniale, et aboutissant à une sorte de tri en vertu duquel certaines identités ont acquis une nouvelle image.

Dans ce contexte, certains conflits, tels que des luttes entre paysans et propriétaires fonciers (comme au Liban), ont acquis un caractère confessionnel sous l’influence de leaders religieux et politiques. L’octroi par les pouvoirs coloniaux d’une « protection » à certaines « minorités » a également conféré à leur identité religieuse une importance particulière au détriment d’autres identités. Ce qui a suscité au sein de ces minorités une plus grande conscience de leur identité, une plus grande fierté, tout en provoquant la colère des autres, qui se retrouvaient ainsi dans le camp des perdants. Cela n’a pas manqué d’entraîner des conflits, voire des massacres, parfois même entre voisins et résidents d’un même quartier, et de conduire à une répartition géographique jusqu’alors inexistante, qui a à son tour renforcé la discrimination et l’altérité.

Trahison des idéaux nationalistes

Dans le cadre de l’État moderne postérieur à l’indépendance, les luttes pour le pouvoir ont contribué à mobiliser le fanatisme confessionnel. Le paradoxe est que des dirigeants politiques (en Irak et en Syrie par exemple) ont accédé au pouvoir par le biais de partis nationalistes laïques, qui leur ont donné cette opportunité précisément parce qu’ils n’avaient pas de doctrine confessionnelle, opportunité que ces leaders n’auraient pas eu s’ils avaient dû se prévaloir de leur appartenance à une « minorité ». Mais dès qu’ils ont pris le pouvoir, ils sont entrés en conflit avec leurs compagnons de route, faisant appel à des soutiens confessionnels tribaux et claniques, nommant parentèle et clientèle aux postes de pouvoir les plus influents, et en excluant tous les autres. Ils auront ainsi renforcé la discrimination et la polarisation pour se maintenir au pouvoir.

Les membres de leur « confession » se sont alors ralliés pour plusieurs raisons, dont la fierté d’appartenir désormais à la classe dirigeante, celle des « maîtres », alors qu’ils avaient auparavant vécu à la marge. La seconde raison est que les méthodes criminelles qu’ils ont utilisées pour se maintenir en place les ont compromis dans des atrocités et des crimes contre leurs compatriotes et les ont fait vivre dans la terreur de représailles s’ils venaient à perdre le pouvoir. Les dirigeants n’ont cessé d’user de la carotte et du bâton, leur rappelant d’une part les faveurs obtenues grâce au pouvoir, et de l’autre le terrible sort qui leur serait réservé si le régime venait à disparaître.

Lorsque les sociétés sont travaillées par le confessionnalisme, l’appartenance confessionnelle n’est plus une option, mais un impératif inéluctable. Si les gains ne sont distribués que sur la base de l’appartenance confessionnelle, quel que soit votre mérite, votre compétence et vos capacités, vous n’en aurez pas votre part à moins de déclarer votre allégeance à la confession et de rechercher les faveurs de ses dirigeants et ses icônes. De la même manière, si la confession devait être attaquée, le fait que vous rejetiez le confessionnalisme n’intercéderait nullement en votre faveur. Nous l’avons déjà vu au Liban pendant ses guerres, en Irak plus tard, et nous le voyons en Syrie aujourd’hui.

Dans cette explication des fondements du confessionnalisme arabe, Azmi Bishara se rapproche du concept d’« imaginaire social » de Charles Taylor1, à savoir la conception commune des choses qui rend possibles les pratiques sociales, ainsi que celui de « communauté imaginée » chez Benedict Anderson2, avec la notion d’imaginaire collectif, qui permet aux membres d’une communauté d’appréhender leurs relations mutuelles. Il affirme ainsi que le passage du confessionnalisme de la situation initiale de groupes et sous-groupes sociaux à celle d’un conflit politique est une production naturelle du régime despotique, celle de l’échec du modèle d’État-nation à mettre en place un système politique juste et efficace.

Car l’incapacité de l’État-nation dans le monde arabe à construire une nation politique cohérente et une société moderne — sans parler des conséquences de ses politiques de stagnation économique, de troubles politiques et sécuritaires multiples — a entraîné des transformations dans la structure même des sociétés arabes, réduisant ainsi considérablement la classe moyenne et accentuant la polarisation politique et sociale sur des bases confessionnelles.

Le cas du sionisme

Ce sont quelques-unes des conclusions importantes du livre de Bishara, qui en recèle beaucoup d’autres. Elles nous rappellent notamment que le sionisme contemporain est en ce sens l’une des manifestations les plus importantes du confessionnalisme, dans la mesure où il a transformé l’identité religieuse juive en un tribalisme créé de toutes pièces dont le rapport à la religion est au mieux marginal. La plupart des dirigeants du sionisme contemporain étaient athées et la tension entre eux et les religieux traditionnels demeure encore vive.

De ce point de vue, le confessionnalisme est une trahison des principes religieux fondamentaux. C’est par ailleurs une trahison fondée sur une série d’autres trahisons, dont celle des compatriotes, voire de la communauté d’appartenance religieuse elle-même. Dans les cas syrien et irakien, les dirigeants ont accédé au pouvoir sous la bannière d’un parti non confessionnel, qui leur a confié la mission de rester fidèles aux slogans et aux valeurs du parti, mais ils ont trahi le parti et la nation, puis la patrie. Enfin, ils ont trahi la confession religieuse qu’ils ont transformée en communauté de partisans, en la domestiquant d’abord, par une politique de main de fer, frappant impitoyablement en son sein tout rival ou dissident qui pourrait menacer l’autorité du leader confessionnel unique.

La confession devient à son tour otage et l’appartenance à une confession devient obligatoire et forcée. On ne prête plus allégeance à une confession captive, mais à un leader unique qui incarne à lui seul la communauté. Ainsi le confessionnalisme est-il à tous points de vue une trahison de toutes les valeurs et toutes les loyautés, y compris la prétendue loyauté confessionnelle qui devient un carcan. Le confessionnalisme n’a pas d’avenir, il est à jamais marqué du sceau de l’infamie despotique, et il est maudit par tous.

La situation arabe requiert une réflexion approfondie qui puisse utiliser des outils scientifiques sans omettre la notion de devoir moral envers la nation. Selon Sheldon Wolin3, le souci de la chose publique est un engagement naturel de l’intellectuel et du penseur politique, de même que le souci de la santé du patient est un devoir primordial du médecin. Dans un cas comme dans l’autre, la science n’a aucun sens si elle ne tend pas vers cette mission fondamentale.

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