Anne-Florence Maranda, stagiaire d’Alternatives en Inde
Dans le film Laapataa Ladies, les actions de corruption et de violence au profit des policiers sont présentées avec comédie, mais démontrent bien la généralisation et la banalisation de ces phénomènes en Inde. Bien que la corruption soit fortement combattue par la population et le gouvernement, elle reste un enjeu important qui continue de créer de nombreuses victimes, surtout les femmes.
Sortie au cinéma et sur Netflix en 2024, Laapataa Ladies est un film dramatique et comique racontant un quiproquo entre deux jeunes mariées: celles-ci échangent leur mari respectif par accident lors d’un voyage en train, car elles portent des robes similaires et ont un voile qui cache entièrement leur visage et leur vision. Alors que l’une se retrouve avec Deepak, un jeune homme choqué et honteux de s’être trompé d’épouse, l’autre est oubliée dans le train et se retrouve seule à une station inconnue très loin du village de son mari.
Deepak, s’inquiétant énormément du sort de son épouse Phool, va à contre-coeur à la station de police avec ses amis quelques jours après l’incident. Il est réticent, car la police locale est connue pour n’aider que des personnes ayant de l’argent à leur donner, n’ayant de l’intérêt que pour les gens d’influence. La mère du jeune homme lui propose de se vêtir d’un habit plus modeste afin d’éviter le profilage en fonction de sa richesse, ce qui aurait pour conséquence d’avoir à donner plus d’argent aux policiers lui réclamant plus d’argent pour leurs services.
Exemples de corruption dans le film
Arrivés à la station de police, le jeune marié et ses amis sont témoins d’une scène de corruption: une mère donne de l’argent pour la caution de son fils enfermé et chante une chanson à l’officier pour diminuer le paiement.
Lorsque c’est au tour de Deepak d’expliquer sa situation aux policiers, ils ne le prennent pas au sérieux au premier abord, trouvant ce malentendu farfelu.
Ils n’y portent de l’intérêt qu’à partir du moment où ils lui demandent la valeur des bijoux portés par les mariées. Phool n’ayant pas de bijoux sur elle et l’autre ayant de précieux ornements, cela suscite l’intérêt des policiers à davantage investiguer l’autre mariée plutôt qu’à retrouver Phool, voyant de meilleures chances d’avoir une plus grande somme d’argent. Pendant la discussion, l’un des amis du marié se fait frapper gratuitement d’un coup de bâton par un autre policier.
« Les bijoux volés entraînent deux fois plus de misère. D’abord le vol, puis l’enquête policière. » (Trad. Libre) (Paroles de Deepak à sa nouvelle femme Phool; Film Laapataa Ladies)
Bien qu’à la fin du film l’officier a des remords et aide la seconde mariée à se libérer de son nouveau mari violent, celui-ci est tout de même dépeint pendant toute l’histoire comme quelqu’un qui est égoïste, cupide et centré sur ses propres intérêts avant ceux de la population. Cependant, ses traits sont exagérés et pris à la blague, ce qui adoucit les traits négatifs de son personnage. Ses actions sont craintes par les protagonistes, mais ne sont jamais remises en cause, comme si c’était normal.
La culture de la corruption
Bien que cette caricature de la figure légale d’autorité soit tournée au ridicule, elle reflète une réalité bien plus profonde en Inde, particulièrement dans les ruralités.
En effet, dans la province du nord de l’Inde nommé Uttar Pradesh, là où le film se déroule principalement, il est fréquent que des membres de la police ne s’occupent pas des crimes dont les plus démunis sont victimes, priorisant les personnes plus influentes appartenant à une caste plus élevée et réclamant de l’argent pour investiguer, ce qui est une pratique courante. De plus, il arrive qu’ils omettent consciemment des détails dans les rapports, ou alors qu’ils ne prennent même pas la peine d’en rédiger pour certains crimes.
Par exemple, le film illustre un dialogue entre deux officiers de station de train après que l’un d’entre eux prévient l’autre que l’une des mariées échangées a en sa possession 150 grammes d’or de bijoux.
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- Combien?
- Cent cinquante grammes (d’or).
- As-tu mis ça dans le rapport ?
- C’est encore un brouillon.
- Que ça reste un brouillon.
- D’accord » (Trad. Libre)
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Le premier officier incite donc le second à ne pas mentionner dans le rapport que l’une des mariées a de l’or avec elle. Ils omettent ces éléments cruciaux dans le document dans l’objectif de garder l’or pour eux.
État actuel de la corruption en Inde
Ces comportements et cette culture du pot-de-vin ne passent pas inaperçus dans la population et à l’international. Selon l’index de perception de la corruption dans le monde publié chaque année par Transparency International, sur une échelle de 0 à 100, 0 étant le plus corrompu, l’Inde avait une note de 39 en 2023. En effet, les Indiens et Indiennes sont de plus en plus mécontents de cette réalité et le sentiment anti-corruption est davantage discuté dans les espaces publiques, notamment sur les réseaux sociaux. Les citoyen.nes créent même des pages et des groupes en ligne pour partager leurs témoignages et dénoncer les cas de corruption, comme la page Facebook Police Corruption India. De plus, les médias traditionnels rapportent plus souvent ce genre de nouvelles, celles-ci devenant des débats polémiques importants dans le pays.
Bien qu’il existe de nombreuses lois anti-corruption, celles-ci ont pendant longtemps été appliquées partiellement et insuffisamment. Cela est dû à une structure politique organisationnelle trop élargie et subdivisée, créant beaucoup d’intermédiaires et d’acteurs impliqués, ainsi qu’à une application plus laxiste des règlements. Cependant, depuis ces dernières années, le gouvernement indien a une approche beaucoup plus agressive pour combattre la corruption. En effet, « le gouvernement a introduit (et renforcé) plusieurs lois visant spécifiquement la corruption, et les mesures d’application de la loi ont également augmenté » (Global Legal Insight, 2024, Trad. Libre). Plus précisément en 2018, en 2022 et en 2023, plusieurs lois, dont la loi de 1988 sur la prévention de la corruption, ont eu des ajouts et des modifications afin d’augmenter le champ d’application de ces lois en criminalisant davantage de pratiques et de personnes impliquées dans la corruption. Malgré ces efforts des instances nationales, il reste encore des failles dans la justice et le renforcement de ces lois sur le terrain est plus complexe qu’il n’y paraît, ce qui explique pourquoi la corruption est toujours très présente dans la société et est fortement critiquée par la population.
Les femmes, les premières victimes
Ces pratiques systémiques touchent plus particulièrement les crimes perpétrés contre les femmes, que ce soit les cas de violences conjugales, de viol ou de disparition. En effet, la police ne prend pas toujours en considération les voix des victimes, ne prend pas le temps de s’en occuper et les cas pertinents sont souvent classés au second plan. Cela a des conséquences tragiques à l’échelle nationale.
Entre 2019 et 2021, plus de 1,3 million de femmes et de fillettes ont disparu en Inde. Or, ce nombre et la manière de le calculer par le National Crime Records Bureau (NCRB) sont remis en question par de nombreux expert.es, considérant que plusieurs données sont manquantes, ce qui a pour résultat de sous-estimer le total de femmes disparues en Inde et dans chaque province.