Le génocide arménien, connaissance et reconnaissance.

Crânes d'Arméniens massacrés à Urfa, entourés de dignitaires arméniens et de femmes du refuge pour femmes du monastère Saint-Sarkis d'Urfa en juin 1919. Crédit: AGBU, Domaine public, via Wikimedia Commons

En 1915 l’Empire ottoman a exterminé des Arméniens. Début XXe siècle il était menacé à l’extérieur par les puissances européennes, à l’intérieur par les nationalismes balkaniques, arabes, arméniens. De nombreux Arméniens ottomans avaient pourtant soutenu en 1908 la révolution «Jeune Turque». Mais les leaders de celle-ci, Enver Pacha, Talaat Pacha et Djemal Pacha, vont opter pour une politique «touranienne» (panturque), rompant avec la logique multicommunautaire. Dans le contexte de guerre d’alors, les Arméniens sont considérés comme potentiels alliés de l’ennemi russe (d’autant qu’une partie de la population arménienne vit dans l’empire tsariste), et leur concentration dans l’Est anatolien constitue un «verrou» pour le projet d’une grande nation turcophone, incluant les populations d’Azerbaïdjan et d’Asie centrale. Les trois Pachas ont donc décidé de «régler» la question avec l’arrestation le 24 avril 2015 de toutes les élites arméniennes signifiant le début d’une politique de massacre et déportation. Le terme «génocide» ne sera juridiquement défini que plus tard, mais l’opération de 2015-2016 en a toutes les caractéristiques.

Les tueries n’ont pas seulement touché les Arméniens, mais aussi d’autres communautés chrétiennes importantes assyro-Chaldéennes et syriaques. L’Est anatolien a été désorganisé lors des massacres permettant une avancée provisoire de l’armée russe dans certaines régions où se sont déroulées des représailles (argument plus tard pour parler de violences «de part et d’autre»).

En 1918 une partie des survivants arméniens, vont fuir la région, mais une importante partie va… rentrer chez elle à Istanbul ou dans l’ouest de l’Anatolie. La grande majorité va être ensuite exilée lors de l’opération d’épuration ethnique de 1924, en marge du traité de Lausanne entre grandes puissances et nouvelle République turque, concernant des centaines de milliers de musulmans des Balkans et de chrétiens d’Anatolie. La majorité des Arméniens se réfugieront en France, aux États-Unis, en Syrie-Liban.

Bien qu’un procès ait été intenté par les autorités turques de l’époque en 1919 contre les instigateurs du génocide, la politique de la nouvelle République fondée en 1924 par Mustapha Kemal, sera celle de l’amnésie organisée et totale, tandis que les élites urbaines d’une part, les paysans kurdes de l’Est anatolien d’autre part, ont récupéré les «biens vacants» des Arméniens. À l’extérieur la mémoire du génocide ne sera portée que par les organisations de la diaspora. En dehors du cas de la République soviétique d’Arménie (où le peuple imposera un mémorial en 1965).

À la fin des années 1960, de nouveaux militants, notamment le groupe ASALA, ont attaqué des intérêts turcs au nom de la reconnaissance du génocide. Les autorités turques, surtout après le coup d’État militaire de 1980, sont passées du silence à la négation offensive, comme élément obsessionnel de propagande. Avec un effet paradoxal, réveillant dans la société civile turque elle-même un intérêt croissant pour la question, qui ne fera que s’amplifier avec la relative liberté d’expression consécutive à l’arrivée au pouvoir du parti islamoconservateur d’Erdogan en 2003. Les livres, manifestations culturelles, et mêmes initiatives arméno-turques se multiplient. Le chef de l’État refuse absolument le terme de «génocide», mais il sera le premier, depuis 1924, a reconnaitre une responsabilité turque dans «des massacres».

Cette évolution n’est toutefois pas prise en compte par certaines organisations de la diaspora, en particulier la Fédération révolutionnaire arménienne «Dachnak» très influente en France, qui va parfois s’opposer aux initiatives de dialogue arméno-turques. Pourtant, quand le porte-parole des Arméniens de Turquie, Hrant Dink sera assassiné, en janvier 2007 des dizaines de milliers de stambouliotes défileront à son enterrement aux cris de «nous sommes tous des Arméniens». Par la suite le régime d’Erdogan va accentuer son caractère nationaliste (dès 2009 et surtout après 2013), et faire du négationnisme du génocide un drapeau.

Il faut signaler que les États occidentaux, reconnaissent plus facilement les génocides «des turcs» que les leurs : pour les Français le génocide arménien est reconnu en 2001, pas celui des Canaques en Nouvelle-Calédonie, ni les pratiques génocidaires lors de la conquête de l’Algérie; les Allemands ont reconnu les génocides perpétrés par les nazis, mais guère l’extermination des Hereros dans «leur» Sud-Ouest africain par les armées du Kaiser et ne reconnaitront la complicité de celles-ci avec les ottomans de 1915 qu’en juin 2016, quant aux Américains, la chambre des représentants a reconnu le génocide arménien en 2019, ce que vient de confirmer Joe Biden, mais on attend toujours pour les Amérindiens

Joe Biden envoie un message symbolique de soutien à l’Arménie, en pleine crise après sa défaite militaire face à l’Azerbaïdjan et devenue dépendante des Russes. Et un message symbolique de fermeté envers Erdogan… Mais la vraie question est celle de l’avancée de la prise de conscience en Turquie même de l’histoire alors que le Parti démocratique du peuple HDP, le seul parti turc qui a reconnu la réalité du génocide, est menacé d’interdiction.

À Paris, comme chaque année en avril, les membres du collectif Arméno-Turc «Rêves communs», ont commémoré ensemble le génocide….

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Bernard Dreano est auteur de Guerres et paix au Caucase, Empires, peuples, nations, Éditions Non-Lieu Paris, paru en 2009

À lire aussi :
Taner Akçam 2020, Ordres de tuer. Arménie 1915, CNRS éditions, Paris.
Ece Temekuran 2010, Deep Moutain. Across the Turkish-Armenian Divide, Verso, Londres-New York 2010